La détestation de Paris est une pratique banale qui n’intéresse d’ailleurs pas seulement les provinciaux (qu’ils soient irrédentistes ou pas), les Parisiens eux-mêmes ne sont pas en reste pour cracher dans leur soupe (sauf qu’il veulent être les seuls à le faire…). C’est aussi une tradition littéraire. Ainsi ce passage haut en couleurs du Désespéré de Léon Bloy, un peu délirant mais à remettre, bien évidemment, dans le contexte de l’époque soit les années 1880 où Paris était un cul-de-basse-fosse en proie à toutes les formes de prostitution.
Toute ombre a sa lumière et il faut rééquilibrer le tableau avec les nombreux livres qui de Paris célèbrent sinon le lustre ou l’inégalable gris, du moins l’histoire prestigieuse (qu’elle ne doit pas à Emily in Paris !). Deux éditeurs ont à cœur de porter attention à la ville de Baudelaire et de Proust en l’insérant dans leur catalogue : Jacques Damade, l’éditeur de La Bibliothèque et Georges Monti des éditions Le Temps qu’il fait. Chez ce dernier après Willy Ronis, Joël Cornuault, Jean-François Berthier, Jean-Pierre Ferrini ou Thierry Romagné, c’est Bénédicte Cartelier qui cet automne honore son “neuvième arrondissement” avec Flânes dans la Nouvelle Athènes. L’autrice du très goûtu Oublier Lubin revisite avec une curiosité gourmande l’arrondissement dans lequel elle vit, un arrondissement qui a la forme d’un papillon. On la suit ainsi dans ses papillonnages, ses tours et détours, à la recherche de lieux perdus, retrouvés, ses partis pris à travers les rues, les places, les squares, les passages, les cités, les églises (un temple), les espaces verts ou les hôtels particuliers.
« Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil. Se promener c’est végéter, flâner, c’est vivre » écrit Balzac – soufflant par ces mots sa méthode à Bénédicte Cartelier qui, si elle arpente ce qui ne couvre qu’une partie d’un arrondissement particulièrement artistique, ne cherche pas à inventorier les sites présumés “incontournables”, ni ne prétend en épuiser les richesses. Les rues l’occupent, elle ressuscite des lieux perdus, effacés par le temps ou la démolition, mais évoque aussi l’évolution des mœurs. Elle s’étonne, s’amuse, raille quelquefois et se souvient de ce que la littérature conserve, de plus ou moins caché, entre les pages du grand livre de la ville.
On suit avec jubilation ce guide fort peu touristique, qui sait comme nul autre tenir notre curiosité en éveil par une érudition soutenue mais jamais pesante, et un humour constant.
Avec la collection Capitale, les éditions de La Bibliothèque abordent Paris par ses enseignes, ses métiers, ses îles, ses graveurs… Paname, une chanson de Piaf, un poème de Villon, le poinçonneur des Lilas, très vite on est assailli par les flots de mots de cette ville muse. En fait, elle nous aborde, se raconte et on ne peut que la suivre. Tour d’horizon des derniers volumes de la collection :
Paris pataphysique – L’art des solutions imaginaires qui conduit l’auteur à se demander si « Paris existe vraiment. Ou si la ville ne résulte pas avant tout d’une imbrication infinie de solutions imaginaires ? Accompagnées de liens troublants : avec Nanterre, avec l’Égypte. Sans oublier les pierres de Belleville qui auraient servi à construire la Maison Blanche … » Une autre façon de voir Paris ! Ne doutons cependant pas du sérieux et de l’érudition de cette enquête pataphysique mené par Pascal Varejka, auteur de Paris au Moyen Âge (Parigramme), de La fabuleuse histoire de la tour Eiffel (Prisma) et de Singularité de l’éléphant d’Europe (Ginkgo).
Guide sentimental des piscines municipales de Paris. « Nous nageons dans Paris. Nous aimons nous baigner » déclarent les auteurs (Isabelle Louviot et Jacques Damade) qui interrogent cette bizarrerie qu’au milieu du bitume, du béton, de la brique, on puisse nager (pour un prix modique) dans 41 piscines municipales, réparties sur les deux rives de la Seine. Quel est ce luxe, ce plaisir offert à tous ? Le passé, le présent, le futur des piscinesintriguent – d’où cette enquête menée par deux ethnographes amateurs, sur plus d’un an dans les 41 piscines municipales.
Chez le même éditeur, mention spéciale pour le très curieux Insurgé.e.s – 26 façons de se révolter de Michéa Jacobi, soit une galerie de gens très fréquentables (de Beethoven à Béatrice Dalle et Antoinette Fouque, de O’ Flaherty jusqu’à Jules Vallès). Insurgé.e.s est le onzième titre d’Humanitatis Elementi, cette monumentale et mirifique entreprise d’une description de la condition humaine en vingt-six volumes.
« Dans Agua Viva, sorte de longue missive à un destinataire inconnu, Clarice Lispector laisse sa pensée aller à hue et à dia, évoquant tour à tour la force de l’instant, la naissance, l’écriture et la peinture, ses deux passions, ou encore sa propre solitude. Il en résulte un livre aux images woolfiennes, plein de fulgurances poétiques, déroutant parfois, mais d’une singulière puissance. » Ainsi Florence Noiville présentait-elle, dans Le Monde des livres du 21 décembre 2018, cet extraordinaire roman tout en fluidité, comme sorti d’un jet que Clarice Lispector n’avait pas eu le courage de publier, le croyant mauvais car sans histoire ni intrigue. Dans ce roman de 1973, Clarice Lispector cherche à “capturer le présent” et ajoute ainsi à son expérience individuelle une dimension profondément universelle. Ses méditations sur des sujets personnels mais aussi sur le monde qui l’entoure – odeurs, temps, sommeil – ont fasciné nombre d’artistes qui lui ont succédé. Ce texte unique, à la forme si particulière et non conventionnelle, se libérant du poids de l’intrigue et des portraits psychologiques de personnages, se présente comme un monologue aux multiples destinataires. Il s’agit d’une œuvre d’art magistrale, qui réorganise le langage et joue sur les écarts entre la réalité et la fiction afin de tirer “une flèche qui se fiche au point tendre et névralgique du mot”.
La présente édition est nouvelle ; elle est suivie d’un entretien inédit de Clarice Lispector dans lequel elle aborde la création de son œuvre, notamment Água Viva avec des fac-similés du manuscrit original. On apprend que “sortir d’elle” un personnage est douloureux, elle le fait “avec énormément de paresse, parce que ce qui m’intéresse c’est de prendre des notes. Les réunir, c’est très ennuyeux.”
Nul doute que les lispectoriens se précipiteront sur ces échanges ouvrant les arcanes de la création de l’une des plus grandes écrivaines du XXe siècle.
J’ai reçu le Jean-Pierre Otte un curieux recueil poétique : Les entrefaits, signé Quatuor d’Arnal. Arnal s’avère être le nom du mas sis dans le Lot où Jean-Pierre réside. Késako ? Je retourne le livre, et en guise de 4ème de couverture : je vois deux quatuor, l’un féminin (Carmen Pennarun+Valère-Marie Marchand+Valérie Defrène+Myette Ronday), l’autre masculin (Michel Diaz+Yves Arauxo+Jean-Claude Tardif+Jean-Pierre Otte). Un collectif donc, une œuvre à huit mains (si stylo), seize (si clavier). Quatre-vingt-douze pages de poèmes équitablement réparties entre les dames et les messieurs. Mais lisons les explications de Jean-Pierre Otte en ouverture du volume : “En un jeu qui d’ailleurs n’en est pas un, quatre écrivains ayant chacun leur écriture et leur univers se réunissent en quatuor pour composer des poèmes. L’aventure est collective, composite, alternative. Le premier – ils sont premiers à tour de rôle – propose une ligne de départ. Les autres prennent le relais, ajoutent leur ligne chacun à leur tour, sans que l’action d’écrire se fasse pour, contre ou avec les autres, mais uniquement en faveur du poème composé au fur et à mesure.”
Ce sont donc (titre) “des entrefaits, du verbe entre-faire, se faire l’un l’autre, fertilité dans l’intervalle.”
C’est de l’intelligence collective (mâtinée de beaucoup de technique langagière et modelée par huit sensibilités uniques) appliquée à la création poétique. Le résultat est très convaincant. Grâce à ces apports successifs, on assiste à l’émergence d’un quidam, la création d’un esprit qui vaut plus que la somme des huit : “un esprit se crée de lui-même, esprit impersonnel dont chacun participe, et qui semble acquérir une sorte d’autonomie ou d’autarcie, ayant sa propre vie, ses facultés inventives, sa libre spontanéité.”
Comme le dit fort bien Yves Arauxo : “ en favorisant le dialogue et l’échange, en imposant à ses participants un déplacement, des réévaluations et des réajustements constants, l’écriture en quatuor permet d’approcher cette entité partagée, ce noyau situé en marge (le centre est à côté) des particularités de chacun. Elle fait alors un pas vers une sorte d’idéal poétique : non pas celui de l’écriture d’un poème anonyme, mais celui de l’invention d’un poète qui ne porterait pas de nom.”
On l’aura compris cette expérience littéraire est aussi originale et inattendue que passionnante à découvrir. Comme un souffle de fraîcheur au milieu du brouhaha des mille égos poétisants poétifiants : c’est moi ! c’est moi !
Ma complexion mélancolique m’y prédisposant, je croyais tout savoir de cette forme impérieuse de désir et de manque, de soif et de nostalgie, de rêve et de regret d’un bien inaccessible auquel on ne peut pas renoncer et qui selon les lieux et les aires culturelles prend le nom de saudade, de spleen, de Sehnsucht ou de fiu (Polynésie). C’était sans compter la littérature roumaine et le dor, intraduisible diamant de la langue roumaine (issu du latin dolor), sentiment douloureux et profond, ancré dans le corps mais d’essence métaphysique, prouvant que notre déchéance spirituelle n’est pas totale et dont le poète Mihai Eminescu fut l’explorateur le plus empathique.
Héros fondateur de la culture roumaine, Mihai Eminescu (1850-1889) est une personnalité incandescente de jeunesse comme Novalis, mais également un écrivain visionnaire et torturé comme Leopardi. Il a exercé une influence déterminante sur tous les grands écrivains d’origine roumaine : Cioran, lonesco, Eliade, etc. Par son inventivité débridée et son profond pessimisme, il en est la référence majeure et la meilleure clef d’interprétation.
Eminescu est étroitement lié à la tragédie qui se déroule actuellement en Ukraine : né en Moldavie, près de la frontière ukrainienne, il a passé sa jeunesse à Tchernivtsi, en Ukraine, et a été soigné plus tard près d’Odessa. II porte en lui l’écartèlement culturel de ses compatriotes entre les puissances voisines : Russie, Autriche et Turquie.
Une œuvre immense donc et difficile d’accès, qui explique pourquoi un tel génie reste quasi inconnu en France. Grâce à ce 45ème volume de la collection “Ainsi parlait” – conçu par Nicolas Cavailles (l’éditeur de Cioran en Pléiade) – c’est l’essentiel d’une œuvre exceptionnelle qui devient enfin accessible au public français. Qui plus est, avoir la langue roumaine en pages gauche c’est faire l’expérience d’une authenticité toujours surprenante comme d’avoir sous les yeux un paysage peint.
On ne saurait clore cette récolte d’automne sans oublier les revues et le 10ème numéro Des PAYS HABITABLES qui, pour illustrer sa ligne (Naïveté – Utopie – Exubérance) nous offre un sommaire particulièrement éclectique avec Sigmund Freud, Rosa Luxembourg, Denis Diderot, Tao Shan Ts’ien et Raul Ruiz… Un esprit d’ouverture et de curiosité poétique fidèle à l’héritage d’André Breton qui appelle l’éveil, nous enjoint de briser les limites dans lesquelles nous sommes enclos. On se délecte du jeu contrapuntique entre ces textes insolites et des illustrations choisies (gravures, eaux-fortes, dessins, collages, photographies) dont les moindres ne sont pas les “exubérances intérieures” de Gabrielle Cornuault.
Flânes dans la Nouvelle Athènes de Bénédicte Cartelier, éditions Le Temps qu’il fait, 2024 (24€).
Paris pataphysique – L’art des solutions imaginaires, Collection Capitale, éditions La Bibliothèque, 2024 (14€).
Guide sentimental des piscines municipales de Paris d’Isabelle Louviot et Jacques Damade, Collection Capitale, éditions La Bibliothèque, 2024 (22€).
Insurgé.e.s – 26 façons de se révolter de Michéa Jacobi, Collection Les Billets, éditions La Bibliothèque, 2024 (14€).
Água Viva de Clarice Lispector, nouvelle édition bilingue, traduit du portugais (Brésil) par Didier Lamaison et Claudia Poncioni, suivie d’un entretien inédit de l’autrice traduit du portugais (Brésil) par Izabella Borges, éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2024 (20€).
Les entrefaits du Quatuor d’Arnal, Collection Empreintes, éditions Á l’index, 2024 (15€).
Ainsi parlait (Asa gräit-a) Mihai Eminescu, Dits et maximes de vie choisis et traduits du roumain par Nicolas Cavailles, éditions Arfuyen, 2024(14€).
Des PAYS HABITABLES n°10, octobre 2024, Librairie La Brèche éditions (14€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Photographie ©LeLorgnonmélancolique – dans le billet : éditions Le Temps qu’il fait – éditions La Bibliothèque – éditions des femmes-Antoinette Fouque – éditions Á l’index – éditions Arfuyen – Librairie La Brèche éditions.
Vous n’auriez jamais lu ce livre si vous n’aviez connu l’auteur !