« Certes il est légitime que l’homme qui rédige des rapports, aligne des chiffres, répond à des lettres d’affaires, suit les cours de la bourse, éprouve, quand il vous dit en ricanant : “C’est bon pour vous qui n’avez rien à faire”, un agréable sentiment de sa supériorité. Mais celle-ci s’affirmerait tout aussi dédaigneuse, davantage même (car dîner en ville, l’homme occupé le fait aussi), si votre divertissement était d’écrire Hamlet ou seulement de le lire. En quoi les hommes occupés manquent de réflexion. Car la culture désintéressée, qui leur paraît comique passe-temps d’oisifs quand ils la surprennent au moment qu’on la pratique, ils devraient songer que c’est la même qui, dans leur propre métier, met hors de pair des hommes qui ne sont peut-être pas meilleurs magistrats ou administrateurs qu’eux, mais devant l’avancement rapide desquels ils s’inclinent en disant : “Il paraît que c’est un grand lettré, un individu tout à fait distingué.” » Marcel Proust – À la recherche du temps perdu IV – “Sodome et Gomorrhe”.
Tout professeur de français – autrefois on disait de lettres – qu’il enseigne au collège, au lycée ou à l’université devrait commencer son cours par cette citation de Proust qui, curieusement (et non sans un zeste d’ironie) fait la promotion de l’“avantage compétitif” (comme disent les chefs d’entreprise) d’avoir de la culture dans un monde voué à l’argent et à la marchandisation.
Faire un bout de chemin plus loin que la moyenne des actifs simplement et seulement “compétents” peut être une raison non triviale d’acquérir de la culture dite “générale”…
C’est la thèse que défend Antoine Compagnon dans l’excellent et roboratif essai La littérature ça paye ! qui vient de paraître aux éditions des Équateurs.
Sur le fond, ce livre n’apportera rien aux fous de lecture, aux boulimiques, aux avaleurs de livres mais il n’est pas dit qu’à la marge, il ne leur apporte pas quelques éclaircissements surprenants sur leur passion, pratiques et environnements.
Ainsi j’ai découvert – entre autres – l’existence de la “Narrative Medicine”, ou “médecine narrative” (branche de la “Narrative Ethics”, ou “éthique narrative”) qui se propose d’appliquer la théorie de l’identité narrative à la médecine et dont la fondatrice est Rita Charon de l’université Columbia – selon Antoine Compagnon, un indice de l’omniprésence de la littérature y compris dans des champs, des domaines très exogènes. Dans le cas présent, sans être forcément convaincu par cette discipline venue des États-Unis, Antoine Compagnon suggère que la simple lecture de quelques romans ou recueils de poésie, permettrait à quelques grands pontes de la médecine de parler à leurs patients autrement que comme des robots. Autrement dit, un peu de culture littéraire permet de beaucoup humaniser la vie en société dans un monde qui ne cherche qu’à gagner du temps, à faire vite, à améliorer la sacrosainte productivité…
Ce qui surprend au fil de ces pages est le ton naturel, sincèrement “humain”, presque amical avec lequel Antoine Compagnon s’adresse à nous. Voilà quelqu’un qui ne vous prend pas de haut – attitude surprenante de la part d’un grand lettré multi-titré, auréolé d’une chaire au Collège de France et d’un siège à l’Académie et qui, nonobstant, n’a pas la morgue des universitaires arcboutés défensivement sur leurs prérogatives, crispés sur leurs toujours plus étroits privilèges*… S’exprimant dans un langage simple, accessible mais d’une belle tenue, sans tomber dans le style journalistique, Antoine Compagnon montre qu’il sait s’adapter à tous les publics et situations. N’est-ce pas la preuve, par l’exemple, de la force de sa thèse : la littérature par sa connaissance et pratique, vous ouvre tous les mondes, tous les milieux ? Pour nommer cet atout, l’essayiste reprend un terme de l’ancien français, celui de “lettrure”, beau mot, à vrai dire, et, plus explicite pour signifier la compétence lettrée que le “literary literacy” des anglophones : « Le fait de lire de la littérature permet de développer une autre intelligence, qui tient de la perspicacité ou de la pénétration, du flair, comme chez un bon chien ou un renard. Une sorte de sixième sens que j’appelle la “lettrure”, qui se forge au contact des livres et qui permet de lever le nez du guidon.
Celui ou celle qui a de la lettrure est moins narcissique, plus distant, plus pervers, aussi, mais moins dupe de lui-même, et plus conscient du rôle crucial du hasard et de la grâce dans la vie. Il est donc plus apte à exploiter les atouts qu’il a dans son jeu, parce qu’il a observé les grands héros littéraires, Fabrice del Dongo ou Lucien Leuwen, qui sont de grands joueurs. Rien de plus utile pour se débrouiller dans une vie moderne où l’on sera appelé à constamment s’adapter. » (propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot pour Le Point le 31/08/2024).
Lorsqu’en 1922, Proust dans Sodome et Gomorrhe I, en remontre aux “gens occupés”, leur fait la leçon avec autorité, se moquant de l’ignorance, de la vulgarité, de la suffisance des bourgeois qu’il a fréquentés dans les salons de la plaine Monceau (qui le traitaient de “jeune youpin de lettres”), il leur rend la monnaie de leur pièce, rappelant à ces hommes occupés et incultes – qui d’ailleurs ne liront pas son roman – que leur impéritie lettrée les empêchera d’atteindre le sommet de leur profession. Qu’ont-ils trouvé dans l’art, qu’ont-ils compris à la littérature, ceux d’entre eux qui ne sont pas des buses comme le docteur Cottard ? Pourquoi réussissent-ils mieux que les autres ? demande Antoine Compagnon. Est-ce affaire de distinction ? de chic ? d’allure ? de tact ? d’un privilège de naissance ? Ou de cette inventivité, de cette confiance, de cette grâce que donne la “culture désintéressée” et qui permettent de reconnaître “l’accident heureux” parmi les vicissitudes de la vie ? La lettrure, ce cinquième sens acquis par la fréquentation des livres, n’est pas autre chose que la “sagacité accidentelle” qui incite à accueillir l’événement, à reconnaître l’occasion. Grâce à elle, on découvre l’une ou l’autre de ces grandes lois psychologiques que la Recherche du temps perdu ambitionne de formuler et qui permettent de traverser la vie avec plus de détachement : on n’aime jamais l’autre pour lui-même ; le désir, y compris l’ambition de richesse ou de réussite professionnelle, est une illusion subjective qui nous rend aveugles ; désirer trop quelque chose, c’est s’assurer de ne pas l’obtenir, ou de la voir s’évanouir comme une bulle.
Si l’on en croit Antoine Compagnon, ces leçons, parfois amères, sont formatrices : elles permettent au lettré d’être moins dupe de lui-même, moins victime de la self-deception, la “duperie de soi”. Elles permettent à ceux qui occupent des postes-clés (magistrats, médecins, hauts fonctionnaires, diplomates…) d’être plus conscients du rôle de la fortune dans la vie, de la relativité des carrières, du jeu des conseils et des événements, du hasard et de la grâce… Dès lors, ils sont plus aptes à tirer parti du lot qui leur est échu, à exploiter les atouts qu’ils trouvent dans leur jeu.
Voilà pourquoi “la littérature, ça paye !” Avec ce slogan quelque peu agressif, combatif, claquant comme un étendard, et même un peu provocateur, Antoine Compagnon vient à bon escient réhabiliter, réaffirmer la place de la littérature dans notre monde moderne : sa valeur, son pouvoir, son utilité et, aussi longtemps que la langue française résistera à l’invasion du globish, l’assurance d’un avenir “durable et soutenable”.
Le “lettreux” que je suis ne peut qu’acquiescer et dire : “Lorgnon bas, Monsieur Compagnon !”
* Lire à ce sujet la remarquable analyse d’Olivier Rey dans le dernier numéro (118) de L’Atelier du roman à propos du “mal de Tocqueville” qui sévit en milieu universitaire (“Langue inclusive et amertume en milieu universitaire”).
Dans une lettre du 7 mars 1665, Poussin disait de la peinture : “Sa fin est une délectation”. On peut l’affirmer sans conteste pour la peinture de Marlyne Blaquart dont les éditions Conférence publient un nouveau volume dans la collection “En regard”. Le propos de cette collection vise à présenter des peintres contemporains attachés à la figuration par un choix d’une soixantaine de reproductions accompagné de deux textes adoptant des points de vue sensiblement différents.
Avec Le propos de peindre, il s’agit de d’explorer sinon de répondre à quelques questions éternelles : que proposent les peintres lorsqu’ils peignent des paysages ? Quel est leur dessein lorsqu’ils dessinent ? Et que désignent-ils ce faisant, à quoi nous aurions nous-mêmes affaire ?
Dès lors, pourquoi ne pas laisser le peintre lui-même tenter quelques réflexions sur son art, sur ce qui préside à sa pratique ?
C’est ce que fait Marlyne Blaquart dans des “Notes sur la peinture de paysage” qui ouvrent ce petit volume. L’artiste tâche de décrire comment elle travaille et d’exprimer le sens que prend pour elle “le propos de peindre”.
À la suite de ces pages, deux écrivains, Jean Chavot et Arnaud Clément, échangent une correspondance dans laquelle ils s’interrogent sur le phénomène et la vocation de la peinture, lorsque celle-ci fait devenir tableau les données apparemment les plus simples et les plus communes de l’expérience des choses et des lieux.
J’avoue avoir été déçu par ces deux regards croisés. Il y a dans ces huit lettres des remarques pertinentes, c’est certain – mais malheureusement noyées dans un magma de propos convenus, de commentaires de commentaires qui diluent l’intérêt et affadissent le sujet – l’ennui gagne vite et l’on a l’impression par moments d’assister à une élégante causerie pour université du troisième âge…
Pour que la formule annoncée fonctionne, il est nécessaire que les regards soient suffisamment différents pour que l’effet de parallaxe induit fasse émerger de la peinture une singularité, une surprise, de l’inouï (ou plutôt de l’invu)… C’était le cas du précédent volume La vie simple où le léger décalage des visions (Jérôme Thélot et Alain Madeleine-Perdrillat) dans leur parti pris (subjectivité admirative versus objectivité factuelle de l’historien) était fécond et offrait en synthèse un résultat qui ouvrait l’œuvre à des dimensions insoupçonnées. Or, ici, nos deux comparses se ressemblent trop, y compris sur le plan de l’écriture, à tel point que leurs propos ont l’air de se paraphraser l’un l’autre : chacun confirme l’idée de l’autre et abonde dans son sens en faisant mine d’apporter une nuance infinitésimale. Par ailleurs le style de ces lettres assez compassé paraît bien peu naturel pour une correspondance entre deux amis. Si les propos de Marlyne Blaquart devaient être le point de départ de l’échange, celui-ci dérive assez rapidement vers les conceptions propres à chacun des commentateurs, développées dans une sorte de débat interne et vaguement généraliste sur la peinture de paysage oubliant l’objet initial du projet. Projet éditorial déjà audacieux en lui-même puisqu’il faut faire entrer dans un texte : un monde réel (les paysages autour de Cordes sur Ciel) et sa représentation par et dans la peinture de Marlyne Blaquart, les considérations du peintre, les deux points de vues critiques (supposés être “sensiblement différents”) et les reproductions d’œuvres, le tout dans une mise en page qui fasse consonner harmonieusement l’ensemble.
Je ne suis donc pas sûr que ces savantes joutes viennent éclaircir, magnifier l’auréole Blaquart. Celle-ci s’en dispense car son art, depuis 2016 et son dernier recueil, s’affirme et avance, creuse son chemin*, indifférent aux discours, gloses et parleries. Oui, on se délecte à parcourir les 51 illustrations aux couleurs magiquement ombrées des œuvres de Marlyne Blaquart si superbement imprimées par les Grafiche Veneziane. Á se laisser glisser dans ces huiles et ces dessins, s’y absorber, tous les sens s’activent au service d’un plaisir particulier où contemplation, réminiscences et pensée se rejoignent. Il est bien tentant de s’enfermer dans un art figuratif que notre temps juge “suranné”, dans une maîtrise d’hier, d’ouvrir et de refermer le temps. Se détacher de la vie réelle par les “secrets trésors” de la rêverie ne signifie pas que le monde soit perdu, il suffit qu’un paysage de qualité – que notre sottise menace ou ignore – soit peint avec amour et attention pour renouer un fil qui jamais ne saurait être tout à fait rompu. Cela seul suffit à rendre infiniment précieux l’art que Marlyne Blaquart sert ici avec un si insigne talent.
* Exposition “La vie simple” du 20 septembre au 3 novembre au Musée d’art moderne et contemporain de Cordes sur Ciel (Maison du Grand Fauconnier, 39, Grand Rue Raimond VII – 81170 Cordes sur Ciel).
Mettre en regard dans cette chronique Antoine Compagnon et Marlyne Blaquart peut paraître quelque peu incongru. D’un côté un écrivain-professeur très médiatisé, occupant les cimes les plus exposées de la scène parisienne, nationale et internationale ; de l’autre une artiste très discrète œuvrant loin des dérives de l’art contemporain pour célébrer dans les étroites limites d’un territoire-terroir le charme ineffable de ses paysages… On ne peut imaginer dissemblance plus forte, décalage existentiel plus patent (sans parler des standings de vie afférents). Si on lançait Antoine Compagnon et Marlyne Blaquart l’un vers l’autre à une vitesse extrêmement élevée, on se demande si, comme avec le choc entre la matière et l’antimatière, le résultat ne serait pas la disparition des deux dans un nuage de fumée. À moins qu’il y ait fusion et naissance d’un nouvel individu capable de résister à la “chape d’hypnose télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux” comme s’alarmait le poète Armand Robin.
La littérature, ça paye ! d’Antoine Compagnon, éditions des Équateurs, 2024 (18€). LRSP (livre reçu en service de presse).
Le propos de peindre de Marlyne Blaquart, textes de Jean Chavot & Arnaud Clément avec 51 illustrations en couleurs de l’artiste-auteur, coll. “En regard”, éditions Conférence, 2024 (édition de librairie, 20€ – édition enrichie d’un fusain original de Marlyne Blaquart, 150€). (exemplaire aimablement envoyé par l’auteur).
Illustrations : (en médaillon) “La leçon de lecture” (vers 1652) de Gerard ter Borch ©Musée du Louvre – dans le billet : éditions des Équateurs – éditions Conférence.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
De là à inciter un jeune homme ambitieux à s’inscrire en faculté de lettres et à lire les classiques pour plus tard obtenir une situation très rémunératrice… J’hésiterais.
Je suis l’exemple vivant que ça ne marche pas toujours.
Pourtant la sagacité de vos commentaires prouve que vous aviez de belles dispositions… Quel gâchis !
🙂