Patrick Corneau

COMMENT LIRE UN LIVRE

I / L’inattention est la manière la plus répandue de lire un livre sauf que la plupart des livres aujourd’hui ne sont pas seulement lus mais écrits avec inattention. Ou alors avec une attention qui relève de l’entente auteur-lecteur. On lit comme on fume, pour s’occuper les mains et les yeux. On commence même à trouver des livres abandonnés sur les sièges des trains. Ils ont été lus par habitude, par ennui, par horreur du vide et de soi-même. Parmi les vices, disait Valéry Larbaud, la lecture est un vice impuni mais dans certains cas, cesser de lire comme de fumer peut éviter de graves conséquences.

II / On peut aussi lire un livre par méfiance ou envie. Dans ce cas, le livre est trop attrayant, on se dit qu’on aurait aussi bien pu l’écrire soi-même et récolter gloire et argent. Il suffisait d’y penser. Il s’agit de livres à grand succès, les « meilleures ventes ». En règle générale, ils traitent un faux problème, une situation à la mode, une question d’intérêt ou d’actualité. Ils se laissent lire, anxieusement, avec colère, et pour continuer à en douter quand on est arrivé au bout, mais aussi pour essayer de découvrir le secret de leur agrément. Après quelques années, quand on les redécouvre dans sa bibliothèque, on a envie de les jeter. Le fait est qu’ils deviennent laids même d’aspect, ils n’ont pas su bien vieillir. Ils sont plutôt la preuve que la beauté d’un livre en tant qu’objet ne peut faire abstraction de son contenu. Il n’est de pire abus qu’un livre stupide avec une reliure de luxe.

III / La troisième façon de lire un livre est la plus simple mais c’est celle des grands lecteurs. Elle s’acquiert avec l’âge, l’expérience, ou bien c’est un don que l’on se découvre, depuis l’enfance, avec la révélation des premières lectures. Il n’est plus question d’abandonner « ce » livre, on le laisse et on le reprend, on « couche avec ». Et comme seuls les grands auteurs peuvent susciter cette façon de lire, avec le temps ne resteront autour de nous que des livres excellents. Et l’on deviendra perfide, capable de comprendre un livre au premier coup d’œil et de s’en libérer au plus vite. En revanche, le livre qui convainc, lui, restera quelques temps toujours à portée de la main, sur le bureau ou la table de chevet, pour le simple plaisir de le voir, de le terminer sans hâte : le but est en effet de le relire, de le reprendre quand tout va mal, d’y trouver cette confirmation de la vérité que seules les pages d’un livre peuvent livrer à l’exclusion de ce que nous vivons.
Tous les grands livres ont été lus et continuent à l’être de cette façon. Il serait plus exact de préciser qu’il ne s’agit pas de les lire mais de les habiter, de s’en revêtir. Dans notre répertoire, nous n’en trouvons chacun qu’une petite centaine, en comptant large. Et beaucoup auront attendu des années avant d’être repris, un jour d’intense dégoût existentiel. Mais c’est là leur force.
Ennio Flaiano, Jargon essentiel pour passer inaperçu en société, chapitre « Divers » (pp. 136-137), traduit de l’Italien par Palmina Di Meo, Éditions La muette, 2011.

I / J’avoue que la catégorie du livre pour s’occuper les mains et les yeux m’est complètement étrangère excepté le lourd missel que je tenais entre mes mains à l’église dans mon enfance : j’aimais sa couverture en cuir vert bouteille, les signets faits de rubans bicolores, le fin papier bible couleur ivoire, l’odeur. J’éprouvais de l’excitation à en retrouver le poids, le volume avec cette masse de mots – dont beaucoup m’étaient incompréhensibles – à l’intérieur de la paume : il s’en dégageait un mystère numineux – vague présage de choses incommensurables et impénétrables à découvrir, une possible signification à la toute petite existence qui était la mienne…

II / Livres qui pourraient (conditionnel !) être lus par méfiance ou envie : n’importe quel livre se pavanant en tête des chartes de « meilleures ventes » des hebdomadaires (Marc Levy, Musso, Foekinos, Gavalda). Tous livres de divertissement (non-littérature) qui ne sont qu’un des visages de la mascarade générale et dont je tiens à m’écarter violemment. Au plus bas niveau de l’asservissement du langage à l’information : Joël Dicker, roi du cliché, pour des livres « qui font lire ceux qui ne lisent pas » (et continueront à ne pas lire). A un niveau plus relevé, les romans de Le Clézio, de Modiano : soit ennui (pour le premier) et plaisir (pour le second) prolongé(s) jusqu’à se dissoudre sans laisser de trace. Les romans policiers en général, la littérature dite « de témoignage » (mon cancer, mon viol, mon divorce, mon covid19, etc.), quelque chose entre le vice de la fumée et les mots croisés disait Edmund Wilson. Livres qui vieillissent mal : certains titres ou auteurs de la période du Nouveau roman dont on s’étonne qu’ils aient pu être en vogue à l’époque tant ils sont assommants aujourd’hui ; les « nouveaux philosophes » et la littérature militante des années 70 ; les pamphlets d’indignation sociétale (Onfrayzemmour). Un certain malaise avec les styles de J.- J. Rousseau (en partie), Jules Vernes, Agatha Christie, Yourcenar, Duras, Houellebecq…

III / Le livre que l’on prend, repose, reprend ; à habiter, se revêtir ; avec lequel « on couche ». Révélations des premières lectures d’enfance : Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol, Jean-Francois astronome de Pierre Rousseau. Liste très désordonnée de titres dont j’use selon l’humeur, qui (m’) aident en vérité : Les Îles de Jean Grenier, Poteaux d’angle d’Henri Michaux, toutes les chroniques d’Alexandre Vialatte et celles de Clarice Lispector, les pensées de Joseph Joubert, n’importe quelle page de Saint-Simon, de Proust ; Pnine de Vladimir Nabokov, La mort de la phalène de Virginia Woolf ; la prose si intelligente d’Alberto Savinio dans Encyclopédie nouvelle, L’esprit de perfection de Georges Roditi et puis Madame Bovary, la Correspondance de Flaubert, le Journal de Jules Renard, l’allure de Paul Morand dans certaines de ses nouvelles et surtout son Fouquet, les regards apparemment humbles et si lumineux de Robert Walser, de Federigo Tozzi, de Wislawa Szymborska et puis, ça et là, Etty Hillesum, Simone Weil, Perros, Cioran et Ceronetti, et puis… Et puis… les mêmes, encore et encore, car la littérature part de l’abîme et remonte vers l’axe de la parole sans jamais l’atteindre, c’est pourquoi les livres sont toujours à relire comme à récrire.

Illustrations : Sempé / photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet le 3 juin.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau