Patrick Corneau

Au Japon, il existe un mot pour qualifier le fait d’empiler les livres sans les lire : Tsundoku. En ce début d’année, on en retire quelques-uns de la pile en veillant à ne pas déséquilibrer l’ensemble.

Patrick aime assezJe l’avoue, je n’ai jamais eu le courage de me lancer dans la lecture de La Divine Comédie. Je suis de ceux qui la connaissent par ouï-dire ou plus exactement par des lectures “autorisées” – celle de Sollers (un peu élitiste et provocatrice) et d’autres. Comment ne pas se sentir intimidé, écrasé par ce monument qui traverse les âges dans son absolue et incontestée génialité ? 
Perdu dans la forêt de mes doutes et hésitations, vint alors Emmanuel Godo qui, tel Virgile avec Dante, me prit par la main pour, non seulement me guider mais m’introduire dans cette œuvre mythique. 
Il fallait le talent du poète et essayiste qu’est Emmanuel Godo pour relever une telle gageure, un tel pari : initier un voyage dans l’œuvre par la voie d’un dialogue entre deux interlocuteurs se livrant à une lecture séquencée, interrogative, pas à pas, du texte. Emmanuel Godo chroniqueur inspiré à La Croix sait être passeur des textes les plus ardus et aussi les plus riches. Il a abordé l’apport spirituel de grandes figures de la littérature comme Léon Bloy ou Paul Claudel. Agrégé de lettres modernes, docteur ès lettres, Emmanuel Godo est professeur de littérature en classes préparatoires au lycée Henri-IV à Paris. 
Au fil de son commentaire dialogué avec une jeune femme qui pourrait être sa fille (ou le lecteur), il trace les pistes d’un chemin spirituel, même dans les ténèbres : « L’enfer, c’est le monde où nous choisissons de vivre quand nous oublions qui nous sommes : des âmes en chemin. » Reprenant la structure du texte, Emmanuel Godo met en évidence la progression intérieure que suggère Dante : « Le chemin qui mène à soi, c’est-à-dire à Dieu en soi, passe par la connaissance la plus implacable du mal. » Autrement dit, s’il faut sortir de l’enfer, ce n’est pas en faisant l’économie d’en connaître la noirceur. L’auteur restitue le contexte de la Renaissance, écoute Virgile, Béatrice, mais s’appuie aussi sur des auteurs contemporains comme Primo Levi ou Yves Bonnefoy. La voie étroite qui mène à la vie intérieure n’est pas binaire, elle ne peut se réduire au tout ou rien. Il y a un entre-deux : le purgatoire. « Le voyage au purgatoire, rappelle Emmanuel Godo, a pour finalité de fortifier une âme fragile, encore susceptible de se laisser dévoyer. » Un appel à la vigilance pour notre temps qui n’a rien à envier à la république de Florence, ses batailles sans merci avec les cités italiennes, ses prélats ambitieux et machiavéliques, ses condottieri. Et pourtant, c’est à l’issue d’un itinéraire sans fard que l’être entrevoit le paradis.
Loin d’être un conte séduisant, La Divine comédie, décortiquée chant après chant, se révèle être un guide spirituel pour une ascèse, une métamorphose, une metanoïa. Ce texte universel est plus qu’une magistrale œuvre littéraire, c’est une invitation à s’engager sur le sentier poétique et incarné du chant du monde qui mène à Dieu. Emmanuel Godo en serviteur désintéressé et passionné, rend Dante accessible et contemporain. Claire et pédagogique – au sens propre de paidagôgía – cette brillante initiation donne envie de se plonger dans l’œuvre elle-même. Pari tenu.

Patrick aime beaucoup !Restons en Italie avec un numéro d’hommage à ce géant doux, farceur et nostalgique que fut Federico Fellini dans L’Atelier du roman n°119. Daniela Barbiani, la nièce de Fellini, a composé un magnifique dossier agrémenté de dessins* du maestro-cinéaste provenant de sa collection. 
Un numéro entier de L’Atelier du roman dédié à Federico Fellini et à son rapport à la littérature, à la fois comme écrivain, comme réalisateur, comme lecteur passionné, cela peut surprendre. Eh bien cela dit en profondeur qui était Fellini : non seulement l’un des metteurs en scène les plus importants de l’histoire du cinéma, mais un artiste complet, qui a hissé son imagination jusqu’aux sommets du rêve et de la réalité, et qui a raconté l’homme dans ses innombrables nuances et contradictions, comme seul le roman sait le faire. Stefano Godano, spécialiste des rapports entre cinéma et littérature, ami fidèle rappelle que « Fellini était un lecteur noctambule passionné. Il avait avec les livres un rapport physique. Tous les soirs, après le travail, comme si ce fût une sorte de rituel bénéfique, il passait à la librairie Feltrinelli de la Via del Babuino à Rome, où il connaissait tout le monde, jusqu’à la disposition des rayonnages, et dont il ne repartait jamais les mains vides. Il achetait souvent plusieurs exemplaires d’un livre qu’il aimait, ou dont il savait qu’il l’aimerait, quand il avait lu d’autres textes du même auteur (Roth, Simenon, Blixen, Landolfi, Kafka, Singer), et il l’offrait à ses amis et collaborateurs avec des mots enthousiastes, pleins de gratitude pour ce que ce roman lui avait apporté et inspiré. Il avait une passion infinie pour des livres et des auteurs qui, à première vue, pouvaient sembler très éloignés de son univers artistique. » Ajoutant que, pour lui, le livre le plus beau et le plus important de sa vie, était Le Comte de Monte-Cristo de Dumas, une œuvre qui avait enflammé son imagination par son côté trépidant et ses coups de théâtre. Et naturellement, aux côtés de Dumas, le Pinocchio de Collodi, David Copperfield de Dickens, et puis Verne et Salgari. Un autre courant d’écrivains qui le passionnait et qu’il lisait avec avidité était ce qu’on appelle le hard-boiled (roman noir), soit d’abord tout Hammett et Chandler, mais aussi Patricia Highsmith, et surtout Simenon avec qui Fellini noua une amitié profonde faite d’admirations réciproques, de rencontres, de correspondances, et de la reconnaissance de leurs œuvres l’un par l’autre. 
Fellini avait été bouleversé par la lecture de L’Insoutenable Légèreté de l’être et estimait que Milan Kundera était le plus grand écrivain contemporain. Kundera lui-même considérait Fellini comme le dernier géant de l’art moderne et le comparait aux plus grands de son siècle : Kafka, Picasso, Stravinsky et Heidegger. « Après Stravinsky et Picasso, où peut-on trouver une œuvre plus belle, à l’imagination plus imposante ? ». Kundera, dans un autre écrit, concluait de la façon suivante : « Que dire de plus ? Dans un monde qui ne veut plus rien savoir de Fellini, je me sens un peu mal à l’aise d’être encore lu. »
Il y a beaucoup à dire et à apprendre dans ce riche numéro sur d’autres éminentes figures littéraires qui fascinaient Fellini. Comme Kafka – évident point de convergence entre son œuvre et celle de Kundera – mais aussi Cervantès, Edgar Allan Poe, Dostoïevski, Proust (qu’il disait n’avoir pas lu), Elias Canetti, Ronald Dahl, Carlos Castaneda, Marguerite Yourcenar… et puis son amitié avec le grand critique littéraire Pietro Citati et celle, malheureusement avortée, avec le non moins grand Giorgio Manganelli. 
Cela fait une belle transition avec Emmanuel Godo : une mention spéciale pour Dante dont on proposa à Fellini de tourner quelque chose inspiré de La Divine Comédie. Le maestro invariablement répondait qu’il n’aurait jamais pu en faire un film car « ce film, Dante l’a déjà tourné. C’est un visionnaire tellement génial, aux mots si précis que je ne vois pas quel sens cela pourrait avoir de lui ajouter des images ». Il y eut pourtant le scénario d’un film jamais tourné : Le Voyage de Mastorna, un aller-retour dans l’au-delà qui renvoie sur un mode burlesque et sous la forme d’une attraction de music-hall à la fresque imaginée par Dante. La Divine Comédie est une œuvre majeure reçue par le cinéaste comme un modèle inévitable et un stéréotype figé dont il faut savoir s’éloigner, ce qu’explique Ermanno Cavazzoni dans un passionnant article : “Fellini taoïste”. 
Je ne peux commenter davantage les affinités artistiques que Fellini partageait avec la littérature et je renvoie aux plumes prestigieuses qui illustrent ce numéro : Milan Kundera, Georges Simenon, Salman Rushdie, Guilermo Cabrera Infante, Italo Calvino, Daniele Del Giudice, Massimo Rizzante, Guy Scarpetta (de profondes remarques sur l’évolution du féminisme et comment Fellini l’a anticipée), Pietro Citati… Plus quelques textes de Fellini lui-même à propos de Poe, Tolstoï, Othello et sur sa conception du cinéma où “tout est feint”. Je regrette que l’on ait peu cité l’écrivain Ennio Flaiano (1910-1972), dramaturge, romancier, scénariste, journaliste, humoriste et dramatique qui a écrit et co-écrit les scénarios de 10 des films les plus remarqués de Fellini.
Au sommaire de ce numéro, un touchant article de Bernard Quiriny en mémoire au grand absent de ce dialogue inter-artistique : Benoît Duteurtre qui, parti cet été dans son village avec l’intention, entre autres, de terminer son article sur Fellini s’en est allé “étonner” d’autres cieux.
Fidèle au kunderien souhait de concentrer sur le plus petit espace le maximum de diversité esthétique, culturelle et historique, la revue dans ses rubriques “Chroniques” et “Critiques” va à la rencontre de George Eliot (Isabelle Daunais) et Virginia Woolf (une très actuelle réflexion sur la peur dans Mrs Dalloway par Raphaël Arteau McNeil), lesquelles côtoient Bossuet (Yves Lepesqueur avec une sagace méditation sur la “spectacularisation” de nos vies), Frantz Fanon et la littérature des indépendances (Boniface Mongo-Mboussa), sans oublier le Kundera de l’époque du Printemps de Prague et deux importants romanciers de nos jours, Patrice Jean (Olivier Maulin) et Mircea Cărtărescu (Reynald Lahanque). Un bel éclectisme dû au hasard ou, qui sait ? au plaisir des associations illogiques, inattendues, baroques comme les aimait Fellini.
* Fellini ne pouvait pas commencer un film sans faire au préalable des dizaines de dessins – c’est en tant que caricaturiste qu’il avait initialement gagné sa vie, avant d’entrer dans le monde du cinéma, en devenant l’assistant de Rossellini.

Ton âme est un chemin : La vie spirituelle avec Dante d’Emmanuel Godo, éditions Artège, 2024 (18,90€).
L’Atelier du roman n°119 – Fellini et les écrivains – décembre 2024, éditions Buchet-Chastel/Libella, 2024 (22€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographies de Federico Fellini ©Getty-image et Dante Alighieri par Sandro Botticelli – dans le billet : éditions Artègeéditions Buchet-Chastel/Libella.

Lire ce qui n’a jamais été écrit.

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