Patrick Corneau

Dans l’émission Répliques du 11 janvier où Alain Finkielkraut débattait avec ses deux invités Antoine Lilti* et Roger Pol Droit** de « L’héritage des Lumières » on apprend que Voltaire pour diffuser ses écrits et faire en sorte que ses idées agissent sur des décideurs n’utilisa pas moins de 140 pseudonymes. Dans une époque où cela était coutumier, il fut le recordman du pseudonyme. Pour préserver son anonymat, il lui arrivait de s’offusquer de ses propres écrits : condamnant publiquement des textes dont il était l’auteur. Un petit jeu avec les autorités (qui n’étaient pas dupes), mais dont Rousseau s’est bien gardé. Rousseau, commente Roger Pol Droit, est celui qui met son nom partout et, comme poète, écrivain, philosophe, musicien a toujours signé de son nom ; à tel point que lorsque Voltaire apprend les persécutions dont il fait l’objet et qu’il lit ce qu’on lui reproche, il écrit en marge : « Mais pourquoi as-tu mis ton nom ? » La figure de l’auteur qui répond de ce qu’il écrit en prenant tous les risques, affirmant qu’il ne se déjugerait pas, ne se masquerait pas, est alors une nouveauté.
Avec le déferlement des pseudos sur les réseaux sociaux, il y a une leçon dont nos contemporains pourraient bien s’inspirer constate Alain Finkielkraut. C’est la question de l’anonymat : Socrate déjà, dans son procès, se récriait à propos de la rumeur : si je me bats contre des ombres, je ne peux pas me battre véritablement. Sous couvert d’anonymat se déverse sur les réseaux sociaux toute la boue que l’on connaît puisqu’il ne s’agit plus de dire quoi que ce soit en l’assumant avec son propre nom.

Intrigué par l’acuité contemporaine des questions soulevées dans cette discussion, je me suis reporté au précédent et passionnant ouvrage d’Antoine Lilti : Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850). Il évoque la figure un peu oubliée de Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) et sa critique de Voltaire à l’occasion d’un épisode crucial dont il tire quelques fils bien intéressants.
Lorsqu’en 1778, quelques mois avant sa mort, le grand écrivain âgé de quatre-vingt-cinq ans est porté en triomphe à son retour à Paris et statufié de son vivant à la Comédie-Française devant son public, sa célébrité est éclipsée par celle de Volange, un acteur populaire qui enflamme les théâtres avec son personnage-fétiche « Janot ». C’est un moment culturel très important et qui a des résonances contemporaines très évidentes, car est mise sur le même plan la figure de Voltaire et celle d’un acteur comique de seconde zone, célébrité d’une grosse farce, Janot ou Les battus paient l’amende, bien éloignée comme on l’imagine des tragédies de Voltaire. Louis-Sébastien Mercier est choqué par l’engouement populaire auquel donne lieu cette prétendue apothéose qui suscite excitation, désordre et bousculade : « Une curiosité épidémique s’empressait à contempler sa figure, comme si l’âme d’un écrivain n’était pas encore plus dans ses écrits que sur sa physionomie. » Il est catastrophé de voir le patriarche de Ferney fêté à travers cette « facétie incohérente » comme un comédien sur un théâtre et il lui semble que Voltaire s’humilie. Il s’émeut surtout du « prodigieux succès » du spectacle de Janot, devenu en un instant l’« homme de la nation », auquel il oppose, pour le déplorer, l’enthousiasme du public et la désaffection des tragédies de Voltaire, quelques semaines seulement après l’épisode du couronnement : « Dans le même temps où l’on voyait une si grande affluence de monde à la cent douzième représentation des Battus paient l’amende, il n’y avait pas deux loges de louées pour la première représentation de Rome sauvée, de M. de Voltaire, et à la troisième la salle était déserte. »
L’attention publique est une ressource rare : une célébrité chasse l’autre. Mercier pousse plus loin la comparaison, au cœur même de la culture matérielle de la célébrité : « Enfin, on a modelé Janot en porcelaine, ainsi que Voltaire. On trouve aujourd’hui l’acteur forain sur toutes les cheminées. »

Se joue ici la grande affaire de la naissance de la célébrité dont Rousseau ne cesse de se plaindre alors que Voltaire en est plutôt satisfait et dont il a su jouer habilement.
La célébrité est au cœur de la formation et de la transformation de l’espace public dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Si la gloire, la renommée renvoyaient aux héros antiques, à l’épopée et à la commémoration des morts glorieux, la célébrité renvoie, elle, à l’adulation des idoles – bien nommées – par leurs fans. Antoine Lilti risque de manière assumée l’anachronisme et il a raison de le faire. Parce qu’il s’agit d’une clé, d’une démarche heuristique efficace pour comprendre une authentique révolution médiatique, ses outils et ses dispositifs. Il propose une archéologie convaincante de la « société du spectacle », de la peopolisation de l’espace public et permet ainsi de jeter un regard neuf sur nos interrogations contemporaines concernant la sphère médiatique.
Célébrités et people ne sont pas liés à une dégénérescence de l’espace public, à une vulgarité médiatique grandissante et nécessairement « décérébrante », qui auraient oublié les vertus de l’espace public comme on a tendance à le dire un peu vite. La disparition de l’exercice critique de la raison dans le cadre d’un débat public au profit du règne de l’affect et de la détestation-adoration des vedettes d’un jour, vite adulées, bientôt moquées, et finalement abandonnées au profit de nouvelles stars a ses origines au mitan du XVIIIe siècle. L’ « invention » de la célébrité n’attend pas le règne de la photographie et encore moins celui de la télévision et aujourd’hui d’internet avec les réseaux sociaux, où la valeur des célébrités s’estime en fonction du nombre de like, de la rapidité des re-tweets et de la fréquence des scandales polarisant l’attention du public.
Apparaît à cette époque l’essor de la presse populaire illustrée, d’abord en Angleterre puis sur le continent, la multiplication des images gravées à bas prix et à fort tirage. Ainsi le célèbre Jean Huber à qui Voltaire reproche de l’avoir peint dans une posture peu avantageuse dans Le Lever de Voltaire (1772) répond avec à propos : « L’empressement du public, votre âme damnée, pour tout ce qui vous représente bien ou mal, me force à vous désobliger sans cesse. J’entretiens son idolâtrie par mes images, et mon voltairisme est incurable ». On ne pouvait mieux dire !

Ce mouvement de fond qui anime la sphère médiatique et recompose en permanence l’avant-scène est concomitant de l’animation de l’espace public par les débats philosophiques, politiques et de société. La révolution médiatique crée la figure publique en même temps qu’elle arme le débat. Aussi les dynamiques du public sont-elles plurielles : l’entendement n’excluant pas l’affect, on voit un engouement grandissant pour le « genre » des vies privées. Il permet aux lecteurs de plonger dans l’intimité des célébrités, non sans voyeurisme, car il ne s’agit plus d’évaluer leurs talents en jugeant de leurs œuvres, mais de nourrir la curiosité du public à l’égard de leur personne même, jusqu’à leur apparence physique et leurs travers les plus privés. Et lorsque celles-ci font l’actualité politique (Mirabeau dont on publie les lettres à ses maîtresses) ou savante (Buffon dont le secrétaire publie une vie privée), on aurait tort de sous-estimer les enjeux d’une intimité fantasmée et ses impitoyables retournements. Au début du règne de Louis XVI, Marie-Antoinette aurait ainsi pu canaliser à son profit l’attachement et la proximité du public, lorsqu’elle vient au théâtre et se montre. En réalité, sa célébrité se retourne contre elle quand elle est éclaboussée par les scandales, ses maladresses sont moquées, sa vie privée est scrutée pour être dévoilée et dénoncée comme indigne d’une souveraine qui, profitant d’un époux faible, s’abandonnerait aux pires turpitudes.
À sa manière, la célébrité est un fardeau et le désir d’intimité à distance peut conduire à une mort sociale lorsqu’on brûle ce qu’on a adoré, prélude ici à la destruction de la reine scélérate. On comprend dans ces conditions que les observateurs et les moralistes de la fin du XVIIIe siècle se soient inquiétés de son empire. Nicolas Chamfort voit dans « la célébrité […] le châtiment du mérite et la punition du talent ».
On assiste déjà à l’essor d’une « société du spectacle » dans les principales capitales européennes, d’une consommation des loisirs et d’une marchandisation des divertissements. On s’arrache acteurs, actrices, chanteurs lyriques car ils font l’actualité et la « publicité » de théâtres qu’il faut remplir. Logiquement, on révèle dans la presse populaire leurs revenus, qu’on juge souvent exorbitants, comme on dénoncerait aujourd’hui ceux des footballeurs vedettes, mais qu’on se délecte toujours à dévoiler et à commenter. Aucun secret, aucune intimité, tout doit être dévoilé, connu, l’objurgation de « transparence » est en linéament, quitte à ce que la réussite d’une météorite qui bouscule tout sur son passage soit, le désamour venu, dénoncée comme scandaleuse (l’affaire Matzneff a de bien lointains prodromes…).

Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850), ouvrage à la fois savant et entraînant recèle bien d’autres surprises. Il permet de suivre jusqu’au milieu du XIXe siècle cette révolution médiatique, d’étudier à travers des figures publiques choisies (George Washington, Lord Byron ou Franz Liszt) l’invention de la célébrité dans une perspective civilisationnelle véritablement européenne et atlantique. Enfin, sans jamais postuler que les célébrités d’aujourd’hui sont celles d’hier, portées et brisées par les mêmes mécanismes, il interroge notre espace public, son ambivalence constitutive, et la manière dont nous l’investissons à nos risques et, peut-être, bien alarmants périls.
* Antoine Lilti, L’héritage des Lumières : ambivalences de la modernité, Éditions du Seuil, EHESS, Gallimard, 2019.
** Roger-Pol Droit, Monsieur, je ne vous aime point, Albin Michel, 2019.

Figures publiques. L’invention de la célébrité (1750-1850) d’Antoine Lilti, Paris, Fayard, 2014.

Illustrations : Photographie origine inconnue – « Voltaire à son lever à Ferney, dictant à son secrétaire Collini » de Jean Huber (1721–1786) / Éditions Fayard.

Prochain billet le 4 février.

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Patrick Corneau