Patrick Corneau

POUR QUI ÉCRIRE ?
Réponse de Virginia Woolf dans l’introduction de The Common Reader :
« Le commun des lecteurs, comme le laisse entendre le Dr Johnson*, se distingue des critiques et des érudits. Il rassemble des gens moins cultivés, que la nature n’a pas dotés aussi généreusement. Ceux-ci lisent pour leur propre plaisir plutôt que pour transmettre des connaissances ou corriger l’opinion des autres. Et surtout, un certain instinct les pousse à créer pour eux-mêmes, à partir des éléments épars qu’ils peuvent grappiller çà et là, une sorte de tout – le portrait d’un homme, l’esquisse d’une époque, une théorie de l’art d’écrire. Ils ne cessent jamais, en lisant, de se bricoler quelque structure bancale et incertaine qui leur donnera la satisfaction temporaire de ressembler suffisamment à l’objet réel pour recevoir l’affection, le rire ou le désaccord. Irréfléchis, dépourvus de précision et superficiels, s’emparant d’un poème comme ils le feraient d’un vieux meuble, sans se soucier de sa provenance ou de sa nature, du moment qu’il leur sert à quelque chose et parachève leur structure, ils présentent en tant que critiques des insuffisances trop évidentes pour qu’il soit besoin de les signaler. »
Virginia Woolf, Le Commun des lecteurs, L’Arche éditeur, 2004.
* « Je me félicite d’avoir l’approbation du commun des lecteurs ; car c’est le bon sens de lecteurs purs de tout préjugé littéraire, après les raffinements interminables de la subtilité et le dogmatisme de l’érudition, qui doit finalement décider de tout droit aux honneurs poétiques. » Dr Samuel Johnson, On The Works Of Mr. Gray.

ÉCRIRE UN LIVRE 
Les conditions de possibilité de la réussite littéraire :
« Dans ce noble projet, la difficulté consiste à lire le monde contemporain de telle sorte que votre lecteur comprenne que : sous le gauchiste new-look, il y a le curé du XIXe qui refourgue la morale bourgeoise ; sous l’écolo souriant, il y a la maîtresse d’école dominatrice et frustrée ; sous les prêches émancipateurs, le désir jaloux de contrôler les pensées ; sous les discours sur la liberté, un appel aussi pressant que menaçant à rejoindre le troupeau ; sous la sympathie de façade, l’intimidation ; sous le bouddhisme Twitter, la brutalité des appétits.
Bref, ce n’est qu’après avoir analysé dans les détails le maoïsme rampant dans la compétition pour la domination sociale que vous pouvez écrire. Mais il y a plus. Sous la bataille pour la domination, à un niveau infrapolémique, il y a les paramètres de la condition spirituelle et psychologique humaine. Sur ce plan-là, il faut être expert en contradictions, aveuglements inconsciemment volontaires, dénis, bouffées paranoïaques alternant avec des poussées d’irénisme béat, fabrication d’imaginaire immunisant, fantasmes gothiques divers, ratés relationnels, bref, tout ce qui transforme la panique individuelle devant le mur de la mort en catastrophe sociale.
Un bon livre naît donc de trois séries d’observations : l’une sur l’organisation actuelle et accidentelle de la société (des ouistitis dominants veulent qu’on les serve – qui, comment ?), la deuxième sur la pauvreté de nos psychés (reptiliennes et paniquées), et la troisième sur le délire incessant de nos interactions (immanquablement ratées tout en étant fatalement nécessaires). »
Marin de Viry, “Yasmina Reza, unique et rock”, la Revue des Deux Mondes – octobre 2024.

La recette est convaincante, cela a l’air facile… La réalité l’est moins : le franchissement de l’Himalaya avec des tongs et sans les moufles… 
Deux approches possibles : l’une proposée par l’éditeur de Flaubert, Maxime Du Camp, qui analyse le style de l’écrivain – l’autre proposée par Michel Tournier, inspirée par la technique photographique.

COMMENT ÉCRIRE ?
1/ Les myopes et les presbytes 
« Le procédé littéraire de Flaubert déroutait tout le monde et même plus d’un lettré. Ce procédé est cependant bien simple : c’est par l’accumulation, par la superposition et la précision des détails qu’il est arrivé à la puissance. Ce procédé est physiologique ; c’est le procédé des myopes qui voient les choses les unes après les autres, très nettement, et qui les décrivent successivement. Toute la littérature d’imagination peut se diviser en deux écoles distinctes, l’école des myopes et l’école des presbytes. Les myopes voient par le menu, étudient chaque contour, donnent de l’importance à chaque chose parce que chaque chose leur apparaît isolément ; autour d’eux il y a une sorte de nuage, sur lequel se détache dans une proportion qui semble excessive l’objet qu’ils aperçoivent ; on dirait qu’ils ont un microscope dans l’œil où tout se grossit ; la description de Venise, vue du haut du campanile de Saint-Marc, la description du château de la Misère dans le Capitaine Fracasse, toutes deux faites par Théophile Gautier, sont le produit admirable de la vision myope. Les presbytes, au contraire, voient l’ensemble, dans lequel les détails disparaissent, pour former une sorte d’harmonie générale. Le détail perd toute importance pour eux, à moins qu’ils n’aient un intérêt d’art à le mettre en relief ; s’ils ont un portrait de femme à tracer, ils parleront de la démarche plutôt que de la forme du nez ou de la couleur des yeux ; d’une ville contemplée d’un sommet, ils distinguent tout de suite le caractère particulier ; ils n’ont pas besoin de décrire longuement leurs personnages pour les faire voir : un mot suffit. Le type de la composition presbyte est Colomba de Mérimée.
J’ajouterai que les myopes s’attachent à dépeindre les sensations, tandis que les presbytes cherchent surtout l’analyse des sentiments. Si un homme de lettres presbyte devenait myope tout à coup, sa manière de sentir et, par conséquent, d’écrire, se modifierait instantanément.
Ce que je nomme l’école des presbytes, Théophile Gautier l’appelait l’école des décharnés. Il disait à Mérimée : “Vos personnages n’ont pas de muscles”, et Mérimée lui répondait : “Les vôtres n’ont que des draperies.”
Le roman de Madame Bovary a une force exceptionnelle ; la réalité en est telle, qu’on l’a appelée du réalisme.
C’était nouveau alors, du moins sous cette forme, avec cette valeur d’expression et cette intensité de langage.
C’est ce qui étonna, c’est ce que l’on prit pour de l’inconvenance. Entre sa peinture et le spectateur, Flaubert avait interposé une loupe ; le spectateur regarda et crut voir des monstres là où il n’y avait que des créatures humaines semblables à lui. Une goutte d’eau vue au microscope à gaz est un océan où grouillent des animaux formidables : ce n’est cependant qu’une goutte d’eau où se promènent quelques infusoires. C’est le talent de Flaubert qui avait créé l’illusion ; la sottise publique ne s’en aperçut pas. On alla plus loin : la Revue de Paris fut dénoncée comme outrageant les bonnes mœurs et la religion. »
Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires – 1882-1883*, Hachette et Cie, 1883.

2/ La profondeur et la clarté
« L’appareil de photo doit beaucoup de sa séduction au diaphragme à iris qui ajoute au trou rond de l’objectif un organe délicat, subtil et d’une vivante ingéniosité. C’est une corolle de lames métalliques qu’on peut éloigner ou rapprocher de son centre, augmentant ou diminuant ainsi l’ouverture utile de l’objectif. Il y a de la rose dans ce dispositif, une rose qu’on peut à volonté fermer ou épanouir. Il y a aussi là du sphincter et, en le voyant se serrer ou se relâcher derrière la lentille de l’objectif, on pense vaguement paupière, lèvre, anus.
Ce n’est pas tout. A cette troublante anatomie, le diaphragme ajoute une physiologie d’une très vaste et magique portée. Car tous les photographes savent qu’en fermant le diaphragme on diminue l’entrée de la lumière dans la chambre noire, mais qu’on augmente en revanche la profondeur de champ.
Inversement, en augmentant son diamètre, on perd en profondeur ce qu’on gagne en clarté.
Rien de plus universel en vérité que ce dilemme qui oppose profondeur et clarté, et oblige à sacrifier l’une pour posséder l’autre. On appartient à l’un ou l’autre de deux types d’esprits opposés selon que l’on choisit la clarté superficielle ou la profondeur obscure. “Le défaut majeur des Français, disait mon maître Éric Weil, c’est la fausse clarté ; celui des Allemands, c’est la fausse profondeur.

C’est naturellement dans le portrait que l’option devient la plus urgente. En diaphragmant plus ou moins, on donne plus ou moins d’importance aux plans éloignés qui se trouvent derrière le sujet, et tout ce qui est accordé d’attention à ces arrière-plans est refusé au sujet portraituré. Si la Joconde avait été photographiée par Léonard de Vinci, il aurait à coup sûr fermé son diaphragme au maximum – un trou d’aiguille – puisque, derrière ce visage au sourire célèbre, on distingue parfaitement un lointain paysage avec ses rocailles, ses arbres et ses lacs. Encore faut-il que ce “fond” — qu’il soit rural ou urbain, intime ou architectural – ait une existence propre et ne se réduise pas à quelques attributs attachés symboliquement à une figure humaine centrale, comme par exemple les arbres du Paradis flanquant le couple Adam et Ève, ou le château dont la silhouette crénelée se découpe derrière le portrait d’un seigneur.
Il faut au contraire qu’il ait une présence autonome assez forte pour concurrencer celle du ou des personnages, menacés à la limite d’être avalés par le paysage où ils ne joueront plus que le rôle modeste d’éléments humains à côté de la faune et de la flore.
Dès lors, la présence ou l’absence d’un décor d’arrière-plan prend une signification de vaste portée dont on retrouve l’équivalent en littérature, voire dans les sciences humaines. Car il n’est pas indifférent dans un roman que le héros soit décrit en lui-même, abstraction faite de ses origines ou de son milieu, sur fond indifférencié – à diaphragme ouvert -, ou au contraire à diaphragme fermé, replacé dans un ensemble socio-historique dont il est solidaire et où il puise sa signification. Si l’on parcourt les grands romanciers français du XIXe siècle – Stendhal, Balzac, Flaubert, Hugo, Maupassant, Zola -, on constate que l’ouverture du diaphragme varie de l’un à l’autre et qu’elle a très grossièrement tendance à diminuer. Le personnage présenté par Stendhal sans son milieu ou en contradiction avec ses origines — Julien Sorel — s’y intègre au contraire profondément avec Zola pour n’être plus qu’une des données du milieu social, lequel constitue le véritable sujet de l’étude romanesque. Stendhal : F 4 ; Zola : F 16. »
Michel Tournier, “Diaphragme” dans Des clefs et des serrures, éditions du Chêne, 1979.
* Dans ses Souvenirs littéraires relatifs à Flaubert, Maxime Du Camp trace un sévère portrait de Louise Colet dite “la Muse” dont Gustave s’enticha à ses risques et périls…

Madame Bovary, véritable mécanique de précision romanesque, revisitée par Philippe Dufour, professeur en littérature française et stylistique à l’Université de Tours, et l’écrivaine Marie-Hélène Lafon au micro d’Alain Finkielkraut dans son émission Répliques : “Lire et relire Madame Bovary”.

Illustrations : (en médaillon) Photographie ©LeLorgnonmélancolique – dans le billet : Photographies ©Herlinde Koelbl (les mains des écrivains Robert Menasse et Peter Handke). 

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau