S’il fut abondamment et très officiellement célébré lors de sa disparition le 27 septembre 1915, Remy de Gourmont, véritable polygraphe dont l’œuvre nourrie et variée mêle tous les genres, de la poésie à l’essai linguistique, du traité scientifique au théâtre, du roman au libelle, devait entrer dans ce que Noël Arnaud a appelé dans un article de la revue Critique : “la grande absence”. Non pas que la postérité ait oublié cet auteur inclassable, mais son souvenir s’effaça quelque peu de la mémoire littéraire.
Au fil du temps et des rééditions, au reclus du grenier de la rue des Saints-Pères, fut reconnu une aura, une influence post-mortem qui dépassent la place centrale qu’il occupa dans la vie intellectuelle de son temps. Une véritable confrérie de lecteurs s’est formée autour de son œuvre pour en célébrer le culte, qui se perpétue et se renouvelle depuis plus d’un siècle sans jamais dépérir. Parmi ces “fidèles d’entre les fidèles”, Thierry Gillybœuf auquel on doit avec Bernard Bois le Cahier de l’Herne (2003) consacré à Remy de Gourmont et qui vient de signer une monumentale biographie en deux tomes : Rémy de Gourmont. Une vie fin-de-siècle. Ces deux “pavés” de presque 700 pages sont impressionnants*. C’est l’œuvre d’une vie : quarante années d’un travail passionné que seul un “entomologiste de formation” pouvait mener à terme. On est ébloui, véritablement étourdi par la somme d’informations collectées, accumulées autour de cet esprit incisif, curieux et érudit, tenu par ses pairs pour le plus grand écrivain de son temps. Faisant revivre à travers lui, toute la “fin-de-siècle”, avec ses excès, ses outrances, ses cafés interlopes, ses petites revues, ses querelles, son penchant pour l’absinthe et la morphine, son goût de la provocation, sa férocité et sa drôlerie, bref, ressuscitant l’incroyable floraison artistique de cette époque charnière. On comprend combien Gourmont la transcende par bien des aspects, qu’il fut un visionnaire (il suggéra la possibilité de l’interruption volontaire de grossesse et du droit des femmes à disposer de leur corps) et devient ainsi notre contemporain. Sous l’homme de lettres, le directeur de revue et le critique littéraire, on perçoit un être attachant pour qui l’amitié (et l’amitié-amoureuse avec quelques égéries) compta beaucoup – ce qu’avait souligné Edith de la Héronnière dans un article** consacré à la publication de sa correspondance : “Sous la rugosité du critique exigeant et volontiers intraitable, se cache un cœur tendre, d’une rare délicatesse, craignant plus que tout de blesser, et, en retour, d’une sensibilité à fleur de peau : une sorte de bernard-l’hermite qu’un effleurement ferait rentrer dans sa coquille”.
J’avoue pourtant avoir eu un peu de mal à soutenir mon attention sur cette longue fresque, parfois perdu parmi les prolifiques détails apportés par l’auteur qui, emporté par un souci d’exhaustivité et de précision “scientifique”, noie et perd un peu son sujet sous l’avalanche des références, des commentaires adventices et notes (référencées sur plus de cent pages en fin du volume 2). On sait la difficulté de l’exercice biographique et la juste distance à trouver (zoomer-dézoomer), le nécessaire effort de décentrement, décollement par rapport au sujet. Thierry Gillybœuf en est parfaitement conscient puisqu’il en avait déjà signalé les écueils dans “Présences de Remy de Gourmont”, le volume des actes issus du colloque de Cerisy de 2002 où il écrivait : « Claude Roy, un autre centenaire de cette année, malheureusement oublié du programme des Commémorations nationales, disait : “Le bon biographe doit lutter pour ne pas avoir l’air, malgré lui, trop bien informé et prophétique à peu de frais”. C’est en effet là l’un des deux écueils qui menacent le biographe, lequel doit en quelque sorte mener tant bien que mal sa barque entre le Charybde de l’omniscience et le Scylla de l’hagiographie. Et l’on peut être naturellement tenté de céder à l’une ou à l’autre quand une biographie représente des années de travail patient et fervent, plus de vingt dans le cas présent. Il se tisse nécessairement des liens affectifs, intellectuels entre biographé et biographe, qui deviennent des compagnons de route. »
Si l’œuvre romanesque et poétique de Gourmont ne nous séduit plus, l’œuvre de critique est traversée de vues acérées, fermes, claires et acharnées à la destruction des nuées, des illusions et des mythes qui nous sont hautement précieuses. Alors qu’il nous comble d’explications sur la terrible maladie (lupus tuberculeux) qui défigurait le visage de Gourmont, on est surpris que Thierry Gillybœuf passe si rapidement sur sa méthode de réflexion, la “dissociation des idées” – approche critique qui, aujourd’hui où règnent la paresse de l’amalgame, les deepfake et autres “vérités alternatives”, devrait être largement répandue et encouragée***.
Quoi qu’il en soit de ces biais, difficultés et objections mineures, le parti pris est de faire revivre, de réhabiliter dans et autour de la biographie (zoom out), un esprit français ou “à la française”, soit une époque haute en couleurs (peut-être plus exaltante que la vie même du biographé, casanier qui n’est jamais allé plus loin que la Hollande). C’est donc dans une imposante cathédrale que le lecteur est invité à déambuler – libre à lui de rester dans la nef avec les contemporains de Gourmont ou de descendre dans la crypte où l’œuvre, les textes et rien que les textes, de ce maître et guide à l’esprit libre, encyclopédique, à l’intelligence suraiguë, s’offrent à nous.
S’il me fallait en suggérer un, le fameux livre “à emporter sur une île”, ce serait Le téléphone a-t-il tant que cela augmenté notre bonheur ? dans la collection Les Cahiers Rouges chez Grasset, un florilège de pensées choisies et préfacées par Vincent Gogibu. C’est un viatique que j’ai toujours à portée de main pour chasser les papillons noirs…
En attendant la réédition fin mars par les éditions de La Coopérative de Des pas sur le sable. Ce compendium des maximes et pensées de Remy de Gourmont, paru en 1919 – puis réédité 1989, était introuvable, Thierry Gillybœuf en donne la première édition intégrale avec 867 fragments publiés dans l’ordre chronologique de leur écriture.
De fait, si l’œuvre de Gourmont recommence à intéresser, c’est en raison de sa modernité certes, mais surtout de l’excellent travail d’éditeurs indépendants et de lecteurs-chercheurs passionnés grâce auxquels cette littérature pour happy few réussit aujourd’hui à passer entre les mailles du filet consumériste pour atteindre et renouveler toujours son public.
* Thierry Gillybœuf n’a pas réussi à battre la récente biographie de Kafka par Reiner Stach dont l’ampleur peut paraître a priori décourageante : environ 2 700 pages, en trois tomes (Le Cherche-Midi, 2023).
** “L’ours à écrire, Correspondance de Remy de Gourmont” par Édith de la Héronnière (La Revue des Deux Mondes, novembre 2016) à propos de Remy de Gourmont, Correspondance, tome I, 1867-1899, et tome II, 1900-1915, correspondance réunie, préfacée et annotée par Vincent Gogibu, Éditions du Sandre, 2010.
*** On lira avec intérêt d’Anne Boyer : “Gourmont et la dissociation des idées”, in Présences de Remy de Gourmont (p. 525-538), sous la direction de Thierry Gillybœuf, Vincent Gogibu et Julien Schuh, éditions Classiques Garnier, 2021.
Conversations avec Gustav Mahler de Natalie Bauer-Lechner est une preuve de plus qu’il ne faut pas croire Proust dans ses reproches à Sainte-Beuve : “Avoir demandé à la biographie de l’homme, à l’histoire de sa famille, à toutes ses particularités, l’intelligence de ses œuvres et la nature de son génie, voilà ce que je reproche à Sainte-Beuve”, le jugeant sévèrement : “Erreur qui vient de ne pas avoir compris l’originalité du génie et la nullité de la conversation”.
Si tout n’est pas dans la conversation, elle peut livrer beaucoup si l’interlocuteur, le “conversationniste” sait écouter, deviner ou révéler les non-dits par d’intelligentes questions, sans parler du climat de confiance qu’il est nécessaire d’instaurer quand on est face à un être aussi insaisissable que Gustav Mahler (1860-1911). Aussi les souvenirs des conversations que la violoniste Natalie Bauer-Lechner a eues avec le compositeur autrichien, présentées dans une toute nouvelle édition chez Arfuyen, sont-elles infiniment précieuses.
De 1893 à 1902, Natalie Bauer-Lechner note dans son journal l’essentiel de ses conversations avec Gustav Mahler rencontré au Conservatoire où elle a elle-même suivi des études musicales approfondies et fait partie d’un quatuor à cordes réputé. Déjà célèbre comme chef d’orchestre et directeur de l’Opéra de Vienne, Mahler marquera, avec ses dix symphonies et ses lieder, le sommet de la musique post-romantique et l’avènement de la musique moderne.
Comme les Kreisleriana, ces Mahleriana sont des fragments, des notes prises au gré des circonstances, des rencontres. Le propos passe sans transition d’un thème à un autre, et une même idée peut être reprise et développée à des moments différents. Par ailleurs, Natalie alterne en permanence les styles direct et indirect. Tantôt c’est elle qui rapporte les propos de Mahler, tantôt c’est Mahler qui s’exprime directement. Il ne s’agit pas d’un journal intime, dans lequel on suivrait pas à pas, parfois d’une manière si détaillée qu’on en perdrait le fil, le déroulé de la vie du musicien. C’est un portrait kaléidoscopique, éclaté dans lequel les titres qu’elle-même a donnés à ces fragments suggèrent presque systématiquement les sujets abordés (“Comment Mahler dirigeait”, “Tourments de la création” ou “Sur le premier mouvement de la Troisième Symphonie”). Parfois, l’en-tête n’est constitué que d’une date, même s’il s’agit plutôt alors, en général, d’une sous-section d’un ensemble plus vaste.
La jeune Natalie Bauer, récemment séparée d’Alexander Lechner rêvait-elle secrètement de devenir l’épouse du brillant compositeur et chef d’orchestre – non sans ironie identifié au fantasque et misanthrope maître de chapelle Johannes Kreisler imaginé par E. T. A. Hoffmann ? Était-elle amoureuse de ce jeune pianiste qui, au terme d’une ascension fulgurante, allait devenir, à 37 ans, l’un des plus jeunes directeurs du prestigieux Opéra de Vienne ? Le mystère reste entier. Bauer-Lechner issue d’une famille cultivée et imprégnée des codes de conduite raffinés du monde viennois (père libraire et éditeur universitaire, mère fille d’un professeur d’université) n’est pas du genre à s’épancher en indiscrétions ou à maquiller ou censurer les déclarations du maître comme le fera Alma Schindler, devenue Alma Malher (avant d’épouser Walter Gropius, puis Franz Werfel). La complicité issue d’une admiration profonde (peut-être amoureuse ?) avec la vive conscience d’être devant un génie font qu’elle garde une distance respectueuse, ne tombant jamais dans la flagornerie ni des propos grandiloquents à l’égard du musicien. Elle reste objective en essayant par des réflexions très personnelles de musicienne d’approcher au plus près et au plus juste la pensée du compositeur.
La couverture du livre montre sa très belle maison à Maiernigg sur le lac de Wörthersee en Autriche. Cette photographie m’a fait penser que sur les hauteurs surplombant le lac, Mahler avait ce qu’il appelait son cabanon forestier, son Waldhäuschen, sa casetta où le “compositeur d’été” trouvait calme et sérénité pour se concentrer sur son travail. L’écart qu’il a toujours voulu préserver entre la villa somptueuse et le modeste, rustique cabanon (la fameuse “chambre à soi” woolfienne) est symptomatique de la personnalité de Mahler, divisée, écartelée entre les devoirs dus à ses fonctions de prestigieux chef d’orchestre (et tout ce que cela suppose de concessions-compromissions avec la mondanité) et la nécessité pour le compositeur d’une aire de salubrité, un retiro, n’appartenant qu’à soi où la virale et invisible menace fomentée par la grondante ineptie des temps présents reste à la porte… Et pour autant, ce sanctuaire n’est jamais assuré comme le montre le chapitre 7 où Natalie Bauer laisse filtrer à travers quelques anecdotes les traits prégnants de la difficile complexion de Mahler. Comme le maître de chapelle Johannes Kreisler imaginé par E. T. A. Hoffmann, Gustav Mahler était un être fantasque, exigeant et quasi misanthrope, mal à l’aise dans la haute société où il se comportait volontiers en “ours mal léché”. Même réfugié dans son cabanon “où il est tout à fait heureux”, il n’y a jamais assez de calme ; les dérangements sont continuels : le chant des oiseaux, un coq, les chiens des voisins, une musique militaire ou un orgue de barbarie dont les échos lui parviennent de l’autre rive. Sans parler de la malveillance des clients de l’hôtel qui trouvent extravagantes, voire délirantes les dispositions qu’il a prises pour avoir la paix et “ont envoyé à leurs frais devant sa maison un orchestre de bohémiens pour qu’ils jouent de la musique pendant une heure”.
Exposé à de telles agressions et grossièretés Mahler a ces mots terribles :
“Nous sommes de toutes parts entourés d’une telle barbarie qu’on ne peut rien y faire. La plupart des gens n’ont aucune idée de ce que c’est que respecter la liberté personnelle d’autrui. Rien ne leur est bon qu’à satisfaire leur désir immédiat, puéril, de la même façon qu’ils arrachent les fleurs, tuent et collectionnent des animaux sans raison, et autres choses du même genre. J’en viens de plus en plus à penser que seuls les sourds et les aveugles sont heureux, à qui ce monde misérable est fermé, et je comprendrais très bien qu’un musicien se rende volontairement sourd comme Démocrite s’est lui-même aveuglé.”
Dans ce même chapitre on le voit rendre hommage à un obscur et oublié musicien, Hans Rott, et critiquer sévèrement la musique de Schubert qui, sur le plan de la composition, fait preuve d’une “compétence malheureusement bien loin d’égaler sa sensibilité et son invention. Quelle négligence dans le développement !” s’exclame Mahler lui reprochant, entre autres, son insuffisance dans le contre-point. Un peu plus loin, à propos de sa Quatrième symphonie, sur les titres à donner aux différents mouvements, il peste : “Je pourrais leur donner des titres magnifiques, mais je n’irai certainement pas les livrer à tous ces imbéciles de juges et d’auditeurs pour que, cette fois encore, ils les comprennent de travers et les déforment.”
En revanche, on peut lire de remarquables réflexions sur l’acte de création, sur le fait qu’“on ne compose pas, on est composé”, sur le caractère mystérieux, incommensurable de l’œuvre d’art, sur le “second moi” qui durant le sommeil est actif, “grandit, évolue et apporte ce que le vrai moi cherchait et désirait en vain.” Et Mahler dans un commentaire d’une rare lucidité parvient en une image à caractériser ce que des pléiades de musiciens, chefs d’orchestre, musicologues et mélomanes ne feront que confirmer chacun à leur manière : “Figure-toi le bleu indifférencié du ciel, qui est bien plus difficile à saisir que toutes les teintes changeantes et contrastées. C’est cela l’ambiance fondamentale de toute l’œuvre. De temps en temps, cela s’assombrit et communique un frisson spectral. Mais ce n’est pas le ciel lui-même qui se trouble, il continue de briller d’un bleu éternel. C’est seulement à nos yeux qu’il revêt une apparence effrayante, de la même façon que, par une belle journée, dans une forêt inondée de soleil, nous sommes pris souvent d’une peur panique.”
On ne pouvait mieux synthétiser l’essence de ce qui fait le génie visionnaire de Gustav Mahler, cette ambivalence de l’ombre et de la lumière (chez un être reconnu, selon Natalie Bauer, comme “changeant”, “versatile”), surtout cette mauvaise nouvelle qu’annonçaient les dernières symphonies et que le monde n’avait pas envie d’entendre ! Car avec ses symphonies et particulièrement la Neuvième, il nous offre une explication sémantique cruciale, une interprétation infiniment plus large de ce que nous avons appelé la crise du XXe siècle. De tous les siècles, le XXe ne fut-il pas si spécifiquement hanté par la mort ? Ce que Leonard Berstein a magnifiquement analysé dans ses conférences (La question sans réponse – Six conférences données à Harvard, éd. Minerve, 2022) en confrontant l’état actuel du monde à la musique de Mahler : “Mais jamais encore l’humanité n’avait été confrontée au problème de survivre à une mort globale, à une mort totale, à l’extinction de la race tout entière. Et Mahler ne fut pas le seul à prévoir cela. Il y eut d’autres grands prophètes de notre lutte : Freud, Einstein et Marx l’ont prophétisée eux aussi, ainsi que Spengler et Wittgenstein, Malthus et Rachel Carson – tous ces Isaïe et ces saint Jean modernes, prêchant tous le même sermon en des termes différents : Repentez-vous, l’Apocalypse est proche. C’était bien ce que disait Rilke, lui aussi : Du musst dein Leben ändern.”
Certes la caution de Bernstein – dont on sait le rapport quasi fusionnel voire obsessionnel à Mahler – n’est pas à négliger mais on voit bien qu’à lire ces Conversations de Natalie Bauer-Lechner, on pénètre dans l’antre du génie, on entre dans la fabrique de la modernité – ce moment charnière entre le XIXe et le XXe siècle où une nouvelle manière de penser le monde, éminemment disruptive, est apparue dans la musique (Schoenberg, Berg, Webern, Stravinsky), la pensée et les arts en général. C’est bien cela qui en jeu dans ces passionnantes Conversations qui feront le bonheur des amoureux de la musique et des arts.
Remy de Gourmont, Une vie fin-de-siècle, tome 1 et 2 de Thierry Gillybœuf, Coll. Silhouettes Littéraires, éditions La Part Commune, 2025 (2 x 28,90€).
Conversations avec Gustav Mahler de Natalie Bauer-Lechner, préface de Mathieu Schneider, traduit de l’allemand par Gérard Pfister, Coll. “Les Vies imaginaires”, éditions Arfuyen, 2025 (18,50€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Remy de Gourmont et Gustav Mahler – dans le billet : éditions La Part Commune – éditions Arfuyen.
Lire ce qui n’a jamais été écrit.