Jacques Robinet nous a quitté hier, 29 juin.
Jacques était un poète et surtout un homme d’une qualité exceptionnelle. Psychanalyste nourri d’une spiritualité chétienne authentiquement évangélique, il a éclairé notre chemin avec ses écrits qui, au-delà de la littérature, relèvent de la plus pure oblation.
J’ai essayé de dire et transmettre cet indicible de beauté et d’espérance auquel Jacques nous conviait, nous associait avec une inaccoutumée générosité et simplicité.
L’élégance de flamme vive de sa parole fraternelle nous manque cruellement.
En guise d’hommage, je republie ci-dessous les articles que je lui ai consacré.
Un si grand silence de Jacques Robinet, illustration de jaquette de Renaud Allirand, Éditions La Coopérative, 2018.
En général je parle des livres que j’ai choisis. Ce n’est pas le cas pour celui-ci. Je bénis les mains qui me l’ont envoyé, car ce texte est une merveille. La joie de l’avoir reçu suscita étrangement, dès les premières lignes lues, la tristesse que j’aurais eue à le manquer…
Un si grand silence est la première œuvre narrative de Jacques Robinet, psychanalyste et poète (huit recueils de poèmes publiés). Une prose tendue, vibrante, sobrement élégiaque qui, entre complainte funèbre et chant d’amour s’apparente au thrène – lecture dont on ne ressort pas indemne.
Ce récit est la difficile reconquête de l’auteur après le séisme provoqué par la mort de sa mère. Cassure, « grand silence » qui plonge Jacques Robinet dans une déréliction telle qu’il décide de l’interroger, de l’approfondir pour ne pas perdre pied.
Un attachement passionnel liait Jacques Robinet à Carmen, sa mère ; femme « fragile et sévère, incorruptible et hautaine » mais sensible, aimante et portant une permanente mélancolie issue de blessures secrètes que son fils essayait d’atténuer, de juguler. Une relation exclusive les unissaient, choquante aux yeux de la fratrie (deux sœurs, deux frères dont un mis fin à ses jours), difficile pour le père. Jacques Robinet ne se cache pas ce qu’elle avait de presque scandaleux pour son entourage. L’aveu de cet amour œdipien est mal reçu. Y compris par une amie psychanalyste qui affirme d’une voix tranchante : « Ta mère t’a fait beaucoup de mal », phrase malheureuse (« exemplaire de la sottise où peut mener le savoir, fut-il de l’inconscient ») qui met un terme à leur amitié. La disparition de celle qui orientait sa vie, lui donnait un sens, l’éclairait, le confronte à la nécessité de surmonter la souffrance que lui-même comme psychanalyste a cherché à soulager chez autrui. Dans le mois qui suit cette perte, il décide de faire un voyage en Inde programmé plus tôt. C’est un deuxième choc, culturel et spirituel : il découvre un autre rapport à la mort, donc à la vie. La découverte du bouddhisme, de l’hindouisme pour un esprit élevé au cœur du catholicisme (et passé par la prêtrise) est un ébranlement qui le pousse à l’inventaire aimant mais sans complaisance de ce qui l’unissait à cette mère espagnole. Jacques Robinet se trouve conduit, en s’adressant à elle par-delà la mort, à faire le bilan de son itinéraire personnel. Il évoque ainsi ses relations avec ses proches, dont certains portent des noms célèbres, tels Jacques Maritain, François Mauriac, Julien Green ou encore Françoise Dolto, la conseillère fidèle, dont il a recueilli certaines des ultimes confidences. Au passage, Jacques Lacan grand dé(con)structeur d’illusions de par « son pessimisme hautain et mortifère », reçoit un portrait sans aménité. Ce « grand silence » est en fait bruyant de toutes les serrures qui se déverrouillent, des clapets qui s’ouvrent et laissent se débonder des flux longtemps retenus où plonge le chant secret du désir. Nourri par une longue pratique de l’écoute, Jacques Robinet dénoue les fils de ses amours (filiales, familiales, amicales), chemins dʼombre et de lumière où se mêlent autant de douceurs que de douleurs. Déjouant les réflexes du métier d’analyste – car il ne sʼagit pas tant de guérir en traquant à lʼextérieur le responsable de notre malheur que dʼen assumer la charge – c’est une véritable metanoia qu’entreprend Jacques Robinet. Quête fiévreuse, pressante, exploration initiatique qui n’est pas seulement la chronique d’un deuil mais aussi un poignant témoignage d’espérance, où les interrogations religieuses vont de pair avec la reconstruction de soi-même. C’est dans le cœur, non à l’extérieur, qu’est tracé le chemin de ceux qui s’engagent dans la voie spirituelle.
Alors que nous sommes environnés de fossoyeurs qui ajoutent une couche de noir sur les ténèbres, Jacques Robinet a choisi – mais s’agit-il d’un choix ? plutôt obéissance à une Instance suprême – de faire le travail de celui qui va chercher quelques lueurs au fond du souterrain. Dans l’abîme, au plus fort de la nuit obscure, il y a comme le dit Jean de la Croix « la source qui jaillit et fuit malgré la nuit ». C’est donc une nuit « transfigurée » que traverse Jacques Robinet. Dans ces pages, sa voix, rendue plus lumineuse par des années d’attention aux autres, aiguisée par un évident talent poétique, est à la fois exigeante et bienveillante, elle répand en nous une bienfaisance à laquelle nous n’étions plus habitués. Grâce soit rendu aux éditeurs qui ont convaincu l’auteur – ayant donné à lire par amitié cette confession écrite il y a 27 ans – de la publier.
« Amorcito, les images se bousculent dans ma tête : ta mort est l’embouchure où toutes mes sources convergent. Elle est aussi ce trou noir dont parlent les astronomes, où se précipitent les étoiles.
Tel un aimant d’une force prodigieuse, elle rassemble la limaille éparse de ma vie. Sans résister, je me laisse entraîner vers cet épicentre qui aspire mes forces dispersées. En elle, tout culmine, s’apaise et rejaillit.
J’ai écrit dans l’urgence sans rien savoir des raisons de ma hâte. Aujourd’hui, je comprends.
Vois, mes chemins de traverse qui convergent. Il n’y a plus de clivages. Je n’ai plus peur du jugement des hommes. Vers eux, je m’avance à visage découvert. Qu’ils me traitent de fou, peu m’importe, s’ils perçoivent aussi l’Espérance qui m’habite.
Mère de douleur, tu as vaincu la mort, et de ton silence me parvient un message de Joie.
Ta mort rayonne.
Cette lumière que la misère humaine éteignait dans ton cœur se délivre et répand sur moi sa douceur.
Oh ! mère, je t’aime jusqu’en ce don de ta mort qui me libère avec violence. Plus rien n’est comme avant. Je ne reconnais plus ce monde.
A l’heure où j’écris, des empires s’effondrent. La Russie se morcelle. Le communisme agonise. L’histoire se défait comme les mailles d’un filet. Il est si fragile, ce monde des apparences où l’orgueil de l’homme s’acharne à construire les paradis du malheur ! Les idoles chancellent, on déboulonne les statues qu’on adorait hier.
Entends-tu, Amorcito, ce vacarme où les foules affolées se heurtent et se disloquent comme des bateaux ivres, emportés par le torrent ?
Les murs se brisent. Celui de Berlin d’abord et tant d’autres à présent qui corsetaient les frontières de pays interdits. Quand tombent les murs, il faut se réjouir. Mais ils en construiront d’autres. Les hommes ont la passion des murs !
Mère du Passage, délivre-moi des frontières. Voyageur sur la terre, j’ai allégé mon bagage. Sur ces pages, j’abandonne mes trésors et mon fardeau. Je marche vers toi, libre de mes entraves. »
La monnaie des jours de Jacques Robinet, Éditions La Coopérative, 2019.
Je vais vous faire une confidence : il y a une guerre des livres. Les livres se livrent entre eux à une lutte sans merci dont je suis le témoin effaré… Je reçois des livres qui se retrouvent répartis en fonction de critères assez obscurs en divers endroits de mon appartement, certains plus stratégiques que d’autres quant à la vie de ces visiteurs dont certains ne feront que passer. En règle générale ils attendent. Ils font le poireau sur des piles d’autant plus branlantes qu’elles sont plus hautes… les piles se jouxtent et les occupants les plus élevés considèrent avec mépris ceux qui les supportent ou qui les côtoient, car convaincus qu’une main ne va pas tarder à les enlever et leur accorder la considération qu’ils estiment mériter. Les pauvres ! Ils ne savent pas qu’un (ou plusieurs) arrivant(s), un pistonné, un outsider peut à tout moment les détrôner, les rétrograder dans la colonne. Alors tous les moyens sont bons pour attirer l’œil : couverture aguicheuse, format imposant, certains s’entrouvrent pour laisser deviner de subreptices délices (une dédicace, un feuillet Hommage de l’auteur absent de Paris, un mot personnel de l’éditeur, un marque-page…). L’horreur c’est la main ménagère, la candide main rangeuse qui vous exclut d’une pile très favorable, où ça bouge bien, proche de ce Lorgnon tout puissant (ou, du moins, de sa sphère d’activité) dont dépend votre sort. Main qui va vous exiler sur des piles de stockage ou, pire, celle réservée aux relégations, voire expulsions et reconduites à…
L’honneur insigne est de se pavaner sur le canapé rouge, lieu de lecture, d’écriture et, possiblement, de gloire…
Ainsi donc, sur le canapé, j’avais empoigné Encre sympathique le dernier Modiano et commencé une lecture doucement lénifiante, un peu ennuyée, plongé que j’étais dans la grisaille, le flou, le bégaiement de personnages en mal d’identité, bref tout ce brouillard nocturne à la Brassaï que j’ai tant aimé mais qui peine maintenant à me retenir. Mon regard se relevant de la page vint à s’égarer sur le livre de Jacques Robinet reçu la même semaine : La monnaie des jours aux éditions La Coopérative. J’avais beaucoup aimé le précédent : Un si grand silence qui évoquait la mort de sa mère et son cheminement pour survivre au deuil. Ouvrant ce nouveau livre, je lis dans les premières pages : « les mots que j’attends ont déserté le monde depuis que la chaise de Dieu demeure immuablement vide… »
Non décidément, je ne vais pas retourner à Modiano. Et puis, le faut-il ? La statue de l’écrivain nobélisé n’a guère besoin d’être passée à la brosse à reluire, les médias s’en chargent et la postérité glorieuse est déjà en marche.
Jacques Robinet : (p.39) « Ne comptent que les paroles où la soif trouve à s’abreuver. On trie inconsciemment à travers livres et discours ce qui fait flèche, ou bien le maillon manquant qui permet de poursuivre l’ouvrage amorcé.
Que cherche-t-on sinon l’écho d’une voix fraternelle, respectueuse de nos rêves et accessible à la stratégie de notre désir ? »
Tout est dit. La littérature comme une conversation d’âme à âme.
Je vois bien les arguments que l’on va opposer : trop restrictif, trop élitiste – les fameux happy few ! Cette littérature de baromètres de l’âme suppose une élection, une distinction, un auditoire choisi, la sélection de sensibilités ad hoc. Que dis-je ? Une approche affinitaire et une adhésion, une compréhension qui dépassent les mots mêmes.
Parole qui ne fait pas littérature, ne cherche pas à « faire littérature » puisqu’elle fait chemin vers sa propre vérité, quelque chose en elle va vers son accomplissement ; son dessein ne relève pas de cet ordre – s’il y a du littéraire, de la littérarité voire du poétique, ils sont donnés par surcroît, comme preuve adventice de sa véracité.
« Accomplissement » : qu’est-ce qui cherche à se dire par ce mot que je viens d’employer ? La voix, une voix. Tout le monde a une parole mais chaque voix est unique. Ce qui est unique est bien, parce qu’il est unique, un absolu. Il n’a pouvoir de nous subjuguer que parce qu’il est justement l’Absolu siégeant en la singularité d’une créature, se produisant à nos yeux au moyen de sa physionomie, de ses gestes, de son timbre de voix. S’il écrit, c’est un ton à nul autre pareil – la manifestation par le verbe d’une complexion, une idiosyncrasie, une ipséité (ce « je ne sais quoi » au-delà du moi). Même si le mot est regrettablement galvaudé : une âme, soit « cette gloire qui est en tout être » selon Thomas d’Aquin. Pour en esquisser les contours, il faut bien l’expérience de toute une vie. Ce que fait admirablement La monnaie des jours, somme à la fois discontinue et profondément cohérente où passé, présent et avenir s’entrelacent sous des formes d’écriture différentes.
D’abord des proses brèves entre pure narration et morceau poétique (parfois teinté d’un lyrisme retenu) pour évoquer des moments d’exception (les « instants privilégiés » de Jean Grenier), intermittents, peu nombreux mais où une certaine expérience du réel (ou de l’amour, ou de l’absolu, ou de l’infini) dans sa présence, proche parfois du sentiment océanique, vous a été révélée ; ce haut moment a fait naître en vous le vœu de rester digne de ce à quoi vous avez participé, à la faveur de quoi votre respiration a changé, votre for intérieur s’est construit.
Vient la partie la plus ample du livre, constituée du journal que Jacques Robinet a tenu entre 2012 et 2019. Il est malaisé (et injuste) d’en résumer la teneur puisqu’il s’agit comme le titre l’indique de cette monnaie que nous rend chaque jour et qu’il nous appartient de recueillir. À moins que ce ne soit celle que nous donnons en reconnaissance des merveilles que le monde dispense en sa présence naturelle, concrète et charnelle, cosmique – que l’humanité a cessé de percevoir parce qu’elle en est partie prenante (mais pas seulement).
Ce qui rend les notes journalières de Jacques Robinet si attachantes est la décision de frontalement dire et se dire sans pose, sans esquive, sans complaisance, sans tricherie, sans pathos – ce qui ne va pas sans difficultés, ni doutes, ni douleurs : (14 décembre 2014) « Prendre la mesure exacte de ce qui est, sans regretter ce qui a été ou, pire, ce qui aurait pu être, sans alourdir la barque qui approche du port, où tout ce qui est périssable sera rejeté à la mer. S’efforcer d’accueillir les surprises de chaque jour sans les retenir. Sauver la gratuité de ces offrandes entre deux combats ou deux douleurs. Répudier toute rancœur qui clôture l’espace disponible pour le rêve et le désir. »
Ainsi tombe la monnaie des jours dans un mouvement où les cycles (les jours, les saisons) scandent la finitude et la continuité du monde et, en même temps, l’imprévisibilité de la vie qui s’inventant instant après instant ouvre dans la béance de l’avenir la grâce des (re)commencements.
La dernière partie prolonge ce journal avec une série d’aphorismes, de fulgurances visionnaires, d’éclats poétiques ou de sentences un peu à la manière de Poteaux d’angle de Henri Michaux. Objurgations ou conseils viennent comme autant de balises pour aborder l’avenir, le rendre habitable et ne pas s’y laisser déborder, ni démembrer par les forces nihilistes ou les pressions grégaires. Comme toujours chez Jacques Robinet pas de hauteur dogmatique ou assertive : ces fragments sont à la fois la quintessence d’un art poétique et la conquête d’une fragile sérénité susceptible d’une lueur d’espérance en dépit des noirceurs du temps.
Qui ne croit pas au paradis se plaît à le détruire.
La monnaie des jours s’inscrit dans la lignée des notes et journaux intimes dont la tradition est ancienne. Comme l’a montré Pierre Pachet*, il a fallu des siècles d’histoire occidentale, de littérature, pour que cette situation de pensée et d’écriture – « se confier à un papier qui vous sert de témoin et vous regarde sans hauteur » – soit inventée sans bruit, soit mise en pratique secrètement et devienne publique. En tant que genre, les occurrences sont diverses et de nouvelles formes d’inédit et d’invisible ont dû être inventées, de nouveaux moyens de dissimulation expérimentés, et tus. La particularité de la démarche de Jacques Robinet a été parfaitement définie par Jean-Yves Masson, son éditeur, dans sa note de présentation : « Ce livre frappe d’abord par l’originalité de sa structure. L’auteur associe plusieurs formes d’écriture, qu’unifie un ton très personnel, l’ancrage dans l’autobiographie mais aussi le désir de proposer une vision ouverte, nourrie manifestement par son expérience de psychanalyste autant que par son parcours de poète. Outre la beauté de l’écriture, toujours remarquable, le lecteur trouvera dans ces pages une sagesse très humaine, un témoignage sans parti pris. »
Le divertissement a conquis la planète entière, une armée de spectres a inventé la télévision, internet, etc., choses incorporelles, sans poids qui tournoient autour de nous et empêchent la relation naturelle de l’homme à lui-même et avec le monde. Elles rendent impossible le vrai témoignage. Aussi la voix de Jacques Robinet, si ténue soit-elle, vraie parole d’humain à humain, est une flèche lancée dans cette opacité aussi factice que délétère – saurons-nous la saisir ?
L’abstraction déploie ses éventails pour cacher la ruine de l’imaginaire.
Des torrents de mots creusent le lit où la source se perd.
Je termine l’écriture de cette chronique sur mon canapé rouge (comme celui de Michel Drucker, sauf que chez moi les « stars » sont des livres), quatre ou cinq livres à mes côtés, la couverture crème à fins liserés rouge et noir du Modiano me jette de muets reproches…
* Les Baromètres de l’âme. Naissance du journal intime, Paris, Le Bruit du temps, coll. « Poche », 2015.
Notes de l’heure offerte de Jacques Robinet, Éditions de la Coopérative, 2022.
Après Un si grand silence et La monnaie des jours, Notes de l’heure offerte est la part ultime de la murmurante épopée d’une âme qui vibre entre l’amour du céleste et l’attrait du terrestre. Par la poignance d’une prose à la fois questionnante et délicatement poétique, entre prière et oblation, Jacques Robinet nous convainc que ces deux pôles ne font qu’un : il y a dans l’amour un mystère redoutable et rayonnant qui fond sur nous, nous épouvante et nous ravit. Attentif à tous les pièges, tant de l’amour-propre que de l’esquive (« Ne déguise pas par des mots ton absence à toi-même »), vigilant à l’égard des leurres du langage (avec les Diafoirus de la psychanalyse, l’enflure et le rabâchage poétique ou les paroles lénifiantes mollement chrétiennes) et de la raison raisonnante, célébrant la beauté consolante des ciels comme la sagesse de l’arbre (toutes choses qui chassent l’ombre intérieure), Jacques Robinet nous offre avec Notes de l’heure offerte une œuvre exigeante qui lève l’espérance et la promesse. Le paradis est toujours là mais nous ne savons pas le voir, quelques livres y aident dont celui-ci. Précieux et rare en ces temps de matérialisme, de brutalité où les « faiseurs » plastronnent ! La belle surprise éditoriale de ce début d’année.
L’attente (notes de l’année 2020) de Jacques Robinet, éditions de La Coopérative, 2023.
Entrer dans l’âge de la “définitivité”, c’est aussi entrer dans le temps de l’attente, celle qui précède les échéances par lesquelles toute destinée humaine s’achève. L’Attente (notes de l’année 2020) est le titre qu’a donné Jacques Robinet à la dernière livraison d’une suite commencée avec La Monnaie des jours (2019) et Notes de l’heure offerte (2022) aux éditions de la Coopérative. Il s’agit de l’exploration tout à fait inédite – à mon sens unique – d’une forme originale où l’intimité de l’écriture d’un journal s’unit à un travail stylistique entre prose et poésie qui fait de ces pages, plus qu’une banale autobiographie, un exercice d’approfondissement spirituel des attendus (et des attentes) que recèle toute existence. Il m’est difficile de parler d’un tel livre d’une manière objective, c’est-à-dire détachée – voire critique. Nous sommes ici dans une toute autre configuration que la pochade littéraire telle que donnée par Mario Vargas Llosa. L’attente est un grand livre qui transcende les étiquettes et catégorisations de genres habituelles – elles dispensent souvent de l’effort d’avoir à extraire la substantifique et parfois dérangeante altérité de ce que nous lisons. Parce qu’il s’y joue des choses de grande valeur tramées sur une forme d’intranquillité, de déréliction, d’incertitude existentielle, L’Attente est de ces livres que j’appelle “impardonnables”. Je veux dire au sens où Cristina Campo employait ce mot : sont “impardonnables” les écrivains qui ont souffert pour franchir des limites – limites en deçà desquels nous, lecteurs, nous nous cantonnons par indifférence, confort, paresse ou incapacité à affronter l’Inexprimable. Inacceptables sont ceux qui, forts de la révélation en eux de la parole cachée, de la rencontre avec la grande solitude intérieure, nous pressent de les suivre sur le chemin d’une ascèse créatrice, d’une metanoïa.
L’Attente se démarque des volumes précédents en ce qu’il est la chronique de l’année de tous les dangers : l’annus horribilis 2020 où l’épidémie a enfermé la France pendant des semaines, voire des mois, dans un étrange repli hanté d’angoisse et d’incertitude. Jacques Robinet vit pleinement le trouble de cette période, d’autant qu’il prend la difficile décision d’arrêter son activité de psychanalyste avec toute les conséquences que cela implique pour ses patients et pour lui-même (cinquante années de pratique). Moment de ruptures douloureuses, de basculement dans une vie seconde qui voit l’écrivain abandonner son appartement parisien pour s’installer sans doute définitivement dans sa maison du Loiret. Changement de vie, mais qui ne change rien aux constantes de la vie et les rend même à leur terrible poids d’anxiété : la vieillesse avec ses cruciaux (et crucifiants) bilans, les prodromes de la maladie, la crainte de la déchéance physique à l’approche de la mort, ce qui reste d’une vie et les legs à transmettre… Temps compté donc, d’autant plus précieux qu’il peut, qu’il doit être consacré à la quête si ce n’est du bonheur au moins d’un état de sérénité viable. Une stase de calme intérieur que Jacques Robinet trouve aussi bien dans la tendresse d’un quotidien partagé avec son compagnon que dans la plénitude d’une foi paradoxalement nourrie, intensifiée, consolidée d’interrogations, de doutes, et pourtant ouverte à l’émerveillement sans cesse renouvelé de la beauté du monde. Et Dieu sait (!) si Jacques Robinet trouve les mots du poète pour célébrer de vivifiantes retrouvailles avec les arbres, les oiseaux, les fleurs ! Les nuages aussi, leurs jeux d’ombre et de lumière sur la terre gâtinaise, images de l’éphémère, de l’instabilité de toutes choses…
Dire les choses comme cela est bien évidemment survoler et manquer les innombrables pépites que la lecture de ce livre offre. Je l’ai lu lentement, très lentement – la délicieuse lenteur que vous impose le Sens dans les infinies résonances qu’il suscite en vous. Et j’ai souvent interrompu ma lecture, levant la tête, stupéfié par la syntonie avec telle réflexion ou la brèche ouverte par telle lumineuse et révélante remarque. Sans vouloir forcer le trait en psychologisant ma lecture, il m’a semblé assister au long de cette odyssée calendaire de l’année 2020 à un accouchement, à une naissance. La naissance d’un individu (l’auteur) à soi-même par soi-même, un auto-engendrement par le travail de l’écriture qui, entamé en 2012 trouverait hic et nunc sa pleine réalisation – car nous sommes tout autant les enfants de nos livres qu’ils sont nos enfants ; si l’on n’est pas né ou mal né en raison d’un “trouble originaire”, on n’a d’autre choix que de se mettre au monde soi-même à travers les mots : ceux-ci nous aident à grandir, à nous rassembler, nous rejoindre, à trouver (et accepter) notre juste place existentielle. Combat incessant contre les vieux démons qui rodent dans les couloirs de l’inconscient ; parcours douloureux et dialectiquement périlleux entre enracinement par l’amour (comme don, oblation, espérance) et “désappartenance” aux clans et tribus (famille, profession, nation, parti politique, doctrine religieuse, idéologie…).
La rentrée littéraire nous abreuve de la longue plainte de tous les plumitifs qui, en demande de résilience, jouissent de se voir si beaux dans leurs costumes de victimes (“mon cancer”, “mon viol”, “mon divorce”, “mon licenciement”…). Rien de tel avec Jacques Robinet qui, sans faire l’impasse sur le chagrin des origines, est trop averti dans son cabinet d’analyste des mille tours et détours du moi narcissique :
« Je ne veux pas écrire pour me lamenter et donner libre cours à la voix chagrine qui soupèse, compare, envie un reflet de soleil sur le visage d’autrui, ignore ou désavoue “la source montagnarde” qui cherche son passage en moi. Je voudrais que les lignes courbes, ici, se redressent, et que jamais la mort ne devance la vie qui me fait battre le cœur. Certes, je n’écris pas pour me mentir à moi-même, ni pour nier ce qui m’emprisonne, me rapetisse et me souille. Il ne s’agit pas de donner de moi une image héroïque, sereine, dépourvue d’angoisse et de doutes. Non pas, mais je souhaiterais que transparaisse ici mon fol attachement à la vie, mon émerveillement devant ses gestes de prodigalité, ma conviction jamais assez affirmée que l’amour est plus fort que la mort. C’est de cet amour que j’essaie de relever les traces dans un monde qui semble vouloir s’en détourner. Condamner et se détourner de la laideur environnante ne sert à rien. Il faut sauver la beauté cachée, la tendresse partout présente, mais dont on parle si peu. Je voudrais mourir émerveillé et sans rancœur pour l’indignité vécue, en moi et autour de moi. Ne retenir à la fin que les rencontres qui ouvrent, oublier ce qui enferme et meurtrit.
On pense n’avoir rien à dire, et c’est le plus souvent vrai. Mais il suffit d’ouvrir le livre d’un poète aimé pour que ce vide se mette à chanter. Qu’importe ta voix propre si elle sait s’effacer devant toutes celles qui ont ouvert ce chemin où tu avances avec joie et reconnaissance. Il y a des jours où on s’enchante d’être “la petite coquille” qui porte à l’Océan la voix multiple qui honore et régénère le monde. Peu importent les noms des bâtisseurs de cathédrale. Il y a toutes ces pierres transportées, assemblées qui montent vers le ciel ! »
Ce qui n’est pas dit ici et que seul peut souffler le lecteur concerne le défi relevé sur le plan littéraire, à savoir le délicat équilibre réalisé entre prose et poésie, entre sincérité et lisibilité, entre transparence et voilement, entre ressassement et approfondissement – entre la suie de l’ennui et les éclaircies mystérieuses de la parole cachée…
Plutôt que de nous éblouir avec quelque savant exergue, Jacques Robinet a discrètement apposé en regard de la dernière page de son texte ces deux vers de Marie Noël :
Je le dis, mais si loin, si bas
Que mon âme ne m’entend pas.
On ne peut concevoir plus bel envoi, ni plus beau point d’orgue.
Refermant L’Attente m’est venu à l’esprit ce qu’écrivait Jean Grenier dans une lettre à Georges Perros : « On n’écrit jamais qu’à deux doigts de se taire. »
L’herbe entre les pierres – Quatrains et Le vent souffle où il veut – Poésie de Jacques Robinet, illustration de jaquette de Renaud Allirand, éditions Unicité, 2024.
(…) Dernière voix mais non des moindres, Jacques Robinet qui, avec l’arrivée du printemps, nous offre deux recueils de poésie.
Pour présenter L’herbe entre les pierres – Quatrains, je ne saurais mieux faire que de citer les mots impeccables de François Mocaër, l’éditeur. Sur l’aspect formel tout d’abord et le choix du quatrain : « Si notre vie valide une forme de poésie, il nous donne d’en ressentir l’essentiel en peu de mots. Chaque quatrain semble entrebâiller une porte pour nous laisser le privilège de l’ouvrir davantage. On y reconnait l’esprit du haïku qui se mêle à celui de l’aphorisme. Ce serait presque un genre inventé à son insu. »
Quant à l’effet opéré par cette manière, le voici : « Rien n’est fermé dans ces brefs poèmes qui ne cessent d’explorer ce qui, en fait, est déjà en nous, sans que nous le sachions vraiment. Voilà pourquoi la magie opère à la lecture de ces vers qui nous reconnaissent. Nous parvenons ici à une forme de compréhension muette qui ne peut s’exprimer par les mots et qui pourrait bien s’apparenter à ce qui ne nous appartient plus. Ces quatrains nous font ressentir ce qui échappe au langage rationnel. »
C’est dire que l’on retrouve la vocation qui traverse l’œuvre de Jacques Robinet, tant en poésie qu’en en prose : se dire pour nous dire, trouver en soi le point de bascule où le lecteur sera renvoyé à ses émotions “comme à un chemin inconnu, sous forme d’apprentissage… de (lui)-même”. Avec une exigence dans l’écriture comparable à celle que Baudelaire attribuait à Théophile Gautier : “Il y a dans le mot, dans le verbe, quelque chose de sacré qui nous défend d’en faire un jeu de hasard.” (L’Artiste, 13 mars 1859).
Se livrer au très peu
Raisons d’herbe et de brise
sans autre message
que d’accueil et partage
Ne rien écrire qui
n’hésite à poursuivre
inquiet de la flamme
qui l’attire et l’aveugle
Le vent souffle où il veut est plus divers formellement parlant, ce qui n’obère pas la force de ces confidences qu’il faut bien qualifier de dernières quand “le moment (est) venu de monter sur la barque” et qu’on tient “dans la main son tribut de douleurs pour payer le péage”.
Deux parties rythmées par les belles encres de Chine de Renaud Allirand, artiste, ange veilleur et dédicataire.
Là encore, l’unité et la cohérence de l’œuvre entier – de Un si grand silence (2018) à L’attente (2023) – trouvent ici, plus qu’un acmé, un point d’orgue qui laisse résonner une tonalité testamentaire. Celle-ci, cela va sans dire, enjoint de taire tout commentaire (et plus encore quelque classement critique). Pourtant, pourtant… refermant ces pages pour les ouvrir à la joie sereine qui nimbe ces derniers chants, fortifiant en nous la confiance et l’espérance, je ne peux qu’exprimer ma profonde gratitude d’avoir été par cette œuvre si fraternellement conduit en “ce lieu que nous ne connaissons pas” comme dit Marie Balmary, porte majuscule où, en nous, le Royaume fait signe pour accueillir les enfants perdus que nous sommes. Ces puissants brise-lames que sont le dogme, le doute et les misères du corps ne sont plus en vous, cher Jacques Robinet, ils sont derrière vous ! Vous voici dans l’ombre blanche, pacifié et sans regrets. Au fil de ces poésies se dessine une certitude : le chercheur inquiet qui sut de nos vies éclairer les secrets que nous ne voyons pas, éveiller quelques-uns à la beauté, à la noblesse du monde n’a plus rien à craindre ni du salut, ni de la Grâce.
Saurais-je m’endormir en toi
Ô nuit du grand silence ?
M’endormir sans crainte
hors du bercail déserté
M’endormir accablé
de ces années recluses
où je me suis trop protégé
des colères de ce monde
Glisser de rêve en rêve
vers tes portes sans ombres
où nul ne frappe en vain
Illustrations : (en médaillon) photographie de Jacques Robinet – dans le billet : éditions de la Coopérative – éditions Unicité.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.