Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !« La clairvoyance est le seul vice qui rende libre – libre dans un désert. » E. M. Cioran

Je viens d’acquérir en solde chez Gibert le merveilleux petit livre évoqué récemment par Michel Santo sur sa page FB (qu’il en soit remercié ici) La Vie et moi de Marcel Lévy, vrai écrivain, rempli d’éminente culture qui se définit sans ambages comme un authentique raté. Dans cette autobiographie dégonflée de toute trace de prétention, de vanité, ce vieil homme de 93 ans nous livre avec candeur et force détachement ses échecs, en s’amusant très woodyalleniennement, de sa déveine, et de son incapacité congénitale “à prendre le bon wagon”. Appliquant avec obstination (et pleine réussite) la devise de Beckett : “N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux”, Marcel Lévy nous donne, en ces temps où la foire aux vanités s’étale, se goberge sur les réseaux sociaux, la plus salubre des leçons de vie. Qui, hélas, n’atteindra pas grand monde, monde à la fois obnubilé par la recherche éperdue de VISIBILITÉ et tétanisé par la “chape d’hypnose télédescendue sur des peuples entiers de cerveaux” comme l’écrivait Armand Robin. 
Marcel Lévy ne se la joue pas, ne “se la pète” pas ! Arrimé à la plus irréfragable des clairvoyances, sans se plaindre, sans se chercher aucune excuse, il nous livre un ultime message (il meurt le 2 février 1994 soit deux ans après la publication) : notre vie est ce que l’on en fait. Point barre.
« Il faut le répéter encore une fois, bien que cette vérité de La Palisse soit connue depuis beau temps : on n’est pas malheureux par suite de quelque malchance extraordinaire, parce qu’on n’a pas, comme tout le monde, trouvé la femme idéale, ou pour avoir reçu sur la tête une tuile malencontreuse. Non, on est malheureux parce qu’on s’est fabriqué un caractère qui attire le malheur comme l’aimant attire l’acier. C’est lui qui vous rend malheureux, vous et votre entourage, et c’est lui aussi qui éveille en vous le besoin de vous donner raison, notamment quand vous avez tort. Car il n’est pas dans la nature humaine de chercher en soi-même l’origine de ses maux, tant qu’elle a la moindre chance de la trouver ailleurs. (…) » (p. 108)

Le livre tourne autour de deux sujets majeurs : les femmes et l’argent, autour desquels s’entremêlent de décapantes réflexions sur la société contemporaine et la littérature, notamment. 
Dans sa vie sentimentale comme dans sa vie professionnelle de vendeur itinérant, Marcel Levy ne brillait pas par des capacités exceptionnelles et la “lettrure” ne lui a pas conféré cet avantage compétitif qui, selon Antoine Compagnon, aurait dû le hisser vers les sommets… Trop timide pour plaire aux femmes, et trop peu concerné pour bien vendre et gravir les échelons professionnels, Marcel Levy a pataugé dans une vie morne faite de malentendus et d’indécisions. Tout en remplissant ses tiroirs d’improbables manuscrits…
Le kitsch, selon la conception de Milan Kundera, “exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable” (L’Insoutenable légèreté de l’être, 1984) – avec sa lucidité en acier inoxydable Marcel Lévy est à l’extrême opposé du kitsch qui constitue le fond de commerce de 95% des écrivains, surtout celui qui, à deux lettres près du nom du vieil écrivain, vend par millions des ouvrages d’une affligeante médiocrité.
Pour Marcel Lévy, il n’y a qu’une vie, celle de tout le monde, la vraie, et non la fantasmée. D’où le portrait sans concession du timide qu’il fut : « (…) Le timide est, par définition, l’homme qui n’arrive à rien. Il est méprisé des femmes, et dois énoncer ici cette vérité fondamentale, sur laquelle je serai d’ailleurs obligé de revenir : l’homme qui n’a pas de succès auprès des femmes n’a pas de succès dans la vie. Ce sont les femmes qui distribuent non seulement ce qu’on appelle poétiquement le bonheur, mais toutes les grandes et petites réussites de l’existence, depuis les places de garçon de courses jusqu’aux fauteuils de l’Académie. Comme de juste, elles dédaignent l’amoureux transi, la timidité étant à leurs yeux un aveu d’impuissance. Le timide ne rencontre que de loin en loin une femme qui prenne pitié de lui, et il est obligé d’accepter ce qu’il trouve et de se cramponner à ses rares bonnes fortunes. Ne pouvant pas faire son choix parmi mille et trois beautés, comme Don Juan, il ne manquera pas, s’il se marie, de tomber sur une aimable mégère qui lui fera regretter d’avoir tenté sa chance, tandis que le Casanova normal pourra peut-être décrocher, si le ciel n’est pas contre lui, une épouse agréable, tendre et sympathique. C’est là une loi naturelle, contre laquelle il serait ridicule de se gendarmer. » (p. 70)
Lire Marcel Lévy, c’est converser avec un homme d’un autre temps, s’exprimant avec légèreté, sans la moindre aigreur, dans un français parfait, un français “vieille France”, celui d’un homme s’étant construit en lisant les plus grands esprits des siècles passés. C’est surtout prendre la mesure de l’avachissement dans lequel est tombé notre langue, réduite à un sabir graphique aux visées strictement utilitaristes, résistant comme elle peut aux coups de boutoir de l’écriture inclusive, ce dissolvant employé sans finalité explicite… 
« (…) la littérature moderne ne m’attire pas. Je ne voudrais pas dire du mal des auteurs contemporains, d’autant plus que je fais, quoique indigne, quelque peu partie de la confrérie, mais ils me semblent tous plus ou moins infectés par le bacille du journalisme. Ils sont si pleins d’aplomb, si à la page ! Leur compétence m’effraie, leur facilité m’épouvante. Quand je veux du moderne, je préfère lire un journal, plaisir que je goûte, du reste, avec modération. Mes connaissances en argot sont aussi trop faibles pour que je puisse apprécier mes confrères à leur juste valeur. Avec les auteurs anciens, il y a toujours moyen de s’entendre. Ils ne furent pas si prolifiques, et ils ont le grand avantage d’être morts. » (p. 49)

« (…) Cette préférence marquée pour les vieux livres et les vieilles histoires, ce goût d’un passé révolu ne sont, je m’en rends compte, qu’une manière de tourner le dos à mon époque, laquelle se vante trop de ses “progrès” pour n’avoir point à cacher quelque barbarie secrète. Son arrogance, que l’on peut simplement trouver naïve, m’a toujours paru à la fois vulgaire et terrifiante. Les “grands hommes” qu’elle a dressés pour notre édification sur les tréteaux de la politique se sont généreusement chargés de justifier mes pires appréhensions à cet égard, et mieux encore s’il se peut. Voilà de quoi m’ont préservé tant bien que mal les livres anciens, alors que je retrouve presque toujours dans les lettres contemporaines les vices de notre époque fiévreuse, brutale, avide d’actualité, de vitesse et de technique. Volontairement privés des moyens de communication qui si fort plaisent à mes semblables, impatients dirait-on d’ingurgiter tous, et si possible aux mêmes heures, la même bouillie d’information, je suis devenu indifférent, voire réfractaire, aux débats d’idées et aux modes qui les rassemblent, et à la Mode tout court, ce monstre qui domine et tyrannise notre aimable société. Ma vie s’en est ressentie, mais aussi ma façon de vivre, de penser, ma conception des arts, de la politique, du sport et de tout le reste. » (p. 56)

J’aime les rétrogrades assumés (“décomplexés” dit-on aujourd’hui) dans le genre de Léautaud, Cioran, Albert Caraco, Jean Cau, Roland Jaccard… ces mal lunés dont j’ai “désensablé” certains – Marcel Lévy est des leurs : ils s’inscrivent dans la lignée des Diogène, Montaigne, Chamfort, Lichtenberg, Sterne, Schopenhauer, Jules Renard… Ces atrabilaires sont peu portés sur le “vivre ensemble”, mal à l’aise avec les porteurs d’assertions coulées dans le bronze, les caparaçonnés de convictions bétonnées… Contre tout ce qui incline, courbe, ils nous aident à nous tenir droit ; à rester debout face à l’abaissement généralisé.
Serez-vous surpris par l’exergue de La Vie et moi (1992) ? Elle est empruntée à Gandhi : “N’étant jamais sûr d’avoir raison, je suis essentiellement un homme de compromis.”
Plus d’actualité, je meurs…

Patrick aime assezUne annonce a fait grand bruit dans le monde de l’archéologie dernièrement : l’un des squelettes retrouvés lors des fouilles conduites par les équipes de l’INRAP en 2022 dans Notre-Dame de Paris, serait celui du poète de la Renaissance Joachim du Bellay. Le nom du célèbre poète de la Pléiade s’il a permis d’évoquer quelques bribes de sa carrière et de son œuvre – les journalistes rappelant qu’ils avaient ânonné au collège “Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage…” – on a peu mentionné que nous célébrons en 2024, le 500ème anniversaire de la naissance de Pierre de Ronsard, prince des poètes et chef de la Pléiade, né le 11 septembre 1524. Moi-même je l’ignorais avant que je ne tombe par pure sérendipité sur le délicieux petit livre de Franck Maubert : Avec Pierre de Ronsard paru cet été.

C’est un peu par un “heureux accident” que Ronsard, il y a trente ans, s’est manifesté à l’auteur : par l’entremise d’une annonce immobilière – “Loir-et-Cher. Pays de Ronsard. Cadre exceptionnel, bord du Loir, anciens communs de château restaurés…” Séduit par la demeure autant que par la région chère au poète, Franck Maubert l’achète sans même la visiter et ne le regrettera pas. Désormais, il va se perdre dans le vert des horizons du Val de Loire et trouver outre un havre de paix, un interlocuteur de cinq cents ans bien plus contemporain que ses pairs du même âge que lui en la personne de Pierre de Ronsard. Dans sa maison située entre celle de Ronsard (La Possonnière) et le château de La Flotte qui fut la demeure de la famille Du Bellay, il imagine la conversation entre les deux poètes. Se promenant sur les rives du Loir, il retrouve les lieux qu’arpentait le petit Ronsard, ceux (sources, fontaines, chemins du bois de Gâtine) où il trouvait l’inspiration, qu’il nommait “la fureur” ou encore “le ravissement”. Alors peut commencer une déambulation plurivoque au cœur de la poésie du maître dont Avec Pierre de Ronsard est l’heureux résultat. Ce livre n’est pas une biographie, ce n’est pas un roman non plus ni une anthologie poétique – même si ce court essai a tout d’un poème – c’est comme l’a qualifié Franck Maubert lui-même “un livre transgenre qui croise tout cela”. Disons une promenade enchantée avec Ronsard, main dans la main, où par petites touches impressionnistes, Franck Maubert évoque autant l’environnement de l’homme que le poète lui-même, son enfance, sa carrière publique brisée par une surdité précoce, les femmes qu’il a aimées : Cassandre, Marie, Hélène, Astrée, Genèvre… des noms d’autrefois, si beaux ! (il n’est pas impossible que certain.e.s s’offusquent qu’il ait courtisé une fille de 14 ans…). On apprend qu’avec sa Responce, Ronsard nous a livré, “en escrit”, une sorte d’autofiction avec, sans doute une part d’imaginaire, où le poète détaille librement ses gestes du matin au soir, ses occupations les plus variées. 

Dans un “paysage si français” avec des mots, des phrases à l’harmonie splendide, affleurent les points communs entre les deux auteurs, leur désir de calme et de tranquillité, dans une nature inchangée depuis des siècles. L’un parce qu’il y était né, l’autre pour la quête « d’un endroit de beauté, lieu idéal où demeurer et travailler à l’abri des bruits inopportuns du monde ». Car l’existence plurielle, l’énergie enthousiaste de Ronsard, si décriées par les protestants, nous parlent encore : « Ronsard, le clairvoyant. Déjà, fin observateur, il avait tout saisi de l’âme humaine, de ses roueries, de ses tours de passe-passe, de ses comédies. De la ruine de la cité… Déjà, il a conscience de la richesse de la nature et de la nécessité de la protéger (il s’attaque à un teinturier qui pollue une rivière face à son prieuré comme, il déplore l’abattage des arbres). Quand on le lit, il suffit de peu pour le transposer et l’adapter à notre monde, celui des vanités des réseaux sociaux, d’un peuple médisant sur son prince, d’une république malade, des sceptres brisés, des guerres civiles, des guerres étrangères… Qu’est-ce qui change dans le fond ? Ronsard éloigné des tourments du monde avait délaissé la richesse, la réussite sociale, la victoire qu’il jugeait illusoires. Il choisit la prière, peut-être, aussi, par fidélité envers son père Loys. »

Avec Pierre de Ronsard est un petit bijou à lire par un calme soir d’automne pour un moment d’intelligence et de grâce, loin des tumultes du quotidien. Lire Ronsard, c’est apprendre à lire autrement – non seulement ses pairs, ceux de la Pléiade, mais les auteurs plus anciens qui les ont inspirés : les Grecs et la Rome antique (les bienfaits de la lettrure !). Le fade manuel Lagarde et Michard avait quelque peu éteint le souvenir que j’avais de la somptuosité des sonnets du poète ; Franck Maubert libère les vers ronsardiens du moule scolaire, j’ai renoué ici avec leur force évocatrice pour célébrer la nature et ses bonheurs simples (le “carpe diem”), leur tendre mélancolie, et surtout le charme inouï de leur musique. Comme dans ce vers magnifique :
« Je veux brûler, pour m’envoler aux cieux,
Tout l’imparfait de cette écorce humaine
. »
 

La Vie et moi. Chronique et réflexions d’un raté de Marcel Lévy, éditions Phébus, 1992, (épuisé, disponible sur le marché de l’occasion).
Avec Pierre de Ronsard de Franck Maubert, éditions Le Mercure de France, 2024 (15€). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Portrait de Ronsard par P. E. Vibert (1938) – dans le billet : éditions Phébuséditions Le Mercure de France.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Serge says:

    La théorie de Lévy au sujet des timides ne trouvera pas d’échos chez nos féministes actuelles. Les femmes y sont décrites comme passives, attirées par les hommes entreprenants, et attendant d’être conquises par des séducteurs ou des dragueurs. Cela va à l’encontre de tous les récits et toutes les théories au sujet des pauvres femmes violentées par des hommes formatés par la société patriarcale. Sans parler de la culture du viol « systémique ». Dans ce récit on ne conçoit pas une femme délaissée parce que timide. Donc entre la théorie et la pratique il y a un gros écart.
    Mais arrêtons d’être trop sérieux. Les « assertions coulées dans le bronze » me font penser à la question importante.
    Que coulait-on avant l’âge du bronze?

    1. Patrick Corneau says:

      Entièrement d’accord. Le discours féministe qui tient le haut du pavé médiatique (les médias n’étant qu’une caisse de résonance de ceux qui parlent le plus haut) est-il représentatif de la majorité (à vocation silencieuse) ? Toute la question est là et la réponse pourrait impliquer une large inanité de tous les débats et agitations ambiants.
      Quant à votre dernière question, je n’ai aucune assertion à proposer…
      🙂

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