Patrick Corneau

Patrick aime assezDe semestre en semestre la revue Les moments littéraires nous apporte son lot de découvertes du continent un peu brumeux, toujours mystérieux qu’est la littérature de l’intime. Chaque livraison ouvre un peu plus le monde de l’intériorité où chacun peut atteindre ce qui est “le propre de l’homme”. 
Le dossier de ce premier semestre 2025 est consacré à Santiago H. Amigorena, scénariste et écrivain. Cet Argentin naturalisé français après son exil en France en 1973 propose une œuvre littéraire hors-norme qu’il appelle parfois mon Grand Tout dont la publication a commencé en 1998 avec Une enfance laconique ; aujourd’hui, sept livres sont parus chez P.O.L. 
Au cours de l’entretien que Santiago H. Amigorena a accordé aux Moments littéraires, celui-ci explique son projet, sa démarche et sa méthode de travail : son approche va bien au-delà d’une simple démarche autobiographique, les souvenirs de sa vie s’entremêlent aux événements et aux mutations du Monde formant ainsi uneœuvre-monde avec l’ambition que son autobiographie englobe toutes les autobiographies.
Au sommaire de ce numéro n°53, on peut découvrir de Bernard Plossu, grand prix national de la photographie 1988, un émouvant portfolio en hommage à Françoise Nuñez, photographe et tireuse de photographies qu’il épousa en 1986 et disparue tragiquement en 2021 à 64 ans.
Puisque l’aide à mourir est à l’ordre du jour politique et législatif, Édith Msika avec “Sa mort dans trois semaines” nous livre un bouleversant et nécessaire témoignage d’une fille face à la volonté de sa mère, réduite à une infirmité quasi-totale, d’aller en Suisse pour une fin de vie programmée. Édifiant et éminemment actuel.
Quelques pages d’un carnet de notes en cours de Jean-Pierre Georges : “Cependant”. Du sage de Chinon on aurait aimé lire plus, mais il n’est pas dans sa nature de se répandre – Jean-Pierre Georges est un être du retrait, de la confidence et de la parcimonie : une note de Pauvre H. nous informait que ce terme est un joli prénom pour une femme austère mais fidèle pour ses vieux jours… Parcimonie formelle de ses “notulettes” qui ne font qu’un mot ou deux, parfois sous forme d’un mot-valise. On retrouve ici la coupante sapidité de ses précédents écrits : Le Moi chronique (Les Carnets du Dessert de Lune 2003-2014) ; Pauvre H. (Tarabuste, 2021) ; L’éphémère dure toujours (Tarabuste, 2010).
Gabrielle Althen, poétesse, essayiste et professeure émérite en littérature comparée, tient des carnets ; elle nous en livre quelques pages dont des réflexions inspirées sur le travail de création, autrement dit la poïétique. 
L’habituelle chronique littéraire d’Anne Coudreuse clôt ce numéro passionnant de bout en bout. 

Patrick aime assezAvec Silhouette parlante, Gérard Macé nous revient avec un petit livre original qui allie prose et vers dans un même texte : page gauche pour celui-ci, page droite pour celle-là. Cet astucieux aménagement permet un battement dialectique ou une articulation créative pour évoquer des “silhouettes”, leur donner la parole. Ainsi de page en page, l’écrivain se livre à un bilan récapitulatif où il rameute ce qui a nourri son œuvre de poète, d’essayiste (littérature, voyages), de photographe. Défilent sous nos yeux des vignettes d’instants, des rêves, des lectures et des remémorations, des scènes de naguère et de maintenant ; autant d’ombres passantes, pensantes ou presque muettes, soit un monde de souvenirs plus ou moins confus dans lequel les personnages échangent leurs rôles et où les parallèles finissent par se rejoindre, où se croisent La lecture et l’écriture : la chaîne et la trame/ d’une tapisserie dont on ignore le motif. Et toujours l’humour en marche, les chaussures des clowns, / plus encombrantes que les ailes de géant”.
Le recueil commence par cet avertissement solennel : Je n’écris plus. Une assertion brutale qui semble contredite par un choix de formes courtes, de trois vers chacune, introduites par “à” et qui célèbrent la poésie qui, elle, perdure, revient par bouffées ; un bagage poétique fondamental qu’on savait par cœur et dont on a honte aujourd’hui. Cet inventaire de ressemblances devient vite hommage, comme une litanie dédiée À la récolte du brouillard, /aux espèces qui survivent dans le désert /en se nourrissant de rosée”. Ces minuscules évocations recèlent une émotion extrême où rôde et hésite le rire Au cri du paon dans une cour de ferme, /quand mon père /qui s’appelait Léon m’appelle de l’au-delà”. On retrouve alors le ton de cette voix très distincte (distinguée), savante qui, même sous le prestige de la “lettrure” peut administrer quelques féroces coups de griffes. Surtout une légèreté de ton qui ne masque jamais la gravité ou l’ironie du propos.
On ressort de cette déambulation un rien mélancolique avec une conviction que ne contredirait pas Georges Monti (à qui le recueil est dédié) : on ne quitte pas l’écriture ! On ne peut croire que Gérard Macé n’écrit plus – c’est une sortie d’artistes genre “dernier concert à l’Olympia”… On n’y croit pas. Si l’écriture devient difficile à naître, elle continue à sourdre de l’inaliénable puits artésien de l’enfance – cette poche d’air sous l’avalanche et puis l’œuvre est là : on ne cesse, on ne cessera de lire Gérard Macé et, par bonheur, de le relire.

Patrick aime beaucoup !Il m’arrive de passer devant la tombe de Colette au cimetière du Père Lachaise – qui aurait pu croire que cette écrivaine adulée, célébrée, membre de l’Académie Goncourt, membre fondateur de l’Académie du disque, autrice éditée, rééditée, abondamment glosée… ait pu déclarer qu’elle n’était devenue écrivaine que par hasard ? Dans ma jeunesse je n’ai jamais, jamais désiré écrire. Non, je ne me suis pas levée la nuit en cachette pour écrire des vers au crayon sur le couvercle d’une boîte à chaussures ! […] Car je sentais, chaque jour mieux, je sentais que j’étais justement faite pour ne pas écrire in Journal à rebours (1941).
C’est avec cette citation que Gérard Pfister ouvre sa présentation de Ainsi parlait Colette, dits et maximes de vie dont il a choisi le contenu dans une œuvre qui couvre de très nombreux genres littéraires : roman, nouvelle, récit, journal intime, journalisme, correspondance. Le présent Ainsi parlait révèle avec 441 extraits toutes les dimensions de ce génie très original.
Sa vocation, nous explique Colette, relevait plutôt de la vie d’un écureuil : Née d’une famille sans fortune, je n’avais appris aucun métier. Je savais grimper, siffler, courir, mais personne n’est venu me proposer une carrière d’écureuil, d’oiseau ou de biche. Colette n’a pas fréquenté, comme les autres grands écrivains de sa génération, les grands lycées parisiens. Sa scolarité s’est arrêtée lorsqu’elle avait 16 ans. Elle a toujours gardé l’accent bourguignon : cette voix de syrinx, écrivait Aragon, où perchait / Avec toutes les variations d’un / Beaune / Le roulement des r comme un vin dans le chai.
Par goût de la simplicité et du langage populaire, Colette partageait avec Jules Renard une méfiance à l’égard des illusions des littérateurs : Écrire, notait Jules Renard, c’est presque toujours mentir. En quoi, ajoute Gérard Pfister, les demi-mensonges de Colette témoignent à leur manière d’un grand scrupule de vérité.
Car sans cesse, il faut retourner aux choses :Nous ne regardons, nous ne regarderons jamais assez, jamais assez juste, jamais assez passionnément écrivait-elle. Ce qui rend vivantes toutes choses, c’est une certaine vibration qui est en elles, un rythme. Colette jouait bien du piano et a écrit le livret de L’Enfant et les Sortilèges de Ravel. C’est chez sa mère qu’elle a trouvé la force de cette liberté indomptable. Marcel Schwob, déclarait-elle, m’appelait ‘la béguine aux scrupules‘. Et il est vrai que je mets des scrupules un peu dans tout. Je cache mes scrupules sous un peu de cynisme.
Il faut absolument lire ces dits et maximes de vie, non pour leur valeur d’édification par des affirmations exprimant de prétendues vérités ou préceptes moraux. Tout le contraire : Colette sait le vertige des mots dans lequel on peut s’enfermer. Elle n’idéalise pas, elle s’en est fait une règle en toutes choses ; elle sait que nous ne pouvons qu’imparfaitement saisir la réalité, la mémoire n’est qu’un miroir déformant de ce qui a été vraiment vécu. Même avec le plus grand souci de vérité les souvenirs ne sont que des trames sur lesquelles on brode écrit-elle dans Mes vérités (1950). À l’heure du matraquage des “vérités alternatives” et autres “deepfake”, cette prudente sagesse imprégnée de franchise rusée(Les Vrilles de la vigne, 1961) est on ne peut plus précieuse.

Patrick aime beaucoup !Last but not the least, parlons poésie féminine avec deux parutions exceptionnelles.
Tout d’abord avec L’araignée pendue à un cil, 33 femmes surréalistes, édition de Marie-Paule Berranger. Puisque nous fêtons les cent ans du début de l’aventure surréaliste, n’est-il pas temps d’ajuster notre regard pour, derrière la légende dorée, en discerner la part manquante ? Par exemple, sur les portraits de groupe, dans les mémoires, les récits, l’exégèse, où sont les femmes ? Oui, où sont celles qui, comme objets idéalisés ou érotisés de l’inconscient masculin et néanmoins poètes, peintres, photographes, ont en tant qu’actrices à part entière du mouvement donné son lustre à la galaxie surréaliste ? Plus discrètes et plus autonomes mais non moins créatives, elles ont contribué de façon singulière, par des poèmes, des proses, des aphorismes, des correspondances, à l’invention du surréalisme. De Claude Cahun à Leonora Carrington, de Lise Deharme à Leonor Fini, Gisèle Prassinos, Bona de Mandiargues ou Joyce Mansour, pour ne citer que quelques-uns des noms les plus connus. Car beaucoup furent invisibles. Cette riche anthologie rend certes la part belle autant aux “lionnes” mais n’oublie pas les “muses” données comme compagnes, épouses ou maîtresses des poètes mais pas moins créatrices, artistes à part entière enfin rendues lisibles. Et les surprises ne manquent pas ! On fait de belles découvertes comme celle de Simone Breton, dont André fut le mari de 1921 à 1931 ; on sera étonné d’y rencontrer Laure, l’égérie de Georges Bataille et de Jérôme Peignot ; on y retrouvera Frida Kahlo, Nelly Kaplan, Joyce Mansour et tant d’autres… Même si les textes publiés sont parfois inégaux, ils témoignent tous d’une belle liberté d’écriture qui semble aujourd’hui perdue. Aucune de ces femmes surréalistes n’a cherché à faire de son expression un commerce, aucune n’a cherché à devenir écrivaine professionnelle, ce qu’interdisait d’ailleurs le code surréaliste. C’est l’une des raisons pour lesquelles Louis Aragon fut exclu du groupe. De page en page, on retrouvera plus que des bonheurs d’écriture : de véritables coups de génie qui illustrent tous, dans leur extrême diversité, l’esprit surréaliste dans son désir de s’écarter des façons communes de penser. On se prend à regretter l’éclipse de cette force inventive…

Patrick aime assezL’autre événement est la publication par les éditions des femmes – Antoinette Fouque de Mes femmes de Yuliia Iliukha, poétesse, écrivaine et journaliste ukrainienne qui, pour ce texte, a reçu le prix Chapbook 2023 du 128 LIT et le prix BBC Book of the Year 2024 de BBC News Ukraine, et a déjà été traduit en six langues. 
Mes femmes regroupe 40 fictions vibrantes sur des femmes ukrainiennes au cœur de la guerre. Qui sont ces femmes ? Ce sont celles, anonymes, évoquées ici dans des instantanés aussi poétiques que douloureux pour peindre, dans un kaléidoscope saisissant, multiforme et intime, l’expérience de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine qui ravage leur quotidien. Leurs drames singuliers prennent alors une dimension universelle et déchirante tandis que sont explorés les thèmes qui rythment leur existence : la préservation de leur féminité, la haine de l’ennemi russe, la trahison de proches, le soutien aux soldats blessés, le sauvetage des animaux. Alternant entre tragédie, cynisme et humour, Yuliia Iliukha nous donne à entendre la complexité de l’âme humaine en temps de guerre. Une lecture aussi percutante que nécessaire à un moment où le monde semble se désintéresser de la plus grande tragédie de ce siècle commençant.

Les moments littéraires numéro n°53, dossier Santiago H. Amigorena “Un projet littéraire hors du commun”, premier semestre 2025 (19€).
Silhouette parlante de Gérard Macé, coll. Blanche, éditions Gallimard, 2025 (15€).
Ainsi parlait Colette, dits et maximes de vie, choisis et présentés par Gérard Pfister, Coll. Ainsi parlait n° 44, éditions Arfuyen, 2025 (14€).
L’araignée pendue à un cil, 33 femmes surréalistes, édition de Marie-Paule Berranger, éditions Gallimard coll. “Poésie”, 2024 (13,20€).
Mes femmes de Yuliia Iliukha, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn et Agathe Bonin, éditions des femmes – Antoinette Fouque, publication le 6 février 2025 (14€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : Les moments littéraireséditions Gallimardéditions Arfuyenéditions des femmes – Antoinette Fouque.

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