Patrick Corneau

Patrick aime pas malUn facebooker mal embouché avait affirmé sur ma page FB que la philosophie de Yuval Noah Harari “c’est de la pseudo pensée pour cadres fatigués”. N’étant ni cadre ni fatigué, j’avais décidé d’aller voir de plus près le phénomène Harari, historien médiéviste devenu star planétaire avec la publication de Sapiens. J’avais été impressionné par l’ampleur de l’entreprise (512 pages, 650 000 exemplaires vendus en France, plus de 8 millions dans le monde), mais, finalement, de cette grandiose histoire de l’humanité, il ne m’était rien resté de tangible.
Passé maître dans l’art de la généralisation sentencieuse avec cet ouvrage phare, Yuval Noah Harari renouvelle l’exercice avec Nexus – Une brève histoire des réseaux d’information, de l’âge de pierre à l’IA. 
La vie humaine, écrit-il, est un exercice d’équilibre entre la volonté de s’améliorer et l’acceptation de ce que l’on est.” Ah, vraiment ? Est-ce tout ? Ailleurs, on peut lire : Les Romains de l’Antiquité avaient une compréhension claire de ce que signifie la démocratie. Nul doute que les Romains auraient été heureux d’apprendre que Yuval Noah Harari leur décernerait 2 000 ans plus tard, cinq étoiles pour leur compréhension de concepts politiques encore viables de nos jours.
Dans son livre 21 leçons pour le XXIe siècle (Albin Michel, 2018), Harari écrivait : Les libéraux ne comprennent pas comment l’histoire a dévié de son cours préétabli, et ils n’ont pas de prisme alternatif à travers lequel interpréter la réalité. La désorientation les pousse à penser en termes apocalyptiques. Il semble qu’entre-temps, Harari soit lui-même devenu un libéral, car ce livre traite du scénario apocalyptique selon lequel avec l’essor des empires numériques – tout ce qui va du capitalisme de surveillance numérique aux algorithmes gérant les flux sociaux et à l’IA – pourrait détruire la civilisation et inaugurer la fin de l’histoire de l’humanité. Et voilà pour Fukuyama !

Comme le très contesté Malcolm Gladwell, moitié journaliste moitié penseur-prêcheur (une sorte de Michel Onfray anglo-américain), Harari a un besoin irrépressible de faire le buzz en renversant des idées reçues. Ainsi beaucoup pensent, par exemple, que l’imprimerie a contribué de manière cruciale à l’émergence de la science moderne. Harari n’est pas du tout de cet avis : après tout, l’imprimerie a également permis la diffusion de fausses nouvelles, comme des livres sur les sorcières, et Gutenberg est donc en partie responsable des horribles tortures et meurtres d’individus accusés de sorcellerie dans toute l’Europe. Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, Harari passe à côté de l’essentiel : la méthode scientifique étant cumulative, la science moderne n’a pu voir le jour qu’une fois que les résultats des expérimentateurs ont été largement mis à la disposition de ceux qui les ont suivis. Ce n’est que grâce à l’imprimerie que les scientifiques de l’époque moderne ont pu progresser en s’appuya sur les épaules des géants qui les ont précédés.

Mais peut-être suis-je tombé dans le piège de ce que Harari appelle la vision naïve de l’information, qui change subtilement tout au long du livre en fonction des circonstances rhétoriques, jusqu’à devenir une sorte de monstre à la Frankenstein. La vision naïve de l’information englobe l’idée que [c’est] essentiellement une bonne chose, et plus nous en avons, mieux c’est, ce que beaucoup de gens croient et qui paraît imparable, mais elle soutient aussi que l’accumulation d’informations mène inéluctablement à la sagesse politique et que la libre circulation de celle-ci mène non moins inévitablement à la vérité – assertions auxquelles presque personne ne croit. Savoir que E=MC2 ne résout généralement pas les désaccords politiques, dit Harari – allons donc !

Nous le savons déjà par l’histoire des régimes dictatoriaux, totalitaires, par leurs tentatives de collecte et de contrôle de l’information, une histoire dont Harari tire des dizaines d’anecdotes pittoresques et effrayantes pour persuader le lecteur de la fausseté d’une démarche manifestement aussi erronée que ridicule.
Que peuvent donc faire les ordinateurs modernes qui devrait nous inquiéter à ce point ? Harari est particulièrement crédule quant aux capacités de ce que l’on présente aujourd’hui comme l’“IA”. Personne n’a encore vu un “chatbot” créer de nouvelles idées, comme Harari le pense, et encore moins générer de l’art qui ne soit pas simplement une recombinaison probabiliste de modèles préétablis. Les ordinateurs peuvent faire des innovations culturelles, écrit-il dans l’un des nombreux passages à côté desquels on a envie de griffonner “citation nécessaire SVP”. Dans le même temps, à un moment crucial du futur, ceux que Harari appelle nos nouveaux seigneurs de l’IA sont apparemment sûrs d’acquérir des pouvoirs divins effrayants. Dans sa boule de cristal, un grand prêtre de l’IA pourrait décider de concevoir un nouveau virus pandémique, ou un nouveau type de monnaie, tout en inondant les réseaux mondiaux d’information de fake news ou d’incitations à l’émeute.

La chute d’un rideau de silicium prophétisée ici n’est pas un problème d’IA en soi mais de géopolitique : en extrapolant à partir du Grand Pare-feu chinois, qui empêche la plupart des citoyens d’accéder à des sites tels que Google et Wikipédia, Harari suppose qu’à terme, les systèmes informatiques chinois et américains pourraient être complètement empêchés d’interagir ou même de communiquer entre eux, ce qui mettrait fin à l’idée d’une même réalité humaine partagée. Sans doute inquiétant si c’est vrai. L’irrédentisme violent de Vladimir Poutine en Ukraine est, note Harari, en partie inspiré par sa croyance en une version partisane de l’histoire russe, qui montre le danger d’un manque de mythes partagés. C’est pourtant une caractéristique de presque toutes les guerres depuis la nuit des temps, il n’est pas sûr que nous puissions en blâmer les ordinateurs.
Alors que pouvons-nous faire pour sauver la civilisation humaine et l’assurance d’un monde partagé ? C’est simple, conclut Harari : soumettre les algorithmes et l’IA à une forte régulation officielle et se concentrer sur la construction d’institutions dotées de mécanismes d’autocorrection solides. Autrement dit, continuer à être des démocraties libérales. C’est une conclusion un peu fade pour un livre qui adopte un ton si apocalyptique.

Le plus ennuyeux est que Nexus aborde de nombreuses discussions de manière malheureusement insuffisante sur des sujets fascinants allant du processus de canonisation des livres qui composent la Bible moderne au rôle du “fil d’actualité” de Facebook dans l’incitation aux massacres de Birmanie en 2016-2017, en passant par le système de reconnaissance faciale utilisé par l’Iran pour contrôler le port du voile.
On y trouve néanmoins quelques pages brillantes sur le sort des Juifs dans la Roumanie fasciste, comme celui du grand-père de Harari, qui, comme beaucoup en 1938, a été contraint de fournir des documents prouvant ses droits à la citoyenneté, lesquels avaient été détruits par les autorités municipales. Quand Harari n’est pas en mode pontification oraculaire, il peut être un excellent écrivain mémoriel. Mais les avertissements prophétiques à la Philippulus sont, nous devons le supposer, ce que ses lecteurs attendent.
Après avoir vaillamment grimpé les 560 marches de ce monument avec l’espoir que ce nouvel opus pourrait peut-être livrer la clé de ma détestation/fascination pour les réseaux, je reste Gros-Jean comme devant…

Patrick aime pas malLa domination de Rome sur la Méditerranée a duré cinq siècles, depuis les conquêtes de la République, à partir du IIIe siècle avant notre ère, jusqu’à l’effondrement de l’empire, au Ve siècle. Cette hégémonie politique est remarquable, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? S’est-elle accompagnée d’une hégémonie culturelle ? Ce sont les questions auxquelles répond Aldo Cazzullo, journaliste de renom, directeur adjoint du quotidien milanais Il Corriere della Sera dans Rome : L’Empire infini. La civilisation qui a façonné notre monde. 

De fait, l’empire romain ne s’est jamais éteint. Des siècles après sa chute, son influence a été déterminante pour bâtir les grands empires de l’Histoire, du Saint-Empire germanique à l’empire napoléonien. Rome a inspiré les grands conquérants de l’Occident, de Charlemagne à Napoléon, jusqu’à l’époque contemporaine avec l’empire numérique de Marc Zuckerberg (grand admirateur d’Auguste). Pour mieux comprendre l’influence exceptionnelle de cette civilisation, Aldo Cazzullo retrace les grandes étapes de cette épopée romaine : la fondation mythique de Rome, l’ère républicaine, l’aventure putschiste (Catilina) et révolutionnaire (Spartacus), sans oublier les figures incontournables comme Jules César, Auguste ou l’empereur Constantin qui christianise l’empire. 
Ce livre est donc un tour d’horizon de quelques siècles d’histoire romaine enrichi de perspectives sur l’influence de Rome sur l’Occident, une sorte d’énorme cavalcade rassemblant des anecdotes sur les événements historiques majeurs et les empereurs marquants, scandée au rythme d’une liste de courses avec la clarté d’une page Wikipédia, mais un degré d’approfondissement sensiblement moindre, faisant ressembler les chroniques de compilation médiévales à des chefs-d’œuvre d’originalité.
Un bon vulgarisateur, tout le monde le sait, simplifie pour augmenter sa base d’écoute, mais il a le devoir de se mettre à jour, de sortir des images d’Épinal et de proposer un nouvel angle de vue. Au lieu de cela, dans Rome : L’Empire infini, nous avons un classique Tibère frustré parce qu’Auguste ne l’aime pas, Caligula hors de contrôle et puis, avec un immense saut dans le temps, nous allons à Commode et à Constantin : évidemment parce que nous devons arriver au christianisme qui, nous l’avons compris dans l’introduction, est le véritable cœur du succès de Rome.
Si vous voulez rafraîchir d’anciens souvenirs de cours d’histoire romaine au lycée ou de rudes séances de traduction du latin, ce livre est pour vous.

J’ai bien peur que les usines à gaz éditoriales tout en donnant pléthore d’éclairages très exacts ne brouillent la compréhension des débats, la vision des trajectoires historiques : trop d’information tue sens et discernement – ce que sait tout médiologue. 
Finalement, avec ses défauts de parti pris et de subjectivité (mais quelle subjectivité !), je reste attaché à Découverte de l’archipel d’Elie Faure, magnifique essai consacré aux peuples français, juif, anglais, allemand et russe. Cette synthèse aux accents rigoureux et poétiques, dans un style daté certes (1932), offre de nos jours avec une liberté d’esprit et une acuité saisissante, un éclairage particulier, comme une pleine lumière sur les invariants, les soubassements (l’Ur-Grund civilisationnel) de l’âme des principaux pays européens, chacune pétrie d’histoire, de traditions, de culture, de spiritualité qui, quoi qu’on en dise, perdurent sous les habits de la modernité.

Nexux – Une brève histoire des réseaux d’information de l’âge de pierre à l’IA de Yuval Noah Harari, éditions Albin Michel, 2024 (24,90€)
Rome : L’Empire infini. La civilisation qui a façonné notre monde d’Aldo Cazzullo, préface d’Erri De Lucca, éditions Harper Collins, 2024 (21,90€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographies de Yuval Noah Harari et Aldo Cazzullo – dans le billet : Éditions Albin MichelÉditions Harper Collins.

Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !

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