C’est l’été, l’époque des grandes transhumances, des longs après-midi sous un parasol ou l’ombre bienfaisante d’une frondaison. Sortons nos pinceaux et notre boîte à couleurs pour quelques portraits de pied en cap de vies réelles ou imaginées, lointaines et oubliées, obscures ou insolites, brisées ou flamboyantes…
Bernard le chef d’escadrille
Bernard est de ceux à qui on le la fait pas, qui ne s’en laissent pas conter et ont leur franc-parler. Lassé de vendre L’Humanité-Dimanche à l’heure des croissants sur la couette, Bernard est devenu un lecteur acharné du Canard enchaîné. Imprégné d’une sagesse où le désabusement le dispute au sarcasme, il sait tout, ou plutôt connaît les dessous de tout (c’est un adepte du complot). Aussi est-il revenu de tout. Chaque velléité de réflexion est aspirée par un gouffre béant, une bouffée de néant, un vide vertigineux. A quoi bon tout cela ? Bernard professe un ardent (et confortable) relativisme : tout se vaut. Rien n’est ni meilleur ni pire que le reste, puisque de toute façon tout s’achève. Toute conversation se termine immanquablement par de vastes considérations sur le “tout passe, tout lasse, tout casse”. La réplique de Jean-Pierre Marielle dans Le sourire de Claude Miller à propos de Bergman lui va comme un gant : “Pour te filer le blues, il est un chef d’escadrille !”.
Pour Bernard, la littérature ne raconte que des balivernes (“c’est de la littérature… ”), comme la télévision – qu’il ne connaît qu’à travers ses marionnettes en latex, ses humoristes dieudonnisés ou ses présentateurs cocaïnés. Déçu de la politique, celle-ci ne l’intéresse plus que par ses affaires (“tous pourris” est son leitmotiv). Si l’on approche le pouvoir “c’est qu’on n’est pas très net”. On devine sous ses airs scandalisés, l’envie non avouée pour un régime plus autoritaire (“On n’a pas tout essayé !”). Il suffirait qu’on le pousse un peu pour entendre la énième thèse du complot historique. Qu’une femme le regarde, il prend un air blasé : quoi de plus normal ? Et pourquoi pas celle-ci plutôt que celle-là ? En fait il ne voit personne, a fortiori pas même cette femme-ci. De toute façon, “la femme a beaucoup changé depuis sa libération” confie-t-il d’un air entendu (“les poétesses ressemblent à des influenceuses et les présentatrices météo ont plus de poids que la Première dame”). Ce rebelle de comptoir (moutonnier sur le trottoir) n’aime que son chien, un cocker placide qu’il a lui-même dressé : le chien aboie au nom de Le Pen.
Chaque acquis lui est un dû. C’est un enfant gâté de l’existence, un exténué chronique, un combinard de l’Être. Nihiliste aux moments opportuns, et gonflé de suffisance dans la certitude d’avoir compris tout… et le reste.
(Á suivre)
Illustrations : (en médaillon) “Gentleman allongé sur un divan” par Theodore Franken ou Frank.
Prochain billet bientôt se Deus quiser.
Criant de vérité !
🙂 🙂 🙂