Le centenaire de la mort de Marcel Proust — “notre jeune homme”, disait Maurice Barrès — a été célébré avec majesté en 2022. Celui de Barrès, disparu en décembre 1923 n’a guère attiré l’attention. Comme le remarque Antoine Compagnon dans A l’ombre de Maurice Barrès, ensemble d’articles dont il assure la direction et la présentation, l’effacement de Maurice Barrès reste inexplicable. Le “prince de la jeunesse” à la fin des années 1880, devenu durant la Grande Guerre le “rossignol du carnage”, comme l’appelait Romain Rolland, ne s’est pas remis de son engagement antidreyfusard et nationaliste, de son appartenance à la Ligue de la patrie française en 1899 et de sa présidence de la Ligue des patriotes en 1914. Le “bourrage de crânes” nationaliste auquel il s’est livré dans L’Écho de Paris durant la Première Guerre mondiale l’a évidemment desservi. Pourtant bien d’autres antidreyfusards, nationalistes ou antisémites plus conséquents que lui ont été, non pas réhabilités, mais réédités et relus, et bénéficient même d’un douteux attrait lié à leurs mauvaises fréquentations, tels Charles Maurras, Léon Daudet, Céline, Drieux la Rochelle, Brasillac ou Lucien Rebatet…
Comment le jeune individualiste insolent et vaguement anarchiste, zélateur du Culte du Moi, devenu le chantre de La Terre et les Morts et le propagandiste de la tradition française a-t-il pu être si unanimement éclipsé ?
Le procès intenté par les surréalistes contre lui en 1921 prouve qu’il comptait pour eux et qu’André Breton et Aragon, notamment, ne parvenaient pas, s’ils le cherchèrent, à se débarrasser de l’influence qu’il avait eue sur leurs débuts. “Barrès s’éloigne”, observait Montherlant dès 1925. Barrès disparut un an après Proust, Gide — qui répliquait au Barrès des Déracinés : « Né à Paris d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je m’enracine ? » — prit la place du “contemporain capital”, tandis que Valéry tenait le rôle du maître à penser du monde spirituel. Selon Antoine Compagnon « Nos “classiques modernes” occupèrent solidement l’entre-deux-guerres et, pour la plupart d’entre eux, La Nouvelle Revue Française, tandis que les trois ou quatre M (Mauriac, Paul Morand, André Maurois, Montherlant) faisaient les beaux jours de Grasset. Un séjour au purgatoire paraissait de rigueur, mais le mystère reste que Barrès n’en soit jamais sorti, tandis que les “classiques modernes” et presque tous les M de Grasset entraient dans la Pléiade. »
Plus tard (1972), Zeev Sternhell, historien des idées, le rendra responsable de l’invention du fascisme, sentence excessive qui fait l’objet ici par Grégoire Kauffmann d’une sévère analyse critique quant à la méthode utilisée (rejetant systématiquement ce qui ne cadre pas avec la thèse soutenue) et ses conclusions.
La puissance immuable de l’imagination et de la langue de cet immense styliste n’aura cessé d’exercer une influence certaine sur les Malraux, Drieu la Rochelle, Mauriac, Montherlant, et surtout Aragon, qui n’a jamais renié sa dette vis à vis de l’“extraordinaire ouvrier de la prose française”. Les historiens de l’art n’ignorent pas non plus cet homme de lettres exceptionnel qui a tant parcouru l’Italie et l’Espagne et fait connaître leurs trésors. L’Ennemi des lois, Les Déracinés, La Colline inspirée, avec lesquels grandirent plusieurs générations d’adolescents jusqu’en 1968, au sein d’une “culture de l’internat” finement évoquée par Antoine compagnon (“Oublier Barrès”) sont peu disponibles en librairie aujourd’hui. Malgré le grand passeur que fut l’éditeur Bernard de Fallois, force est de constater que « l’édition française, si elle n’ignore pas son nom, a décidé que Barrès ne valait pas la peine d’être lu » déplore amèrement Antoine Compagnon.
Un siècle après sa mort, la place de Barrès dans notre culture et dans nos lettres ne peut pas être ignorée. D’où l’importance de ce dossier qui ouvre de riches perspectives sur la carrière de l’écrivain et l’itinéraire de l’homme public, sur la diversité ou l’unité de l’homme et de l’œuvre, sur les vicissitudes de leur fortune ou infortune posthume. Ceci synthétisé en fin de volume dans l’admirable hommage que rendit à son ami Albert Thibaudet (“Le tombeau d’un prince”, 1924).
Par son individualisme forcené (le stendhalien “égotisme”) allié (paradoxalement) à ses élans nationalistes, Barrès est d’abord une posture et même une pose, une quête personnelle (d’une vérité mais aussi de la réussite et des honneurs) et une mise en scène permanente de soi-même à destination des lecteurs et des électeurs – par cela il est notre contemporain. Il éclaire subrepticement bien des pans de notre confuse actualité et, peut-être par son tempérament d’artiste et ses contradictions assumées, il nous aide à résister au sectarisme et au fanatisme, à ce qu’il appelait : “l’invasion du muflisme”.
À l’ombre de Maurice Barrès sous la direction d’Antoine Compagnon, avec Antoine Compagnon, Jessica Desclaux, Grégoire Kauffmann, Alexandre de Vitry, Michel Winock, ainsi qu’Albert Thibaudet, Collection L’esprit de la cité, Gallimard, 2023 (18€). LRSP (livre reçu en service de presse).
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Pour sa part, le Lorgnon contribue au désensablement de la statue en publiant ci-dessous “Maurice Barrès, le dernier des romantiques”, un texte de Jean Grenier introduisant les œuvres complètes de Maurice Barrès qui devaient paraître dans la Bibliothèque de la Pléiade. Ce projet n’a pas abouti (il se fait toujours attendre). Ce texte peu connu, au ton très personnel, est donc inédit. Il se veut une invitation à “passer un été avec Maurice Barrès”…
MAURICE BARRÈS, LE DERNIER DES ROMANTIQUES
D’écrire sur un homme célèbre, sur un grand écrivain pourrait intimider au point qu’on y renoncerait par avance si l’on ne se disait : après tout si cet homme est devenu célèbre c’est parce que des milliers et des milliers d’hommes se sont reconnus en lui. Alors, pourquoi n’oserai-je pas dire un mot, moi aussi ? A défaut de justification véritable cette réflexion donne un peu de courage.
Mais à une condition : c’est qu’on ne prétende pas traiter de l’œuvre ni de l’homme en entier, car l’entreprise a été réussie par ailleurs, mais seulement d’un aspect particulier de cet homme et de cette œuvre, celui sous lequel on l’a vu personnellement.
C’est donc se résigner à laisser de côté des aspects pourtant essentiels. Ainsi celui du patriote. C’est comme tel que j’ai fait connaissance avec Barrès. La guerre de 14-18 battait son plein, je vivais dans une ville de Bretagne où je finissais mes études secondaires. Ma famille lisait L’Echo de Paris qui nous parvenait de Paris tous les soirs vers cinq heures et j’avais le temps de parcourir le journal avant de me mettre à mes devoirs. En première page, chaque jour, un article signé Maurice Barrès traitait de la guerre, mais à l’échelle humaine si l’on peut user de ce mot à propos d’une chose tellement inhumaine. L’auteur citait des passages de lettres qu’il avait reçues de combattants, de parents de combattants, de toutes sortes de personnes. Je ne sais comment il arrivait à n’oublier personne dans ses réponses, et cela durant quatre ans. Voyant l’intérêt que je prenais à cette lecture où il semblait que l’écrivain savait si bien s’adapter aux conditions de chacun, l’un de mes proches me dit : « Tu devrais écrire à Barrès, il te répondrait ! » — conseil que je me gardai naturellement de suivre, tant il me paraissait sacrilège de détourner l’attention, ne fût-ce que quelques minutes, d’un homme illustre et dévoué à une cause patriotique au profit de quelqu’un qui ne prenait aucune part à la guerre. La question ne se posait même pas. Si j’évoque ce souvenir c’est simplement pour montrer à quel point Barrès était et paraissait accessible. Il aurait voulu, lui qui naturellement avait pris parti, avant la guerre, contribuer à unir entre elles sans distinction ce qu’il appelait « les diverses familles spirituelles de la France. »
Ces articles rassemblés plus tard sous le titre « Chronique de la grande guerre » étaient destinés à soutenir le moral de gens très différents qui cependant avait été plus ou moins élevés déjà dans l’idée de « la Revanche ». Dans les écoles les cartes géographiques suspendues aux murs représentaient l’Alsace-Lorraine entourée d’un liseré noir entre la France et l’Allemagne. Rien n’était oublié des humiliations de 70 ; et les défilés militaires, les revues du 14 juillet, les retraites aux flambeaux entretenaient l’esprit guerrier. Mais il était entendu que la guerre serait à la fois victorieuse et courte. L’enlisement dans les tranchées, le massacre quotidien atteignaient durement le moral, l’énormité des pertes en vies humaines dont témoignent les monuments aux morts de tous les villages fit de la France un pays saigné à blanc. L’écho des appels patriotiques en fut affaibli et l’on douta de la compensation promise à tant de sacrifices.
Cette situation ne met pas en cause le courage et la lucidité de Barrès qui auraient mieux apparu si la France avait été totalement occupée, les camps de concentration instaurés et les tueries organisées en masse comme cela arriva plus tard, et si le patriotisme n’était pas passé de droite à gauche à la suite des circonstances nouvelles.
Tout ce qu’il est permis de dire c’est que l’attitude de Barrès en politique extérieure a toujours été une politique de vigilance et en même temps de compréhension.
De vigilance bien sûr. Il ne faut pas oublier quand on parle de son nationalisme qu’à l’âge de huit ans il a connu l’invasion prussienne et que ce souvenir le laissera profondément marqué, qu’il était originaire, plus encore par ses années d’enfance que par sa famille, de cette marche de l’Est qui s’opposait d’autant plus au germanisme qu’elle en était voisine.
(…)
La suite est à lire ici.
APPEL ! Je cherche un éditeur pour publier une anthologie des chroniques du Lorgnon mélancolique – si intéressé me contacter via le mail du blog.
Illustrations : (en médaillon) Portrait de Maurice Barrès par Jacques-Émile Blanche (1891) – dans le billet : éditions Gallimard.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.