Pierre Gazio, professeur de littérature française, vit depuis près de quarante ans au Caire, où il a enseigné au Lycée français. Avec ce petit livre sobrement intitulé Transports égyptiens, il nous livre une pertinente et très cocasse radiographie de la société égyptienne vue à travers ses moyens de transport : l’autobus, le métro, les trains, le tramway ou les taxis. L’idée est astucieuse et le résultat extrêmement convaincant : j’ai littéralement avalé ces délicieux récits en une journée ! C’est en flâneur que Pierre Gazio voyage, l’œil en alerte sur le motif, ouvert à l’inattendu des rencontres plutôt qu’au pittoresque ou à l’exotique. Dans les encombrements, dans “les soubresauts et les cahots”, il a fait siennes les vertus du “petit peuple” cairote qu’il admire : l’humour et le flegme, le détachement mais aussi l’entraide. Car cette ville surpeuplée est d’une violence inouïe ; sans quelques stratégies de survie, elle serait invivable. On est donc surpris et édifié par cette permanente bonne humeur face aux aléas de la modernité ; en Égypte elle est “l’attitude la mieux partagée”, elle “transcende l’âge et le temps” nous dit l’auteur. Autre étonnement : la fantaisie inventive et invincible dont font preuve ses habitants. Ainsi dans un bus surpeuplé, malmené par un conducteur à la conduite brutale, une surprenante solidarité s’installe face au conducteur et au contrôleur : “Pour faire parvenir jusqu’à lui le prix du trajet, l’argent passe de main en main. La monnaie et le ticket suivent le chemin inverse. Comme l’opération oblige à lâcher la barre dans les soubresauts et les cahots, je laisse évidemment tomber ma pièce. A peine ai-je esquissé le geste de me baisser pour la ramasser que mon voisin de chaîne l’a déjà récupérée et me la tend avec un sourire de réconfort.” Finalement, “Personne ne se plaint ni ne grogne. Nous sommes tous frères dans cette galiote ballottée par les flots. A un des rares arrêts, les passagers poussent des clameurs indignées contre le conducteur qui referme les portes si vite qu’une femme n’a pu monter, le bras encore tendu vers le bus qui s’éloigne. Indignation efficace, le chauffeur freine, la passagère est repêchée et saluée comme une héroïne. La solidarité, l’entraide sont en Egypte des vertus pratiquées comme rarement ailleurs.”
Bénéfice indirect de ce bain d’énergies partagées : “Le swinguant microcosme de l’autobus de Glym m’a sauvé de la mélancolie. (…) Je ressens cette griserie si souvent éprouvée, celle d’un de ces transports égyptiens qui me ravissent encore.”
On a dans ce court épisode du bus la quintessence de ce qui court au long de ces tribulations dans les moyens de locomotion égyptiens qui sont aussi de commotion (pardon pour ce mauvais jeu de mots emprunté à Proust) : ils provoquent un réveil de l’attention consécutif au dépaysement lequel nous “arrache à une forme d’habitude, celle qui émousse la perception”. Un électrochoc qui nous permet de retrouver un étonnement neuf devant certains comportements anciens, comme la civilité, l’urbanité, la conversation entre individus ; rapports rendus possibles par une “huile” à laquelle selon Pierre Gazio devrait intéresser les socio-linguistes. Par exemple l’invocation réitérée au Créateur, cette inlassable recours au “Seigneur des deux mondes” qui réapparaît dans toute situation, ponctue tout échange (“Incha’Allah”) et, bien sûr, décontenance une laïque oreille française…
De menus incidents survenus au cours d’un voyage attirent, outre la sollicitation du Tout-Puissant, moult paroles consolatrices et conseils avisés : à la réelle compassion s’ajoute en Égypte, “une curiosité jamais assouvie et le bonheur de se mêler des affaires d’autrui.” Toutes choses que nous avons peut-être oubliées et même perdues en Europe où le repli individualiste et l’indifférence au prochain gagnent sans cesse du terrain. Il y a chez les Égyptiens une chaleur humaine superlativement naturelle semblable à celle qu’on trouve au Brésil chez l’“homme cordial” tel que l’a décrit le sociologue Sérgio Buarque.
Tout n’est pas rose pour autant dans une société qui, emportée par de continuelles métamorphoses, a tendance à oublier les strates civilisationnelles, culturelles qui se sont succédées et l’ont constituée. Ainsi de l’antique ville d’Alexandrie dont Pierre Gazio constate qu’aujourd’hui, elle “est jeune et cependant gâteuse, perdant chaque année un peu plus la mémoire”.
Tout passe, tout lasse, tout casse mais les taxis restent ! Il faut lire l’admirable dernier chapitre sur les taxis, corporation bigarrée d’individualités fantaisistes où domine une large proportion de chauffeurs acteurs et dramaturges dans l’âme, experts dans la parodie et la mise en scène de tentatives d’extorsion théâtralisées. De cette roublardise Pierre Gazio s’amuse et a l’élégance d’en tirer une leçon de vie : “De façon générale, le mensonge jouit ici d’un statut inconnu dans l’Occident simpliste, il n’est pas l’absolu antonyme de la vérité ou de la franchise. Le ‘kezb abyad’, le mensonge blanc, par exemple, permet d’épargner à autrui le désagrément d’une vérité déplaisante ou inutilement compliquée. Sans en être dupe la plupart du temps, le destinataire appréciera l’extravagance ou l’ingéniosité de l’affabulation. Un art du mensonge qui est une forme de savoir-vivre.” Une stricte honnêteté l’empêche de généraliser ou de tirer quelque conclusion hâtive : “Il ne faudrait d’ailleurs pas conclure que ces comportements sont la norme. L’immense majorité des chauffeurs ne sont remarquables que par leur absence d’originalité et leur goût prononcé pour les conversations insipides”.
Ainsi va ce récit empreint d’une sagacité pleine d’humour, d’une générosité profondément humaine à l’égard de ce qui ne nous ressemble pas. Alexandre Vialatte qui a été professeur en Égypte, à Héliopolis pendant deux ans, aurait sûrement aimé cette écriture d’une indéfinissable tendresse qui, je l’avoue, m’a littéralement “transporté”.
Chez le même éditeur, j’ai reçu un autre livre fort attachant que j’aimerais introduire avec l’ouverture du très beau texte qu’Emmanuel Godo a récemment consacré à ses défunts parents (“Vos visages” – La Croix du 5 février) : “Mes chers parents, je ne sais pas où vous êtes, où vous en êtes de votre voyage dans le mystère. Et si cela a un sens de m’adresser à vous ainsi. On ne nous prévient pas quand on est enfant que la vie, c’est cela : apprendre à voir les êtres qu’on aime disparaître, partir prendre leur place quelque part dans le souffle. On reste là au milieu des souvenirs qui dansent avec l’oubli, on vit avec d’autres visages, d’autres amours, les paysages changent, un jour c’est à nous d’encourager les autres, de trouver les mots de la confiance, de laisser quelques signes en vue de notre effacement à venir, comme des mots qui diront – j’étais là, je vous aimais.”
Quand le grand silence succède à la disparition de nos proches, quand l’absence, la terrible absence serine son “never more”, nous sommes des enfants désemparés, définitivement inconsolables. On a jamais fini de ranimer le souvenir de ceux qu’on a aimé, ni d’éteindre le regret de les avoir trop mal aimés. Face à l’horreur de l’inéluctable oubli, reste alors le seul devoir à accomplir : maintenir vivants autant que faire se peut, les souvenirs que nos parents nous ont laissés et honorer, faire fructifier ce qu’ils nous ont transmis. Et parfois rendre justice si les aléas de la vie ou de l’histoire leur ont porté quelques préjudices. C’est le cas de Jean-Yves Laurichesse qui par un livre, Le destin d’un poète, vient rendre justice à son père qui, pris dans les mouvements contraires de l’Histoire, des années trente à la Guerre qui le conduira en captivité, fut empêché de devenir écrivain, en dépit d’une solide vocation et d’un travail certain. “Je savais que mon père avait écrit dans sa jeunesse. Quand j’étais encore adolescent, que je commençais moi-même à écrire de la poésie et que je lui avais fait lire quelques textes, il m’avait donné des photocopies de poèmes tapés à la machine qu’il avait composés dans les années trente, alors qu’il était étudiant à Paris.
(…) Plus tard, je devais être alors étudiant en lettres, il m’avait dit avoir tenté d’écrire un roman après la guerre, mais qui ne le satisfaisait pas et qu’il avait détruit. Bien plus tard encore, dans les années 2000, alors que, très âgé et affaibli, il ne pouvait plus se rendre dans la maison de famille où il avait grandi, en Corrèze, j’y passai quelques jours et entrepris d’en explorer les placards, secrétaires, armoires, remplis de cette pénétrante odeur d’humidité qui semble l’odeur même du temps. J’y trouvai, entre autres archives, des chemises entières de notes et de brouillons de sa main, pour des poèmes manifestement contemporains de ceux qu’il m’avait donnés. Mais une liasse un peu différente avait attiré mon attention, constituée de feuilles pliées ou coupées en deux, que j’avais rapidement parcourues pour constater qu’il s’agissait d’un projet de roman : celui-là même, avais-je pensé aussitôt, qui avait été détruit.”
Le fils publie donc ici La marche à l’étoile, le roman demeuré inédit de son père, avec lequel il dialogue par échos, souvenirs, réflexions tout en se tenant à bonne distance du commentaire critique. Mêlant sa voix claire à celle un peu désuète du roman qu’il sauve de l’oubli, il accomplit un geste d’amour et de reconnaissance.
Ce qui est extrêmement touchant dans la résurrection de ce roman jusqu’alors “muet” est qu’il permet la restitution de la jeunesse du père, sa passion rêveuse pour la littérature, l’émergence de projets ou d’ambitions que l’époque, la guerre, la captivité l’ont contraint à sacrifier. Il est toujours poignant, voire douloureux, pour un fils de découvrir des choses que son père par paresse, timidité ou pudeur a négligé de lui montrer. Découverts trop tard, ces non-dits vous tenaillent avec des questions désormais impossibles à poser, car elles n’auront jamais de réponses. Evidemment, le roman paternel n’est pas d’une facture très novatrice, on est loin, lorsqu’il le termine, de la contestation du roman traditionnel que va bientôt porter avec éclat le Nouveau Roman. Jean-Yves Laurichesse voit les épisodes de cette histoire mélodramatique “comme un film des années trente, en noir et blanc. Huis-clos de l’appartement, atmosphère expressionniste de la rue mal éclairée, forte présence des corps, dialogues au couteau”. Il reconnaît que sa lecture est quelque peu biaisée “par ce que je sais de la littérature d’après-guerre, celle en tout cas que l’histoire littéraire a retenue. La dimension romanesque de l’intrigue s’y rattache difficilement, un peu anachronique, comme si mon père écrivait à la fois après et avant la guerre”. Mais l’essentiel n’est pas là, l’important pour Jean-Yves Laurichesse est de dire en quoi La marche à l’étoile, ce roman au final un peu maladroit par sa théâtralité est particulièrement émouvant pour lui, et révélateur, plus généralement, d’un moment de crise collective. Les questions se bousculent après la découverte de ce que recelait l’étagère de l’armoire basque, ces textes sur lesquels le père avait fondé tant d’espoirs. Du récit de fiction au récit de filiation, et du “moi paternel” au “moi profond” de ce même paternel à la vocation secrète, il ne reste qu’à émettre des suppositions et de tristes regrets : “J’aurais aimé en parler avec lui, mais il ne l’a pas souhaité, trop peu sûr sans doute de leur valeur, et c’était son droit”.
Loin de se cantonner à un exercice purement littéraire, ce “roman du roman” nous entraîne vers la question cardinale du sens de l’écriture et de la vocation littéraire. Qu’est-ce qu’un écrivain ? Pourquoi le monde échoue-t-il à le définir comme à le reconnaître ? Qu’est-ce qui fait que celui-ci qui a du talent, et celui-là qui en semblait dépourvu, échoue ou réussit à mettre au monde une œuvre ? Hasard ou fatalité ? L’“injustice” ne recouvre-t-elle pas une douloureuse vérité ? Á savoir qu’une œuvre suppose un renoncement, un choix terriblement sacrificiel : celui fait au profit de la “vraie” vie, celui d’avoir un fils… Un fils qui vient ultimement, posthumément, réparer, rédimer ce que la vie, le destin n’ont pas permis. Et ceci grâce aux pouvoirs palingénésiques du langage : le livre comme objet n’est-il pas une invitation à la résurrection permanente ?
Concluons avec Emmanuel Godo et la fin de sa chronique : “Les livres n’ont de dignité que dans la mesure exacte où ils nous font entrevoir quel amour se cherche à travers nous. Comme dans cette réflexion foudroyante d’Emmanuel Levinas dans Éthique et infini : ‘Je pense qu’à travers toute la littérature parle – ou balbutie, ou se donne une contenance, ou lutte avec sa caricature – le visage humain.’”
Transports égyptiens – récits, de Pierre Gazio, éditions Le Temps qu’il fait, 2025 (17€).
Le destin d’un poète – roman, de Jean-Yves Laurichesse, éditions Le Temps qu’il fait, 2025 (23€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographies de Pierre Gazio et de Jean-Yves Laurichesse – dans le billet : éditions Le Temps qu’il fait.
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