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Embrasements : amour, admiration / colère, haine

Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Chez beaucoup le ludion de la vie tressaute autour d’un étiage moyen : un peu plus, un peu moins et la vie va, médiocre, tristement ordinaire. On peut en crever. À la longue. Chez de rares complexions, le ludion doit atteindre des extrêmes : très haut, extases, puis très bas, fracas. Au fond du fond, on flirte avec le trépas. Reste alors à miser sur l’énergie dernière, résiduelle, pour l’appel du pied, cette formidable détente qui fera remonter le ludion vers la surface. Beaucoup de bulles euphoriques accompagnent cette remontée salvatrice – un paysage nouveau apparaît : miracle, on est soi-même ET un autre. Cela s’appelle une métamorphose – les cuistres parleront de métanoïa (μετάνοια). Laissons les grands mots. C’est, peu ou prou, ce que nous offre Héloïse Combes dans L’embrasement des siècles. Une femme choisit de vivre un exil intérieur et géographique (les Cévennes) pour se trouver, pour rencontrer en soi ce qui échappe à tous les “semblants” (Lacan) – le monde “aseptisé”, “connecté” de “l’homme civilisé” et le “funeste confort” de sa vie “sous scellés” – elle veut se dépouiller, se décaper… jusqu’à l’os. Retrouver sa part sauvage, la bête en elle, l’innocence trahie.
Comment ? Primo, avec ce qu’on peut, ce qui est en notre pouvoir ou reçu par vocation : la poésie, par exemple, qui ouvre les sens à ce qui ne se voit ou ne s’entend pas à l’ordinaire. Adjuvant pour creuser le passé, l’enfance, les rencontres d’amour et d’amitié, les instants de bonheur vécus dans l’inconscience de leur poids, de leur prix. Et ainsi faire advenir les réminiscences libératrices ; reconnaître ses dettes familiales et leur part sombre, sacrificielle et/ou traumatisante.
Secondo, avec ce qui nous échappe : l’accidentel, l’imprévu, la catastrophe – ainsi l’incendie survenu chez l’auteure une nuit de décembre 2023 : dévastateur, tabularaseur ; il efface tout, vos maigres acquis, vos rares repères, vos fragiles certitudes. Remet les compteurs à zéro d’où “l’appel du pied” dont je parlais plus haut qui, en un renversement quasi héroïque, permet la remontée ; le feu ouvre le passage, la possibilité d’une naissance à soi. Plus on pénètre dans le réel, plus on accède au soi profond. Paradoxal ? Non, toute chose appelle son contraire, c’est la loi de la vie. C’est ce qu’on “gagne” contre douleur cognante et meurtrissante… Telle est la noble leçon de L’embrasement des siècles : « Ma déroute et ma chance / Sont sœurs jumelles / N’en déplaise au monde dissociatif » écrit Héloïse Combes.
Je ne peux sans les trahir, prosaïser ces poèmes bellement accompagnés par les illustrations de Georges Lemoine. Une chose est sûre, la puissance émotionnelle de l’écriture d’Héloïse Combes, en sa véracité d’acier trempé, sa verticalité énergique, son impeccable probité, nous transporte bien loin des lamentations “bobo à l’âme” des petites cigales qui pullulent sur les réseaux et nous fatiguent grandement de leurs stridences… Les fluctuations du baromètre de l’âme et les romantiques apitoiements n’ont pas droit de citer chez Héloïse Combes dont la voix rauque et les mots âpres sont tout entiers expression du corpoème” :
Je suis un poème encoléré
Frayant avec la foudre dans le tronc de l’orme
Je suis un tilleul ébahi
Fourmillant dans les hanches de la colline
Je suis un hybride ensauvagé
Poétisant dans un abri en sapin
Allez savoir qui de l’arbre ou des mots
Recrée ce corps de femme
Instant après instant

Je suis pour
La libération
De la vie par la Vie

Fin de divagation

Sur son blog, l’auteure se présente ainsi : « Héloïse Combes est née en 1981 à Montpellier. Elle partage sa vie entre le sud de la France et le Berry, où elle puise son inspiration empreinte d’amour de la nature et de quête de la lumière. Après un parcours classique en tant que chanteuse lyrique spécialisée dans le répertoire baroque, Héloïse a choisi d’emprunter des routes plus singulières. Chanteuse, auteur-compositeur, écrivain et photographe, elle est l’auteur de trois disques et de plusieurs livres parus et à paraître chez divers éditeurs. »
C’est dire qu’Héloïse Combes a plus d’une corde à sa lyre et que sa singulière et forte personnalité est le produit de multiples et évidents talents.
Un point de rotation – de divagation/conversion – se cache au cœur du péril comme l’avait compris à travers son errance tragique l’énigmatique Hölderlin. Aussi Héloïse Combe devrait-elle (peut-être) retarder son retour dans le Berry ? En regagnant sa terre d’élection, elle pourrait perdre ce foyer d’énergie providentielle qui surgit quand on a tout perdu…

Patrick aime assez« On insiste trop sur l’amour-haine et on oublie qu’il existe un sentiment plus trouble encore et plus complexe l’admiration-haine […] Quelle chance d’avoir pour contemporain un tyran digne d’être abhorré, auquel vouer un culte à rebours et à qui, secrètement, on voudrait ressembler ! » E. M. Cioran
Telle est la citation qu’a choisi Jean-Charles Huchet pour figurer en tête de son essai Ferdinand contre Marcel – L’obsession proustienne de L.-F. Céline.
Céline et Proust, ça commence de bonne heure et mal, dès Voyage au bout de la nuit, avec des remarques acerbes sur le grand aîné (Proust est né en 1871, Céline en 1894) : « Proust, mi-revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l’infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cythères. » Et cela a duré jusqu’aux entretiens et interviews ultimes : une admiration-haine qui hante encore le natif de Courbevoie à la veille de la mort. Le talent, voire le génie de Prout-Proust” (!) sont reconnus in fine, du bout des lèvres pour mieux maintenir la réserve sur le style (Puissant écrivain, Bien mais style lourd ! Architecture lourde), soit la seule chose qui importe vraiment à Louis-Ferdinand. Ni l’homme ni l’œuvre ne trouvent grâce et l’hommage soutiré par Georges Cazal, l’intervieweur (Proust est un grand écrivain, c’est le dernier, c’est le grand écrivain de notre génération), le compliment résonne comme un enterrement de première classe (le dernier) et l’épitaphe ressemble à un coup de pied de l’âne, dès lors que l’on se souvient de ce que Céline pensait du grand écrivain : Moi vous savez le grand écrivain me fait bien chier, le brasseur de fresques. Néanmoins, parmi les rares qualités reconnues à Proust par Céline : être un bon “observateur”, qualité dont il s’estime lui-même pourvu. Savoir “être sur le motif” c’est connaître le prix et l’efficacité du détail dans la connaissance d’un vaste ensemble.
Une évidence : l’absolue différence des œuvres, de leur imaginaire et de leur style. Malgré la différence d’âge, ils ont vécu un même événement majeur (la guerre de 1914-1918), ainsi que les bouleversements induits, et à peine cinq ans séparent la publication de Voyage au bout de la nuit (1932) et de celle posthume (1927) du dernier volume d’À la Recherche du temps perdu. Et pourtant ils n’habitent pas le même monde ni ne le reproduisent dans des univers romanesques légitimement comparables.
Ces écarts n’empêche nullement de les rapprocher, d’encenser en un même hommage les deux plus grands écrivains du XXe siècle, comme si souligner leur différence se voulait une façon de les lier plus étroitement l’un à l’autre. Comme le souligne Jean-Charles Huchet, ils forment une sorte de Janus bifrons littéraire, plus mythe que fantasme, destiné à représenter les deux visages du “Grand écrivain” auxquels célébrations officielles, activités éditoriales et empressements médiatiques ont tendu un miroir grossissant ces derniers temps. Au fil des ans et des exégèses, une vérité s’est hissée à la hauteur du mythe : Céline et Proust, c’est la littérature comme exigence, travail infini de la langue et du récit, osmose de la vie et de l’œuvre, opprobre et gloire… Ils incarnent la littérature comme apprivoisement de la transgression devenant objet d’admiration et de rejet. Ils représentent les deux visages antagonistes et complémentaires du “Grand écrivain” sur lesquels s’est déposé quelque chose de l’identité nationale.
Avec une érudition étourdissante (dont parfois l’excès pénalise la lecture), Jean-Charles Huchet montre comment Proust et Céline sont emblématiques, à leur manière, du tiraillement structural d’une société hantée par une nostalgie de l’aristocratie (au point de déplacer l’élitisme jusque dans la République), mais néanmoins portée par une pulsion égalitaire investie dans l’idée de peuple virant, selon les circonstances, de populaire à populiste : « Comme il existe un côté Guermantes et un côté Combray, il y dans la société et dans la littérature françaises, un côté Proust, un côté grand bourgeois (héritier de l’aristocratie) rentier, lettré, salonnard, fier des distinctions de culture, de position et d’usages linguistiques différenciants, et un côté Céline, petit bourgeois se rêvant représentant du peuple, laborieux (d’où le mythe du médecin des pauvres), protestataire vindicatif, autodidacte inventant sa langue, mettant sa radicalité au service d’une égalité absolue débouchant sur un totalitarisme. »
Ainsi, ce Janus bifrons créé par le rapprochement des deux écrivains exprime deux composantes, irréconciliables mais nécessaires de l’identité nationale : « Le demi-juif assimilé Proust, homosexuel, pourra avoisiner l’antisémite et homophobe Céline et la religion de la littérature cultiver ses saints et ses démons. Ainsi l’on pourra tout aussi bien discuter du niveau d’imprégnation de l’identité juive dans la vie et l’œuvre de Proust (Antoine Compagnon) comme de la permanence ou du caractère raciste de l’antisémitisme célinien (Philippe Almeras). »
Plus étroitement, cet essai montre comment Céline a, avec constance, dévalué l’œuvre de Proust pour affirmer les contours de la sienne et l’a utilisé pour affirmer son militantisme antisémite puis raciste. « Proust a été à Céline ce que Sainte-Beuve fut à Proust, un moyen de clarifier sa voix, de penser ce que l’on veut accomplir littérairement par le rejet de ce que l’on ne veut plus faire. D’une certaine façon, Proust a été non seulement utile à Céline mais indispensable, comme l’est un sparring-partner au boxeur pour apprendre à ajuster ses coups. Avoir besoin d’un autre pour se trouver, là git précisément pour lui l’insupportable, dans une dette refusée, seulement approchée dans la négativité de son déni. » C’est cette singulière transmission (“ce qui passe dans ce qui refuse de passer) qu’analyse ce passionnant essai qui n’est pas un essai supplémentaire sur Proust (il y a pléthore) mais sur l’obsession proustienne de Céline, sur la manière dont la haine éprouvée à l’endroit du devancier le met au travail, haine dont il faut saisir les mécanismes originels pour percevoir qu’elle constitue le seul vecteur de transmission après que Céline a renié tous les autres.
J’aimerais donner à lire le paragraphe conclusif de Ferdinand contre Marcel qui pose des questions cardinales sur le rôle de ces dialogues haineux (comme de la méchanceté) qui, à l’intérieur d’une même génération ou d’une génération l’autre, permettent, via une transmission paradoxale, à la littérature de se renouveler, de s’inventer : « En littérature, la haine liquide mais garde la hantise de ce qu’elle liquide et elle en fait parfois une œuvre. Sans Proust qu’aurait écrit Céline ? Que serait Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit (et le reste de l’œuvre) sans À la Recherche du temps perdu ? Que serait Céline sans sa haine, dont Proust fut l’objet le plus constant, le plus sérieux, le plus efficace et donc le plus nécessaire ? Céline se posait certainement ces questions ou ce qu’il écrivait les lui posait et ne pas y répondre (tout en les reposant dans les formes variées de détails) lui offrait la possibilité de garder intacte la haine qui fait écrire. »
La haine fut et resta donc la grande affaire de la vie de Céline et de son œuvre. Il s’y attacha et la cultiva avec constance, renouvelant sans cesse les objets susceptibles de l’entretenir et de contaminer l’univers entier. En 1947, il écrivait à Albert Paraz : une immense haine me tient en vie. Je vivrais mille ans si j’étais sûr de voir crever le monde.”
Si Gide nous avait alerté avec sa formule, souvent citée approximativement, que “c’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature”, cela ne veut pas dire non plus que beaucoup de haine ou de méchanceté fassent de la grande littérature. Mais de fait, la littérature méchante existe, elle participe d’un processus de désidéalisation du culte du “grand écrivain” et d’une religion de la littérature, elle peut atteindre des sommets dont Jean Cau, Philippe Muray n’ont pas démérité…

L’embrasement des siècles d’Héloïse Combes, illustrations de Georges Lemoine, éditions Sous le Sceau du Tabellion, 2024 (18€).
Ferdinand contre Marcel – L’obsession proustienne de L.-F. Céline de Jean-Charles Huchet, Collection “Espaces Littéraires”, éditions L’Harmattan, 2024 (31€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographies d’Héloïse Combes et de Jean-Charles Huchet – dans le billet : éditions Sous le Sceau du Tabellionéditions L’Harmattan.

Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !

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Patrick Corneau