Le numéro 118, septembre 2024 de L’Atelier du roman fait un pas de côté avec un solide dossier sur le “langage dit inclusif” – le précautionneux “dit” (si apprécié du journal Le Monde) annonce la couleur : ce ne sera pas une “défense et illustration” du langage inclusif mais une descente en flammes ! Pugnace et réjouissante : l’humour y a sa part car c’est l’arme la plus appropriée pour dégager les enquiquineurs. De nombreuses contributions, toutes à charge bien entendu, diversement mortelles, cela va de l’aimable roquette (François Taillandier, le regretté Benoît Duteurtre) au missile hypersonique (Jean-Michel Delacomptée, Thierry Gillybœuf), en passant par diverses variétés de drones létaux…
Le rôle des universitaires dans ce désastre culturel est parfaitement documenté par Jean-Yves Masson et Olivier Rey qui parlent, si je puis dire, du ventre de la baleine… Pour Jean-Yves Masson (“À l’écriture inclusive, préférez donc l’espéranto”) : « cette écriture a essentiellement été adoptée par des administrations, et en particulier par les universitaires qui se coupent ainsi encore un peu plus de la société. » L’analyse d’Olivier Rey (“Langue inclusive et amertume en milieu universitaire”) s’appuie sur le “mal de Tocqueville” qui sévit en milieu universitaire et montre que l’engouement pour l’inclusion n’est que la manifestation d’un ressentiment trouvant un exutoire dans des luttes altruistes, dont la cause importe peu, l’essentiel étant de “tenir le fouet”. Ce “prurit de revanche” n’épargne pas les disciplines littéraires elles-mêmes, reçues pour la plupart comme autant de manifestes patriarcaux qu’il faut rabaisser ou plonger dans l’indignité. Ce genre de démarche me rappelle cette note hilarante et édifiante de l’éminent grammairien (et expert en ponctuation) que fut Jacques Drillon dans Le cure-dent d’Alfred Jarry (Du Lérot éditeur, 2022). Elle montre que derrière l’écriture inclusive se cachent des pulsions ostracisantes d’une rare violence…
« Uncle.aunt Sam.e
Les campus américains, où il est devenu insultant de vous demander “d’où êtes-vous ?”, car cela peut sous-entendre que vous ne venez pas du bon endroit ; ou de prétendre que “l’Amérique est une terre d’opportunités”, parce que vous pouvez avoir souffert dans ce pays ; ou même de faire un cours ou une conférence sur le viol, parce que cela peut rappeler des souvenirs désagréables à une personne de l’assistance : le cas échéant (le cas échoit toujours), elle peut être dispensée du cours, ou se réfugier dans un safe space, endroit où rien de désobligeant ne lui sera dit. Une professeure d’université a dû démissionner parce qu’elle avait autorisé ses étudiants à se déguiser comme ils le voulaient pour Halloween – donc, possiblement, se noircir le visage… Dans les universités américaines, on ne vous dit plus “je ne suis pas d’accord”, on dit “cela me met mal à l’aise” : une opinion contraire est offensante.
Pour prévenir tout rappel blessant, un texte (ou une déclaration, ou un cours) agressif à l’égard d’une communauté doit être précédé d’un trigger warning (une mise en garde), qui informe les auditeurs ou lecteurs sur sa nature. Gatsby le magnifique, par exemple, a élevé des protestations.
Et les Métamorphoses d’Ovide (Université de Columbia), ou les tragédies d’Euripide, “dégradantes pour les femmes”, rapportait Philip Roth.
On commence avec l’écriture inclusive et cellezeceux, on finit muet. )
(Encore que le mutisme de l’autre puisse être vécu comme terriblement agressif.) »
Dans la péroraison de son incontournable Traité de la ponctuation française, Jacques Drillon alarmé par l’inéluctable dépérissement de notre langue, plaidait pour une connaissance technique, précise de celle-ci car « une langue dont on ignore le maniement se retourne contre elle-même : par dépit comme une femme abandonnée. (…) Contre l’esthétisme ou l’indifférence, élevons des barrières de technique. Contre l’obscurantisme et la superstition, dressons des autels à la virtuosité. A la gratuité générale opposons la cherté absolue. Soyons exacts jusqu’à la douleur. » Vœu pieux ? Il quittait le lecteur avec cette mélancolique mise en garde : « Il ne faut pas donner aux choses plus qu’il ne leur revient. Faire le tout d’une partie, confondre la ponctuation et la langue, la langue et le langage.
En revanche, il est indispensable d’établir avec un semblant de certitude la frontière entre le mystérieux et l’explicable. De respecter l’un et l’autre.
Mais d’accroître autant que possible le champ du second — qui se confond avec celui de notre liberté. »
Avec Drillon, je perds vite le fil… Revenons à nos moutons ou plutôt aux “établis” de L’Atelier du roman.
En clôture de ce dossier sur l’inclusion : “Après la société” de Lakis Proguidis, une réflexion sagace et critique sur le passage du “social” au
“sociétal” (lequel est ce qui s’insinue en nous et autour de nous sans que personne ne l’ait explicitement ni demandé ni souhaité et qui, historiquement, prend naissance avec le romantisme et ses hypostases).
Dans la rubrique “Á la une” une très belle réflexion de Yannick Roy : “Sur le désir” qui va à l’encontre de bien des stupidités promulguées par le “puritanisme d’atmosphère” qui fait son grand retour. De saines observations sur la coquetterie féminine notamment à propos de l’apparition dans un supermarché de Montréal « au bout de l’allée, entre les jus de fruit et les produits en vrac, (d’)une femme voilée, intégralement voilée, toute en noire, vêtue d’un niqab qui ne laissait rien voir de sa personne sauf ses yeux, rares et précieux diamants qui brillaient dans une fente étroite. Elle était accompagnée d’un homme, son mari sans doute, avec qui elle semblait échanger des banalités, discuter du pain qu’ils devaient acheter ou du prix des cacahuètes. Elle se comportait comme n’importe quelle autre femme – n’importe quelle femme “de chez nous”. » Suivent quelques remarques dérangeantes pour aboutir à une conclusion qui agacera plus d’un(e) : commentant une citation d’Alexis Zorba de Kazantzaki (« C’est un mystère effarant, il y a dans la femme une plaie qui ne se ferme jamais »), Yannick Roy écrit « Ce n’est pas lui (Zorba) qui est misogyne, c’est le néoféminisme lui-même, qui fait tout ce qu’il peut pour fermer cette plaie, et par là anéantir la féminité. »
J’ai beaucoup aimé la sensible évocation de Clarice Lispector par Marek Bieńczyk dans “1943” qui célèbre chez la Brésilienne l’œuvre de l’imagination opposée à l’œuvre sociologique et/ou psychologisante des jeunes écrivaines d’aujourd’hui : Lispector, écrit-il, c’est « de la prose, pour ainsi dire, “active” ; la prose – de ce point de vue on pourrait l’appeler “romantique” – qui construit et non pas reconstruit. Qui produit et ne reproduit pas. » Tout est dit !
La place me manque pour livrer toute les richesses de ce numéro qui, comme le souligne Lakis Proguidis « ne parle pas beaucoup de l’art du roman mais de ce sans quoi il n’y aura ni rapports humains ni art ».
En complément de ce numéro sur le langage dit inclusif, il n’est pas inutile de remonter à la source pour une vue historique d’ensemble, je recommande donc vivement la lecture de Petite histoire du wokisme des Lumières à nos jours de Bruno Viard. Le professeur de littérature Bruno Viard, élève de Marcel Mauss (l’un des pères de l’anthropologie, 1872-1950), s’efforce de comprendre, entre autres, d’où vient la pensée woke et
en quoi sa forme radicalisée, le wokisme, détruit le lien social. Ecrit à la première personne (chose peu courante chez les universitaires), croisant les disciplines afin de mieux briser la méthode universitaire, le livre prouve l’engagement de celui qui “déteste le manichéisme” et prend la loi d’ambivalence comme critère d’évaluation conformément à la phrase de Michel Tournier : “Ils étaient écrasés mais solidaires. Nous sommes libres mais solitaires”. Viard exècre également “les inflammations pénibles” de tous les mouvements. Le populisme s’y insère et exaspère la pensée. Ce court livre est indispensable pour comprendre que le wokisme est bien un produit de l’histoire, le dernier en date des mouvements de libéralisation qui secouent l’Europe depuis la Renaissance. À la fin, nous comprenons mieux les manipulations dogmatiques à visée politique, à l’image du marxisme-léninisme, qui a empoisonné le siècle dernier. Par sa clarté pédagogique, cette enquête anthropologique autant qu’historique sur la pensée critique depuis deux siècles vaut plus que ce que le seul mot de “wokisme” du titre pourrait laisser penser. Elle est l’illustration en acte de la sagesse de l’ambivalence qui ne vise la démarche critique que dans sa radicalité – non dans son principe, et s’efforce donc, intellectuellement de “réchauffer sans étouffer”, notamment dans une belle synthèse finale où domine la pensée du génial Pierre Leroux (1797-1871).
Le critique (et initiateur des études post-coloniales) palestino-américain Edward Saïd (1935-2003) dans son essai éponyme sur le style tardif (Actes Sud, 2012) considérait que les “contradictions non résolues” définissaient entre autres le style des œuvres tardives des grands écrivains et artistes. Je ne sais si l’écrivaine Yasmina Reza aborde la queue de comète de son œuvre (déjà bien fournie), mais des contradictions non résolues, il y en a à foison dans ses Récits de certains faits qui charment, fascinent autant qu’ils déroutent. Flopée d’individus incarnant des personnages “qui existent et n’existent pas”… Qui se détruisent pour exister. Le paradoxe, c’est que moins on les comprend, moins on les lâche. Cela relève probablement de la mystérologie ou de la mystéronomie… Plus sûrement du pouvoir transcendant de la littérature.
Il s’agit de courts, voire très courts chapitres qui mêlent l’observation d’audiences de justice et des saynètes de la vie quotidienne – plutôt des petites vignettes mémorielles mises en contrepoint dans une vaste perspective moins morale qu’existentielle. Une sorte d’évangile inversé, disons un dysangile.
Merveilleux livre, dans lequel les décors sont des quais, une plage, Venise (l’auteur y réside partiellement), des boutiques, des intérieurs de maison, des chambres d’enfants ; surtout la barre des cours de justice. Y alternent un ancien président de la République (vraie chiffe molle), un prêcheur islamique (fourbe comme tous les démons), un animateur de télévision (veule et narcissique), une héroïne de la Résistance (victime d’abus de faiblesse) mais surtout des assassins. Un Tour de France des procès criminels, une vingtaine. Ce qui intéresse Yasmina Reza est moins ce moment fatidique et diabolique où la vacuité d’une vie bascule dans le meurtre que l’après, au moment de régler les comptes devant le juge, la société, les victimes. Il existe probablement une constante dans ce qu’elle observe : l’assassin ne veut pas voir, pour ne pas assumer. Ne pas se voir lui-même. Ne pas voir son crime. Ne pas voir ses conséquences. L’aveuglement est constant, massif, pathétique. Le grand théâtre de la justice, ses “grandeurs d’établissement”, son décorum, les envolées du prétoire, la morgue ou la compassion des juges, les cris, les pleurs sont impuissants. Les prévenus sortent du box renforcés dans leur monstrueux entêtement. Ecce homo. Des petites phrases terribles glissées par Reza dans ces récits hallucinants : “La maison du bonheur, tout le monde n’est pas capable de l’habiter.” (p. 213) ; après un jugement, quand le silence retombe : “On ne peut pas être à la hauteur de tout.” (p. 164). Pas même le personnel judiciaire : tous – magistrats, avocats, témoins, victimes, et autres figurants – ont l’air d’enfants perdus dans la forêt qui inventent un jeu un peu solennel en attendant les secours. Qui ne viendront pas. Justice fragile, faillible, incertaine : “triomphe de la moraline” note Reza, ici “stupéfiante médiocrité de la cour criminelle”, ailleurs “crainte des débordements qui rend tout morne et sans objet. Tempérer, apaiser jusqu’à l’idiotie là où précisément la tension pourrait illuminer. C’est le goût du jour, la pente honorable de notre temps.”
“Souveraine est la narration” écrit Reza : là où règne le manichéisme, elle seule peut injecter un peu d’ambivalence en faisant monter “l’arrière de la vie” dans la représentation de “certains faits”. Pourtant, comme l’a montré Flaubert, la parole la plus pleine, la plus autorisée, est aussi la plus vide. Malgré les efforts d’explication des magistrats privilégiant le cheminement technique vers le fatidique, malgré le baratin des avocats, malgré les experts médecins légistes, psychiatres, balisticiens qui embrouillent le débat tout en donnant des éclairages très exacts, malgré les coupables qui se réinventent des personnages plausibles, un goût d’“à quoi bon” nous monte aux lèvres – Á quoi bon cette quête de vérité dérisoire et chimérique lorsque toutes les catégories du raisonnable, de la normalité ont été outrepassées ?
Une chose est sûre : si vous voulez explorer le fond du fond de l’homme (l’Ur-Grund) – ce n’est pas en lisant la Bible, Balzac, les œuvres
complètes de Freud ou René Girard, en regardant Netflix et CNews, mais en vous rendant dans les tribunaux correctionnels et les cours d’assises. Carrère, Haenel, Caster, Domenach et d’autres l’ont fait (plutôt pour les attentats). Là vous trouverez la quintessence de la tragédie humaine. Des vérités terribles y surgissent : le malheur, l’horreur, l’irréparable nécessaires à certains sinon “l’existence se traîne libre et bancale”. Certains ? Vous et moi, sortis des rails du contrôle social, en roue libre… Il y a des vies acculées aux sorties de route. Des gens très ordinaires (X, quadruple meurtres, “n’est pas si mal de sa personne, comme on dit” commente Reza). Eh oui ! Des tunnels de solitude où la tendresse manque. Alors tout est bon pour être sauvé de la noyade des jours. Les réseaux sociaux, les applis de rencontre (Meetic) sont le lieu de tous les dérapages – merci Monsieur Zuckerberg. Le mal existe. Le savoir ; personne n’est à l’abri.
Un sagace critique littéraire a comparé Reza à un dispositif technique : ce serait un accélérateur de particules. On prend quelque chose d’essentiel et de permanent dans la condition humaine et on l’envoie se fracasser. On zoome sur l’instant de l’impact. Une vie normale, c’est simplement une vie qui évite de se fracasser. Elle peut être fracassée sur un quai par un père qui vous hurle “Dépêche-toi. Dépêche-toi, Gérard” parce que vous traînez avec votre valise à roulettes. Gérard, pas plus que son père (“bouche meurtrière où il y a à la fois de l’urgence, de l’interpellation”, ”injonction basse de brutalité”) ne sait pourquoi on lui demande de se dépêcher : belle illustration du chaos relationnel qui caractérise les interactions entre humains. Nous appliquons avec obstination (et pleine réussite) la devise de Beckett : “N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux”.
Il me semble que ce livre tamponné “Rentrée littéraire” sur le bandeau, surpasse en noirceur tous les cris, plaintes et nobles combats romantico-romanesques en course pour les prix (459 romans contre 466 l’an dernier). Avec son style vif, cursif, une ironie piquante pour faire trembler les pensées figées, Reza c’est plus noir que noir, c’est du vantablack (absorbe 99,965 % de la lumière qu’il reçoit). Pour noircir nos nuits. Paradoxalement, quelques-uns seront éclairés, éveillés, d’autres prendront du Noctamide…
L’Atelier du Roman n° 118, “Du langage dit inclusif”, Éditions Buchet-Chastel, septembre 2024 (22€).
Petite histoire du wokisme de Bruno Viard, éditions Le Bord de l’eau, 2024 (15€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Récits de certains faits de Yasmina Reza, éditions Flammarion, 2024 (20€).
Illustrations : (en médaillon) Photographie ©LeLorgnonmélancolique – dans le billet : Éditions Buchet-Chastel – Éditions Le Bord de l’eau – Éditions Flammarion.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.

