Patrick Corneau

Ceux qui ont vécu en province dans de grandes maisons, dites « maisons de famille », des heures qui leur ont paru des années et qui, à présent, leur paraissent aussi éphémères que le battement d’un volet qu’on ferme le soir, comprendrons toute la poésie qui émane de la mélancolie de ce texte de Jacques Chardonne. Auteur qu’aimait particulièrement un ancien président de la république fin lettré (né à Jarnac donc Charentais comme Chardonne) et qui, s’il n’était pas un adepte de la nostalgie était nonobstant fidèle à certains traits oubliés de la doulce France y compris lorsqu’elle fut collaborationniste…
Ces maisons retirées dans des quartiers peu fréquentés, sises le long d’avenues silencieuses c’était un peu la revanche de la solide province sagement immobile contre un Paris-Bysance agité avec ses flamboyants et insolents immeubles, sa vie à grandes guides, son gouvernement, son parlement, ses combines, ses manifestations, émeutes, grèves, ses prodigalités, ses débauches, « noces » et « bombes », son luxe, son orgueil et son accent… Là, au cœur de la France, au milieu de nulle part, on avait pas à recoudre de vieux morceaux d’identités culturellement, paraît-il, perdus, on savait qui on était et d’où l’on venait. Persévérer dans son être n’était pas un exploit, ni même une vocation mais une évidence, un état hors mode que l’on interrogeait pas.
Vieilles maisons qui sentez la poussière, le bois encaustiqué, la souris, le vieux placard ; avec vos parquets qui craquent, vos persiennes qui claquent, vos portes qui grincent ; et puis votre silence ouaté que seul interrompt le cristal d’une pendule, nous vous aimons ! Vous résistez, vous maintenez. On peut refermer votre portail et glisser la clé sous…

[Ce texte de Jacques Chardonne a paru dans le n° 101 du 1er mai 1961 de La Nouvelle Revue Française (un coup d’œil aux signatures sur le sommaire de la couverture permettra de constater l’abîme entre ce qu’elle fut et ce qu’elle est)]

DES MAISONS

La France de mon enfance et celle d’aujourd’hui, brouillard dans le demi-jour de l’aube ou du soir, comme l’on voudra, chose vague où s’entortille ce qui se crée et ce qui s’écroule.

Où était la France ? Était-ce la Saintonge, la Creuse, Marseille ou Lille ? La campagne ou la ville ?

Il me semble que c’était des maisons ; toute vie et toute inertie, les familles, les mœurs, c’étaient des maisons sans communication entre elles. Il y en avait de bien défendues, les bois reluisants dans la demi-obscurité, le silence, les lourdes draperies, les ornements affreux, le salon glacé. Nulles distractions pour personne dans la ville ; l’été on restait chez soi, on fermait les contrevents ; on ignorait les vacances, les voyages ; la femme recluse dans sa chambre ; l’homme à part dans la maison ; les enfants intimidés, ils avaient peu d’amis…

Temps sévères. Faut-il traduire par le mot « ennui » ce repliement des familles dans la maison ? Si l’on veut, se souvenant que Valéry disait : l’ennui est la source de la pensée sérieuse. Ce n’est pas assez dire ; on ajoutera je ne sais quoi de profond dans le sentiment comme l’eau dans le puits.

Dans chacune de ces maisons, il y avait des mœurs inimaginables pour d’autres français. On s’en aperçut plus tard, lorsque des écrivains ont raconté leur enfance. Je me demande sur quelle planète Simone de Beauvoir a passé sa jeunesse.

À Barbezieux, la maison de mon enfance était américaine ; atmosphère étrange que j’ai peu respirée ; elle me pénètre aujourd’hui. J’ai été tout de suite un garçon de la rue, sans famille, enfant de la ville. Chez moi, l’éducation n’était pas proprement religieuse ; on ne parlait pas beaucoup de l’amour, ni même de sentiments, ni de tenue mondaine.

On vous inculquait durement deux principes : la notion, si peu naturelle aux hommes, que autrui existe et qu’il faut le laisser vivre, le contredire et le gêner le moins possible ; et puis, l’interdiction de se plaindre. Si ce penchant n’est pas brimé de bonne heure, on se plaindra de tout, on sera un gémisseur, et puis un révolutionnaire ; on aura l’œil mal fait. Éducation pour la terre. On laissait à chacun le soin de la compléter plus tard, selon ses mystérieuses convenances.
Pour ma part, j’y travaille encore.

De ces jours de mon enfance, à Barbezieux, quelquefois me vient une bouffée ; plutôt une étincelle ; un instant qui brille, échappé à un monde éteint ; alors je sens cette petite part d’immortalité que nous portons en nous-mêmes à travers l’éternité d’une vie. Cet instant, ce sera mon père au piano avant le dîner, les bougies allumées, et j’ai ces flammes dans les yeux, leur chaleur sur la joue. Mon père chante : « … Les roses d’Ispahan dans leur gaine de mousse, les parfums de Mossoul… ». J’entends sa voix, ce souffle sonore, si puissant, qui semble épanouir son visage sous le reflet des bougies ; il a l’air heureux, il ne souffre pas dans ce moment, lui qui a tant souffert. Il y a un pétillement de flammes dans la cheminée du salon ; sur des tables, parmi de grands espaces ténébreux, un abat-jour et sa lumière en fleur.

Contre les volets fermés et les rideaux, c’est la ville, si noire en ces temps ; dans cette nuit, à peine éclairée de quelques réverbères, je connais des Lily, des Suzanne, enfermées chez elles en d’autres maisons ; je les vois encore, inaltérables, quand je veux croire à l’amour.

Jacques Chardonne

Illustrations : Photographie origine inconnue / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 31 janvier.

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Patrick Corneau