Ce livre, je l’ai lu lentement, avec l’allure que l’on doit à un texte quasi sacré – peut-on lire l’Évangile en avalant les mots ? Et puis je me suis trouvé dans un grand embarras, comment en parler ? D’ailleurs peut-on « parler » de l’Évangile ? Comment proférer une parole qui ne soit pas une pauvre chose, irrémissiblement inférieure, terriblement médiocre face à un message, un échange dont la tenue, la substance, le poids de Vie nous paralysent la langue ? Ceci étant posé, je vais risquer mes phrases malhabiles – en conscience.
Simone Weil et Joë Bousquet. La philosophie et la poésie. La sainte et le démon tentateur ? Une rencontre unique, quelques heures au milieu d’une nuit, peut-être deux, entre avril et mai 1942. Colloque suivi, prolongé de sept lettres, pas une de plus, échangées par la philosophe Simone Weil et le poète Joë Bousquet. Échos épistolaires à une rencontre que l’urgence du départ attendu par Simone Weil vouait à rester sans lendemain. À la veille de cette rencontre provoquée par Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, ils ne se connaissaient pas personnellement, si ce n’est par quelques-uns de leurs écrits respectifs. Il est vraisemblable que Simone Weil connaissait les pages du journal intime de Bousquet qu’est Traduit du silence, et celui-ci connaissait sa pensée, ne serait-ce que par les articles qu’elle avait donnés sur « Le Génie d’oc et l’homme méditerranéen », numéro des Cahiers du Sud auquel ils avaient contribué l’un et l’autre. Et puis des connaissances communes dans et autour du groupe de visiteurs et amis que Joë Bousquet, immobilisé par une blessure de guerre, attirait à Carcassonne, devenue une seconde capitale de la culture après Paris. Chacun attendant beaucoup de l’autre, leur « conversation nocturne » fut dense et riche. Ils firent l’un sur l’autre une impression profonde. Pourtant, intellectuellement, beaucoup les opposait : l’une a fait le choix, remontant à Platon, du réel contre le rêve ; pour l’autre, au contraire, proche de l’aventure surréaliste, la quête du réel passait par le rêve.
Si cette rencontre mérite de retenir notre attention, c’est qu’au-delà de l’anecdote, un événement décisif s’est produit alors. Joë Bousquet par l’intensité de son questionnement, la confiance offerte du récit de son histoire et malheur propre, va provoquer la révélation de Simone Weil mystique. C’est donc bien ici que tout a commencé, non que Simone Weil n’ait déjà écrit nombre de textes à ce sujet mais c’est à Joë Bousquet qu’elle va ouvrir son âme et faire une confidence exceptionnelle sur sa vie spirituelle, ce qu’elle poursuivra une autre et dernière fois avec le père Perrin dans son « autobiographie spirituelle ».
C’est la Passion du Christ en 1938 à l’abbaye de Solesmes qui marque la véritable entrée dans le christianisme de Simone Weil. Quatre ans plus tard, elle choisit d’aller se recueillir à l’abbaye d’En Calcat, comme à une ultime station sur son propre chemin de croix, avant son départ en exil (Marseille, Casablanca puis New-York et Londres), et s’arrête à Carcassonne pour une demande bien précise. Elle a besoin de la caution du célèbre écrivain, grand invalide de guerre pour appuyer le projet qu’elle emmène dans ses bagages. Elle veut s’assurer une part décisive au combat contre les nazis qui la contraignent comme juive à quitter la France. Si elle ne peut espérer prendre les armes, au moins pourrait-elle faire partie de ce corps d’infirmières en première ligne dont elle va proposer la création aux autorités militaires de la Résistance. Cette demande touche Joë Bousquet en plein cœur et l’incite à évoquer son expérience de la guerre, cette blessure sur laquelle il édifie douloureusement sa pensée, sa philosophie et toute son œuvre littéraire*. Donnant, donnant, il lui fournira le témoignage dont elle a besoin, même si, à dire vrai, son projet d’une formation d’infirmières de première ligne le laisse assez froid. Ce qu’il veut d’elle, c’est un « abandon mystique », un don total de son âme, une analyse de ses impressions. Il le lui dit et elle le fait.
Délivrée en quelque sorte de son secret, Simone Weil peut alors laisser libre cours au flot tumultueux et magnifique de ses grands textes mystiques qui, tous, précédèrent son départ pour les États-Unis. Ainsi, sans cette rencontre et les lettres qui suivirent, notre connaissance de Simone Weil et de son œuvre demeurerait incomplète. Et de manière surprenante, mais peut-être est-ce là le miracle d’une amitié vraie, authentique, l’événement que constitua cette rencontre laissa pourtant intacte la singularité de chacun. Aussi peut-on parler ici d’événement au sens de Deleuze : « L’événement n’est pas ce qui arrive (accident), il est dans ce qui arrive le pur exprimé qui nous fait signe et nous attend. » (in Logique du sens, 1973).
Il est difficile de retracer dans le détail les enjeux multiples (esthétiques, philosophiques, métaphysiques) de la discussion serrée, intense, ouverte à tous les risques, entre ces deux êtres exceptionnels qui, abaissant tous les masques de l’ego, se posent l’un à l’autre la question décisive et ultime : « Quel est donc ton tourment ? »
Le très remarquable travail d’édition, présentation, annotation, documentation de Florence de Lussy et Michel Narcy** permet d’en prendre toute la mesure. Et avec quelles résonances pour le lecteur selon son degré de compréhension/adhésion de/à la pensée weilienne, et, j’allais dire, son propre avancement spirituel.
Plusieurs choses m’ont frappé. D’abord le style des épistoliers : contrasté, pour ne pas dire étranger l’un à l’autre et même incompatible comme l’eau et l’huile. Bousquet s’exprime en poète, avec une acuité, un sens de la nuance qui confine parfois à un certain hermétisme, on se demande même si le jeu de langage chez lui n’est pas comme l’encre de la seiche : destiné à cacher une esquive… Comme s’il cherchait inconsciemment (?) à ce qu’on ne le trouve pas là où l’on s’attend l’y trouver. Non qu’il soit insincère, il joue sa partie. On comprend qu’il en va de sa vie même, de l’idée qu’il se fait du bonheur. Un bonheur conquis dans la douleur et qui l’a conduit à changer de réalité, à inventer un autre monde plus vrai que celui que l’ordinaire du quotidien nous donne en partage. Joë Bousquet s’est fait créateur, il édifie une œuvre où la mort est supprimée, où ce sont nos pensées qui suscitent les faits et non plus l’inverse. D’où la tentation d’être Dieu en somme, ce qu’il explique à Simone Weil en lui écrivant : « Être créé par Dieu, c’est sans doute incarner l’être de son être, nous sommes les images de son pouvoir, et ceux qui en avons conscience, sa pensée même sans doute. Cela doit nous faire trembler, nous faire sentir notre indignité, mais pas nous faire douter de la capacité de révélation qui est en chacun de nous. » (Lettre 2). Simone Weil est aux antipodes de cette façon de sentir et de penser. Elle récuse tout recours à l’imaginaire, à la rêverie, fût-ce dans son rapport avec l’art. Ce ne sont que mensonges et illusions déréalisantes, consolantes mais qui détournent du contact avec la vérité de l’amour réel et de la joie. La souffrance n’est pas le plus difficile, une aggravation de la douleur peut même être une consolation morbide, et les plus grandes douleurs physiques peuvent déceler de troublantes voluptés. Simone Weil n’est pas dupe des dérives perverses possibles. Elle déjoue presque littéralement les « solutions » de Joë Bousquet quand elle écrit ces paroles dures à dire***, et on le conçoit, que Bousquet eut du mal à entendre : « Je vais vous dire quelque chose de dur et d’intolérable pour quiconque est dans le malheur : dans le malheur il n’est qu’une consolation possible, c’est plus de malheur encore. » (Lettre 5) Il faut seulement obéir, laisser la vie accomplir sa mue dans l’être, ce qui est tout autre.
Tout cela exprimé chez Simone Weil dans un style, un régime d’écriture intense, coupant, sans concession. Et même avec une sorte de dramatisation plus accusée à mesure que le temps passe et presse, qui atteint son paroxysme dans les deux dernières lettres où l’écriture devient mate, blanche, impersonnelle presque, comme si son auteur « était parlé » par une force qui la dépasse. Il y a là, une probité, un hiératisme, une force dans la parole, absolument impressionnants. Joë Bousquet en retiendra la leçon. Après la disparition de son amie, il s’appliquera à méditer sur ce que lui avait révélé d’elle-même Simone Weil, et sur la raison de son propre silence après un dialogue qui a tourné court. Apprenant la nouvelle de sa mort à la fin de 1944, il fera ce commentaire lapidaire mais pas moins admirable : « Ses pensées étaient les miennes mais elle se reposait dans les pensées qui m’ôtaient le repos. »
Nettement moins admirable est le récit que fit Joë Bousquet à Jean Paulhan en avril 1942 de la visite que Simone Weil lui avait faite : veut-il plaire à Paulhan, fait-il le malin ? Le portrait qu’il fait d’Émile Novis (anagramme de S. Weil) est peu respectueux, un rien moqueur et l’on est surpris de la retombée après les hauteurs où celui-ci avait placé les échanges sous le signe d’une amitié que l’on croyait sincère… Joë Bousquet a-t-il été rattrapé par les faux prestiges d’une existence qui n’est réelle qu’en apparence, qu’il s’est efforcé de laisser éclater en une multiplicité kaléidoscopique de personnages pris dans la magie du verbe et l’édification d’une œuvre protéiforme ? Bousquet peut ironiser sur l’apparence de la visiteuse d’un soir (« une femme maigre comme un sifflet sous un béret énorme« ), sur son ascétisme forcené (« bien décidée à coucher n’importe où à la condition qu’on y soit très mal« ), il apparaît qu’il n’a pu s’accommoder de la mystique weilienne : un désert sans mirage qui réduit à néant la magie séduisante des constructions littéraires.
Certes, cette conception sans concession pour notre sensibilité très (trop ?) humaine ouvre sur une lumière aveuglante – celle du pôle d’Inacessibilité Relative de la métaphysique, autrement dit l’Absolu. Peu l’atteignent, même les meilleurs des poètes. Qui veut s’illimiter en silence pour se perdre de vue ?
Simone Weil & Joë Bousquet, Correspondance 1942, Éditions Claire Paulhan, 200 pages avec 16 illustrations et fac-similés couleur, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)
* On est très surpris d’apprendre par des documents/témoignages donnés en note que la réalité historique des circonstances de l’héroïque blessure de guerre reçue par Bousquet est tout autre que ce que celui-ci a raconté pour édifier sa légende sociale et sa vocation poétique – quelque part celles-ci reposent sur une peu glorieuse imposture qu’il peinait à refouler.
** Respectivement conservatrice générale honoraire à la BnF et directeur de recherche émérite au CNRS.
*** Elles reprennent ce qu’elle écrit dans L’amour de Dieu et le malheur : « La douleur physique intense et longue a cet unique avantage, que notre sensibilité est faite de manière à ne pas pouvoir l’accepter. Nous pouvons nous habituer, nous complaire, nous adapter à n’importe quoi sauf à cela, et nous nous adaptons pour avoir l’illusion de la puissance, pour croire que nous commandons. Nous jouons à nous imaginer que nous avons choisi ce qui nous est imposé. » (Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Gallimard, Folio sagesse p. 85).
Illustrations : Joe Bousquet, peint par Hans Belmer en 1945 / Éditions Claire Paulhan.
Prochain billet le 28 avril.