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Quoi ma gueule ? « Portraits » (I)

Patrick Corneau

C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…

François ou l’Héautontimorouménos

François est une personne en son entier. Ses yeux noirs ne fuient pas : il n’a pas peur de regarder les hommes au fond des yeux. Une peau mate et des cernes hérités d’une ascendance orientale lui donnent un air las qui oblige hommes et femmes à le regarder une seconde fois. François a un léger mauvais goût dans le choix de ses vêtements et de ses chaussures. Tissu fripé, cuir fatigué. C’est sa manière un peu aristocratique d’être au-dessus des conventions petites-bourgeoises que son statut de professeur lui fait dédaigner. Ce travers de vieil adolescent irait presque à lui faire négliger l’hygiène.

François est une nature profondément éthique. La grande affaire de sa vie est l’existence du Mal. C’est une guerre sans fin, un combat irrésolu. Une passion, une ligne de vie.
Dieu est brutal. Sa grossièreté blesse François. Pire, l’insulte. L’oblige à avancer dans la vie avec le cœur fermé de ceux dont la déception est inconsolable. L’enfant déçu, floué crie en lui. Impossible d’oublier, d’avancer dans l’existence comme si de rien n’était, il faut se venger. Mais quelle vengeance exercer sur un Dieu tout-puissant ? Que peut notre vulnérabilité de simple créature ? Seule reste la vengeance des faibles : ah, c’est comme ça ? Eh bien je ne garderai pas le secret, je vais tout dire, je vais répandre Ses turpitudes, je vais nuire à Sa réputation !

Pendant quinze ans, sous le regard perplexe d’une grande figure de la poésie française, François a écrit sur le sacrifice. C’était la clé, le sésame, le cheval de Troie, la fêlure, la déchirure dans le bel édifice de la Création. Imparable et définitif. Dostoïevskien. Il vainquit avec un livre, quelques mentions dans des thèses impénétrables et un ulcère à l’estomac.
Dieu ne nous aide pas. Bien qu’il eût la faiblesse de « croire à la valeur éminente du christianisme » (en n’adhérant à aucun de ses dogmes), François avait l’âme brisée. Le combat avait été trop violent et lui avait coûté une partie de sa force vitale. Pire : il n’aimait pas davantage ce monde. Dans le fond, il voulait aimer ce qu’il aimerait – et non ce qui est. François ne savait pas encore céder. « Pourquoi céder ? Est-ce que le monde cède, lui ? » Plus je renonce et moins je suis, plus je vis. Plus je perds mon nom, plus on m’appelle. Avant toute chose accepter cette nature qui est la nôtre, ce noyau de rapacité diabolique, cette prédation plus ancienne que l’homme lui-même. François savait que l’enfer c’est la bouche qui mange et mord et mange la chair gorgée de sang, et celui qui est mangé hurle avec de la joie dans le regard. D’où venait cette fascination ? L’effroi d’être mangé n’est que la conséquence d’un autre effroi qui est au tréfonds de toute vie : l’effroi d’être corps, d’exister sous la forme d’un corps. La cruauté du monde est tranquille. La vie n’est pas ce que nous pensions.

En sortant de l’université où un hommage venait de lui être rendu pour une carrière couronnée par « l’éméritat », François éprouva un allègement, comme si le rideau qu’il avait tendu sa vie durant devant le non-sens universel s’était volatilisé. Il considéra son âme. Elle avait disparu. D’aise, il soupira.

(Á suivre)

Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. JEAN YVES MASSON says:

    Bien sûr, maintenant, on cherche qui est François… Chacun aura sa petite idée. Mais la vérité est sans doute qu’il y a plusieurs François dans l’université française et que ce portrait (presque un « caractère » de ce temps) touche quelque chose de très juste, sans le caricaturer.

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Patrick Corneau