Ce petit livre est une curiosité que les éditions La Bibliothèque ont l’heur de nous proposer. Vous connaissez Jean Lorrain (1855-1906) et vous avez en tête l’image d’un dandy de la Belle Époque, figure du Tout-Paris craint pour ses articles perfides, sa prose assassine, prisonnier de sa renommée d’homosexuel, d’éthéromane, de célibataire et de noceur, s’étant battu en duel (pistolet) avec Proust, personnage digne de ses héros : fleur à la boutonnière, bagues à chaque doigt, torse bombé, cheveux teints, maquillage… Éh bien oubliez ces poncifs car cet œil luxurieux fut apprivoisé par Venise qui fut “la plus grande émotion de ma vie” comme il l’écrivit à sa mère après un premier séjour dans la Sérénissime en 1898 (il y retournera en 1901 et 1904). Ce fut une révélation. Venise est LA Ville, “Ma Ville” comme il le dit et répétera à ses correspondants dans différentes lettres. Son enthousiasme n’est nullement feint, il est le reflet d’un dernier amour pour une ville, comme Paris fut pour lui au milieu des années 1880 un nouvel espoir. Venise marque donc une apothéose dans sa vie. Les amoureux de Venise se retrouveront dans ce texte rare où retentit cet accord unique entre Venise, ses palais, ses lagunes et cette écriture fin de siècle, chantournée, avec un brin de morbidesse, dite décadente. Saint-Marc précieux, gorgé comme une phrase de Huysmans. C’est la même orfèvrerie… Jamais auparavant Jean Lorrain n’avait écrit aussi longuement sur une ville.
Repris seulement en 1921 dans un volume de voyages à tirage limité, ce texte fut originellement publié dans la Revue illustrée en deux livraisons en 1905. L’ouvrage comporte un choix de ses lettres vénitiennes dans lesquelles l’auteur se livre de manière plus intime et avec une ferveur plus naturelle, notamment dans les quelques missives adressées à sa mère. Publié en 1992 aux éditions La Bibliothèque, revoilà ce bijou en poche en 2024…
« De lui, il me reste seulement le stylo. Je l’ai pris un jour dans le sac de ma mère où elle le gardait avec d’autres souvenirs de mon père. Un stylo comme l’on n’en fait plus, et qu’il fallait remplir avec de l’encre. Je m’en suis servie pendant toute ma scolarité. Il m’a “lâchée” avant que je puisse me décider à l’abandonner. Je le possède toujours, rafistolé avec du scotch, il est devant mes yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire, écrire. »
La philosophe Sarah Kofman (1934-1994) est une enfant de sept ans lorsque a lieu la rafle du Vél’ d’Hiv’. Le 16 juillet 1942, la police se présente au domicile familial et arrête son père, rabbin d’une petite synagogue du 18e arrondissement de Paris – il ne reviendra jamais.
Commence alors cette période où la famille doit se cacher, se séparer. Pour la fillette, qui vivait tout dans la découverte permanente, c’est comme une épopée, dont l’envers est un déchirement : entre le domicile familial et le lieu de refuge, entre sa mère et la “dame de la rue Labat” – entre deux langues, deux mondes que sépare à peine une rue, un abîme pourtant.
Dans Rue Ordener, rue Labat (paru en mai 1994, chez Galilée), Sarah Kofman restitue dans livre de vie extraordinairement touchant, cette parole-témoignage d’enfant cachée devenue malgré tout professeure de philosophie. Roman d’apprentissage débâti, renversé où s’est joué le drame d’une fracture terrible entre deux femmes, deux cultures, par-dessus la destruction de la famille et la misère qui s’est ensuivie. Une impasse existentielle complexe à l’extrême : avoir choisi sans choisir une autre femme maternante sans trahir sa mère, elle-même traquée, mais la protégeant tout de même et sauvée par cette autre femme maternante. Tournoiements, attirances entre des pôles qui s’attirent et se repoussent, une aporie intenable qui a entraîné séparations, fuites, retours, échappées, retrouvailles futures, tout cela nous est restitué par l’écriture la plus sobre, la voix de l’enfance saccagée creusée, réanimée par la réminiscence.
Ces fragments autobiographiques sont suivis de Autobiogravures, une suite de texte publiés en revue où la philosophe revient sur son attachement à la psychanalyse, sur ses premiers travaux consacrés à Freud et Platon, ses réflexions sur Nietzsche et l’antisémitisme, mais aussi sur l’arrière-plan de la pensée juive européenne (W. Benjamin et G. Sholem). Un récit d’éducation et de rencontres intime, intense par lequel l’écrivaine a tenté de conjurer l’effondrement de l’automne 1994 et son suicide.
Le roman de Jean-Louis Backès est aussi “tchoudak” (doucement dingo) que les personnages qu’il met en scène dans cette narration labyrinthique où l’on est littéralement happé si l’on accepte de se laisser porter par cet esprit “tchoudak”. Une écriture d’une éblouissante virtuosité nourrie de l’expérience d’une vie savamment fictionnée. Bref, un livre délicieusement non conformiste à lire selon ses goûts : très vite, pour le plaisir de l’histoire – une enquête quasi policière sur un compositeur oublié du XVIIe siècle – ou en prenant son temps, pour comprendre autre chose… Indiscutablement, un livre qui en remontre à tous les romans calibrés, préformatés de la rentrée.
Agrégé de russe et docteur ès Lettres, Jean-Louis Backès est professeur émérite de littérature comparée à l’Université de Paris IV, spécialiste de littérature russe et romancier (Carènes et La Souterraine chez Grasset). Il est l’auteur de nombreuses traductions et commentaires de classiques de la littérature russe (Eugène Onéguine, Les Démons…).
L’abstention est un phénomène qui va grandissant et que l’on observe même au cœur de débats de plus en plus polarisés, de plus en plus vifs. Comment expliquer ce paradoxe ? Comment expliquer le fait que l’on aboutit à une dépolitisation des individus, alors même que la politique semble être partout ? Ces questions sont au cœur du débat public. Pour y répondre, la philosophe Caëla Gillespie interroge cette désaffection à l’égard de la politique dans un essai vivifiant remarquablement articulé et argumenté. Pour elle, l’abstention n’est qu’un symptôme parmi d’autres d’une tendance profonde à l’apolitisation des démocraties. Si en classe de philosophie, on apprend que “l’Homme est un animal politique” selon Aristote, alors que s’est-il passé depuis ? Lorsque l’homme vit au sein d’une cité, il ne s’agit plus seulement de vivre, mais de bien vivre, et ainsi de discuter des orientations de la vie publique et de fabriquer des lois pour orienter notre vie. Or nous avons perdu cette dimension politique de notre existence. Caëla Gillespie donne d’abord une clé historique pour situer ce changement : l’émergence du libéralisme britannique au XVIIe siècle, qui définit l’homme comme un individu propriétaire de soi-même et de ses biens, et qui érige cet individu contre les abus potentiels de l’État. S’ajoute, plus récemment, selon la philosophe, un grand mouvement de fond dont elle retrace la généalogie : le mouvement néolibéral qui émerge dans la deuxième moitié des années 1970, et qui érige la liberté en maître-mot au préjudice de l’exercice de la citoyenneté.
Un livre décisif pour comprendre comment notre éloignement à l’égard de la chose politique (effet de notre aliénation et non marque de notre liberté) a été orchestré, fabriqué et infusé par le néolibéralisme adopté par à peu près tous les partis politiques (même s’ils s’en défendent…) et, plus dangereusement peut-être, par l’ultra-libéralisme prôné par Elon Musk et les puissants GAFAM. La défiance généralisée de l’électorat vis à vis du personnel politique (jugé incompétent, peu fiable, corrompu, “tous pourris”, etc.) est souvent mise en avant pour expliquer l’apathie des citoyens, justifier la “fatigue démocratique”. Ce n’est qu’un phénomène conjoncturel qui ne doit pas cacher des causes plus profondes, de nature historique et philosophique que Caëla Gillespie révèle et développe avec une intelligence dialectique aiguë. Celle-ci rendue nécessaire pour faire apparaître ce qui nous fait agir (ou non agir) et dont nous ne sommes pas conscients tant nos habitus de penser et d’agir collent à notre vision du monde comme l’eau aux yeux du poisson.
“Qui n’aime pas la foule n’a qu’à la découper en files d’attente.”
L’encre de Paul Lambda est puisée dans le lait noir de la mélancolie. Oui, une douce mélancolie nous saisit à lire ces pages aphoristiques où, à travers la “petite robe”, nous apercevons le noir et le néant – autrement dit, nous prenons la mesure de ce que nous avons perdu, de ce qui nous manque cruellement. Je ne sais plus qui a dit que lorsqu’on regarde quelqu’un, on n’en voit que la moitié, mais Paul Lambda, lui, voit les mille facettes de l’individu, c’est un encyclopédiste de l’humaine condition – on est d’ailleurs stupéfait de la quantité de spécimens qu’il rassemble dans ses florilèges-herbiers. Cet homme dort-il ?
J’ai le sentiment qu’une des parades qu’il oppose à l’envahissement de la mélancolie est la curiosité, le goût des autres (et des choses), d’où une certaine appétence – un peu compulsive – à l’accumulation qui empêche de conclure, de mettre un point final et relance ainsi la quête indéfinie… L’autre remède pour chasser les “papillons noirs” est l’humour. Celui qui teinte ces pages est élégant, distingué (distinction pas au sens de Pierre Bourdieu…) : un humour qui n’appuie pas, légèrement ironique – l’équivalent d’un clin d’œil pour appeler la complicité du lecteur (jamais d’aigreur ni de sarcasme). Complémentaire à l’humour, la part ludique de l’écriture, le jeu avec la langue, les mots, les images, leur culbute d’autant plus risquée que l’on opère sur le court, avec le couperet du fragment…
Bref, on l’aura compris, Paul Lambda est un moraliste gai, un aimable sceptique tendance Diogène de Sinope – et donc un homme de la meilleure compagnie comme auteur bien sûr et comme créateur d’évènement. Intelligence ouverte sur le tout, sensibilité généreuse minée par le rien, Paul Lambda est un véritable initié de nos temps chaotiques.
Il ne reste qu’à plonger dans ces pages, les parcourir “à sauts et à gambades” autrement dit avec sérendipité, selon une sorte de mélancolie attentive, d’écoute flottante : Paul Lambda nous réserve de nombreux “accidents heureux”.
“Nous courons à notre perte mais ce n’est pas une compétition.” (p. 21)
Venise de Jean Lorrain, préface d’Eric Walbecq, Collection poche des éditions La Bibliothèque, 2024 (10€).
Rue Ordener, rue Labat suivi de Autobiogravures de Sarah Kofman, première édition parue en 1994 chez Galilée, édition augmentée, établie et annotée par Isabelle Ullern, Collection Verdier/poche, éditions Verdier, 2024 (12€).
Les tchoudaks de Jean-Louis Backès, éditions de la Coopérative, 2024 (23€).
La manufacture de l’homme apolitique de Caëla Gillespie, éditions Le Bord de L’eau, 2024 (16€).
La petite robe noire du néant de Paul Lambda, coll. Les p’tits cactus #112, Cactus Inébranlable éditions, 2024 (12€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : éditions La Bibliothèque – éditions Verdier – éditions de la Coopérative – éditions Le Bord de L’eau – Cactus Inébranlable éditions.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.