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Jean Grenier et la Bretagne – Le perpétuel et son bruit de source

Jean Grenier et la Bretagne

Le perpétuel et son bruit de source

 

Quand on ne parle pas des choses avec une partialité pleine d’amour,
ce qu’on en dit ne vaut pas la peine d’être rapporté.
Goethe
On me demande souvent pourquoi j’ai choisi de vivre en Bretagne.
La réponse dépend du temps qu’il fait.
Georges Perros

Quelle est cette ombre blanche qui toujours demeure chez Grenier ?
Marc Le Gros

Plus d’une fois mon zèle thuriféraire m’a conduit à suggérer à tel ou telle la lecture d’un livre de Jean Grenier. A commencer par Les Iles, dont je peux dire qu’elles furent en leur temps, pour moi, l’occasion d’une sorte de choc zen. Plus d’une fois, l’anachorète que j’avais pu souhaiter convertir à ma foi m’a restitué l’opuscule suggéré avec un sourire ironique et un commentaire du type : « Belle écriture », voire « Livre intéressant ».
La chose est entendue, l’œuvre de Jean Grenier ne se donne pas au premier venu : elle se mérite. Et sans doute est-il juste qu’il en aille ainsi.
Pour beaucoup, du moins ce qu’on appelle le « public cultivé », Jean Grenier n’est que le professeur de Camus. Malgré le Grand Prix National des Lettres qui lui fut décerné en 1969 pour une œuvre aussi complexe que polymorphe dans son expression (romans, essais, philosophie, esthétique, critique d’art, traductions, etc.), Jean Grenier reste l’auteur des Iles. Un de ces livres rares (aujourd’hui on dirait « cultes ») dont la splendeur nue ouvre une porte au clair-obscur de l’esprit, une porte étroite qui mène à une sagesse de l’incertitude que Camus sut faire sienne.
A cela, il faut ajouter qu’en dépit de la simplicité et la grande limpidité d’un style sans apprêt, Grenier reste un écrivain souvent difficile à pénétrer en raison des subtilités de sa pensée travaillée en sous main de hantises et de scrupules continuels. N’appartenant à aucune école, échappant à toute classification, comme à toutes frontières politiques, morales ou intellectuelles, il a su faire de l’essai une forme d’expression d’autant plus déconcertante qu’elle ne prétend rien prouver et ne vise rien moins qu’à l’essentiel.
Ne vouloir écrire que des livres où il ne se passe rien moins que… l’essentiel, c’est l’énigme de cette gageure que nous voudrions approcher à travers l’évocation d’une Bretagne toute ombre et lumière dont la présence insistante court en filigrane au long d’une œuvre qu’elle oriente secrètement. Ce que nous avons oublié ne nous oublie pas. Rêver, voyager, écrire ont pour base un sous-venir qui ne cesse pas, qui persiste sous le venir au sein de tout ce qui advient.

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S’il naquit à Paris le 6 février 1898, Jean Grenier n’en est pas moins breton, attendu que ses parents l’étaient et qu’il fut élevé en Bretagne à partir de l’âge de deux ans. Il n’est pas indifférent de savoir qu’il a fait ses premières études à Saint-Brieuc, pays de grèves et de grands ciels, pour comprendre le caractère difficilement saisissable, malaisément classable de l’homme et de l’œuvre. Excepté lors d’entretiens écrits ou radiodiffusés ou à travers les si poignants Mémoires intimes de X, les aveux directs sur son passé breton sont assez rares chez Jean Grenier. Il faut les chercher dans des récits au statut mal défini de pseudo-confession ou d’autobiographie fictive comme Jacques par exemple, publié posthumément, qui s’apparente au roman. Ou Les Grèves, des souvenirs fictifs, genre aussi particulier que ces grèves armoricaines qui sont et ne sont pas l’eau ou le sable ou l’algue ou les rochers ou le reflet d’un ciel lumineux et nuageux à la fois ; souvenirs réels néanmoins puisque le personnage de Michel est Louis Guilloux, l’ami de toujours rencontré à la bibliothèque municipale, Georges Sallan est Palante, le philosophe briochin qui sera le modèle du roman du même Guilloux dans Le sang noir, que la ville de Caradec est Saint-Brieuc, etc. Le précis se mêle à l’imprécis ; reste surtout la musique inimitable d’une âme inquiète difficile à cerner à travers les figures de quelques « hétéronymes ».

Comment parler de Jean Grenier, lui qui mettait l’accent sur ses « oscillations » (« Je ne crois qu’en Dieu, disait-il dans les Mémoires intimes de X, je n’aime que les choses ») ? Qui affirmait être présent mais « ailleurs » ? Lui qui maniait avec un tel brio la palinodie, l’apostasie et même collectionnait les « à peu près » (pléonasmes, cuirs, coquilles…) pour en faire un sujet de réflexion sur l’esthétique de la langue ? Pourtant Jean Grenier est un et unique, même si l’on a multiplié les vocables le concernant : Jacques Brenner l’appelle joliment « poète », Robert Kanters en fait « un Montaigne moderne » (même lucidité, même manière de frôler sans jamais saisir), dans le Figaro Claude Mauriac l’a appelé « le philosophe de la transparence » (simplicité apparente des sujets traités et limpidité du style), Gaétan Picon a fait de lui « un opposant non romantique ». Jacques André, avec bonheur le qualifie d’« anachronique » (Cahier Jean Grenier). Anachronique, certes puisque Jean Grenier est de son lieu, et partant, universel.

Sans cesse l’auteur des Iles a comparé pour les opposer ce qu’il appelait le Nord et le Midi. S’il évoque le Bretagne de son enfance, c’est toujours pour lui préférer l’espace méditerranéen. Et de la même manière, quand il glorifie cet espace, c’est par rapport au lieu d’origine. Ayant grandi au bord de l’océan, d’emblée il s’est senti appartenir à cet univers maritime tel qu’il le décrit dans Jacques. Les premières pages dévoilent de façon magistrale l’emprise de la nature et du climat bretons : « A cette mer jamais finie, toujours recommencée, l’esprit ne savait assigner de bornes ; là je vois l’origine d’une torture intime et indéfinissable de Jacques. Ce balancement sans trêve entre un flux et un reflux inégaux, cette incertitude même des plus strictes limites, cet appel aux plus folles aventures à chaque instant jeté, à chaque instant voué à la mort, creusaient dans son âme une nostalgie, dont seul j’ai entendu la plainte. » Ce monde en proie aux éléments, aux météores, il le décrit à travers l’image rêveuse de son personnage : « Je ne veux pas séparer ta figure de celle, tragique, de la Bretagne. Là seulement j’ai vu les choses et les hommes dans la présence perpétuelle de la mort se raidir. Devant le mystère quotidien, tout s’efface. Le reste du monde, la Bretagne ne l’accueille pas comme la Provence, ne l’exclut pas comme la Lorraine; elle le confond avec elle-même dans son rêve d’absolu et sa certitude du néant. C’est d’elle que tu tirais ton ivresse et ton désespoir. » Louis Guilloux, déclarait que Jean Grenier « aimait la Bretagne originellement mais d’un amour difficile. »
Opposés aux Grecs amateurs de frontières, les Européens du Nord-Ouest apparaissent comme des fanatiques de l’infinité et ce, non pas sous forme phobique et défensive la plus évidente, mais plutôt d’une manière offensive et expansive. Jean Grenier n’échappe pas à ce trait ni à cette fascination qu’il évoquera dans les pages sans complaisance des Grèves. Il est vrai qu’on entre dans ce livre comme dans un paysage de lande et de granit sous un ciel sombre fracturé d’étoiles. Soit on résiste, on s’écorche, soit on décide de tenter la traversée en abandonnant la boussole et autres instruments familiers de repérage critique, pour finalement se laisser emporter par le mouvement presque hypnotique d’une prose en connivence avec le monde. Comment résister au spectacle des noces du ciel et de la mer, l’océan « toujours mobile et incertain », dont les grèves à marée basse ne sont que de vastes étendues « de vase et de boue » et dont l’horizon se distingue à peine du ciel. Jean Grenier insiste, sans ménagement : aux grèves succèdent les landes froides aux « brumes traînantes », « l’indéfini », « l’informe », qui engendrent « les oscillations intellectuelles » ou « l’émotion sans bords ». Pas de lumière ou du moins pas de lumière immédiate et permanente. C’est avec une lucidité teintée de tendresse qu’il évoque la vie de province, sa lenteur et ses pesanteurs : les petites villes repliées sur elle-mêmes… « Ces lieux communs courants dans les petits pays qui alimentent la conversation et qui me paraissaient fastidieux à l’extrême. » Ainsi vont les jours dans « ces régions de l’Ouest où l’inertie semblait être le trait dominant du caractère à cette époque excessivement lointaine. »
Suit un éloge des « mesures pour rien » et d’une certaine qualité d’ennui dont il tire cette leçon : « Et sans l’entre-deux et tout ce qu’il sous-entend de lieux communs, de silences, de phrases en l’air auxquelles seul un changement de ton peut donner un sens, la vie de société (même et surtout en période révolutionnaire) serait impossible. » « Voilà, écrit Jean Grenier, ce que j’ai aimé et qui, aggravant mes incertitudes, m’a dégoûté du reste : ce temps étale, cette musique sans instrument, cette harmonie avec rien. » A cela, il faut ajouter la religion sévère, voire obscurantiste, des prédicateurs bretons qui ne fera qu’amplifier dans une complexion fragile un pessimisme foncier hanté par l’existence du mal, proche en cela de Schopenhauer et de Jules Lequier.
« Quel âge avais-je ? Six ou sept ans, je crois » : on connaît le passage célèbre du premier texte qui compose Les Iles et qui s’intitule « L’attrait du vide », passage dans lequel Jean Grenier raconte que, couché à l’ombre d’un arbre, il voit tout à coup le ciel « presque sans nuages (…) basculer et s’engloutir dans le vide. » Expérience fondamentale et révélation formatrice : puisque tout s’engloutit ainsi dans le néant, convaincu du « peu de réalité des choses », dès lors il ne reste plus à Jean Grenier qu’à chercher pourquoi la sensation et la conscience du néant, amènent par un renversement subit le sentiment de plénitude. Cette première impression fut tout aussitôt confirmée « par le voisinage et la fréquentation de la mer » qui révèle au jeune garçon « le caractère illusoire des choses. » L’incessant mouvement des marées, le flot qui se retire au loin et laisse d’immenses espaces vides – encore qu’habités de rochers et de filets d’eau mobile – apprennent que « rien n’existe ». A vrai dire, c’est lui-même, son propre flux et reflux, ses « scrupules », ses « inquiétudes » que rencontre Jean Grenier. Sous ce ciel et dans ces parages marins qu’arpente avec plaisir Jean Grenier en compagnie de Louis Guilloux, naissent des rêveries qui, contrairement aux apparences, « n’avaient rien d’amer ». « Complaisances… délices… plaisir » : le rêve buvant doucement le réel. Moments d’absence au monde, sans déplacement, sans création. Roue au mouvement immobile. Comment définir ces états ? Une phrase de Chateaubriand sur les grèves citée dans les Lexiques et les Carnets nous aide à les cerner : « les grèves abandonnées du flux m’offraient l’image de ces espaces désolés que les illusions laissent autour de nous quand elles se retirent. » L’insistance avec laquelle ces propos de Chateaubriand reviennent n’est pas fortuite. Cette phrase semble avoir pour Jean Grenier la valeur d’un proverbe ou d’une maxime, d’un principe. A l’âge où l’on a des illusions, Jean Grenier savait déjà l’inflexible chemin qui mène de celles-ci aux déceptions et à la désolation qui en résulte. Les grèves sont pour lui le domaine de l’enfance, le pays originel dont la fréquentation fut sans doute une expérience du même ordre et de la même intensité que celle qu’il fit en voyant le ciel s’effacer ou basculer dans le néant. Cet évènement va marquer et colorer son scepticisme d’une nuance profondément humaine et le distingue de celui de l’école philosophique du même nom, même si Jean Grenier a traduit et édité les œuvres de Sextus Empiricus. Ce qui s’est d’abord joué là et qui l’éloigne des positions abstraites des philosophes, c’est d’avoir profondément vécu, ressenti l’indifférence : « Je suis né au milieu des indifférences et je les porte en moi » dit-il dans Les Iles, et « pour moi, tout est sur le même plan… plaisirs amers mais puissants à la pensée de cette équivalence. » Au fondement de cette attitude existentielle, qui deviendra une position philosophique (étayée par l’étude du quiétisme et du non-agir dans les cultures indienne et chinoise), il y a un très vif sentiment de l’indifférence générale de la nature – sentiment qui peut aussi naître d’un excès de sens, de l’anéantissement dans la plénitude – doublé d’une incapacité à se déterminer dans une direction, à faire un choix ; impossibilité dont il a souffert et qu’il a métamorphosée en de belles méditations sur la liberté.
Dans L’Herbe d’oubli Louis Guilloux se souvient de son ami : « (Jean) me parlait toujours beaucoup de Jules Lequier l’infortuné philosophe et poète dont il étudiait la vie et les œuvres. » Philosophe et poète, la formule nous rappelle celle de Jacques Brenner, cité plus haut. Faudrait-il entendre que Grenier et Lequier auraient quelque ressemblance ? L’attrait du vide, le primat accordé à la contemplation plus qu’à l’action (dans Les Iles, il avoue être « un de ces hommes prédestinés à se demander pourquoi ils vivaient plutôt qu’à vivre »), une foi de nature mystique, une tendance à vouloir se fondre dans une totalité : autant de traits que l’on peut retrouver chez les deux écrivains bretons. Avec toutefois la nuance que cette aspiration à la dissolution conduira Lequier à se perdre en mer, nageant toujours vers le large. Il entendait ainsi expérimenter l’existence de Dieu, capable, s’Il le veut de le sauver. Grenier lui y naîtra au temps sans temps de la contemplation, laquelle le conduira à s’arrêter aux bords de la spiritualité orientale, peut-être plus idéalisée que réellement pratiquée. En tous cas « le besoin de ‘s’abîmer dans l’universel’ est la marque d’une nature essentiellement lyrique » écrivait Max Jacob à Jean Grenier dans une lettre de jeunesse qu’il achevait par ce conseil : « Faites-vous un métier de poète ». Edmond Lambert, esprit de grande culture dont Jean Grenier fut le protégé avec Henri Petit et Louis Guilloux, avait aussi deviné ces mêmes dispositions. Louis Guilloux conclut l’évocation de leurs discussions par cette phrase révélatrice : « Jean voyait en Lequier un exemple parfait d’un mal qu’il devait appeler plus tard le ‘mal celtique’ qui n’était peut-être rien d’autre que le refus de se plier au monde, un pari pour un ‘ailleurs’ comme chez Villiers de l’Isle-Adam, comme chez Tristan Cordière ? » Appellation bien plus judicieuse que celle de « mal du siècle » qui devint un poncif ridicule au point d’insupporter Chateaubriand lui-même… Mal du désenchantement qui fait de la conscience d’être, de la culture une blessure et, comme l’écrivait Guilloux à Jean Guéhenno, fait que « l’homme cultivé est toujours un homme meurtri (…) Cet homme-là est de toutes les classes et de tous les temps. »
D’un caractère inquiet, fluctuant, il fuira pour des rivages plus ensoleillés, plus « riants », la terre bretonne dont le ciel trop changeant aggrave cette instabilité congénitale. Comme il s’en est expliqué dans un entretien, il s’éloignera de la Bretagne pour une raison « très simple, plutôt biologique que spirituelle. J’étais excédé du ciel gris, de la pluie, du vent, du froid pourtant relatif, de la brièveté de l’été et surtout de l’incertitude où l’on est du temps qu’il fera le lendemain. Ces considérations semblent relever de la météorologie, pour moi elles étaient capitales, traduisant un besoin irrésistible de lumière, de chaleur et de certitude. Aussi dès que j’ai pu m’évader, je l’ai fait… » Par contraste, la Méditerranée, la Provence seront une délivrance et la voie vers la reconstruction d’une identité nouvelle. Quête malaisée, mais si complète qu’ayant fait le tour de toutes Grèves où poser l’ancre, de toutes Îles où, solitaire, il eût pu rejoindre le grand tout dans l’accomplissement des trois « S » du Lexique : « Les trois S désirables : le silence, le soleil, la solitude. »
Jean Grenier oscillant « entre deux pôles » a-t-il oscillé entre deux pays ? Le refus des brumes et le choix du soleil, longuement interrogés, approfondis sous des angles multiples, donnent à cette vie, jugée ondoyante, son unité. Le point d’appui à partir duquel, seul, il est possible de fluctuer, il le trouve ultimement dans l’instant, ce couteau qui nous ouvre à mesure la possession du temps. Si aucune connaissance rationnelle du monde ne peut délivrer de clef universelle, ni aucune religion prétendre à un dieu universel, alors reste l’intersigne que la présence sensible du monde lui adresse par intervalles, durant ces « entractes », « instants privilégiés » qui comblent les sens de leur félicité. Aussi les « inspirations méditerranéennes » sont-elles le thème majeur de son œuvre, moins au sens littéraire à proprement parler qu’au sens qu’il a dans Les Grèves, c’est-à-dire « musical ». Nous pouvons en suivre la généalogie à travers les œuvres, avec des points culminants où la lumière méditerranéenne apporte de purs instants de grâce et des moments de moindre rayonnement, mais elles n’en continuent pas moins d’accompagner Jean Grenier dans ce chemin qui le mène des hommes aux choses et aux animaux, puis de la Nature à Dieu. Pourtant, à plusieurs reprises, il doutera de ses expériences de l’instant, « peut-être illusoires » (Écrire et publier), « qui dira si (elles) sont concluantes ? » (Mémoires intimes de X).
Jean Grenier a vu dans l’espace méditerranéen un antidote possible au milieu océanique, comme en témoigne Georges Perros dont la polarité géographique exactement contraire explique, peut-être, l’amitié difficile : « Jean Grenier a passé le plus grand temps de sa jeunesse en Bretagne. Très sensible, il en a attrapé tous les maux. Toutes les vertus. Ce ciel bleu qui ne l’est jamais assez, ou exagérément, il a voulu en connaître l’évidence et la mesure où il se doit. En Italie. Puis l’Égypte, l’entrée dans la matière d’un passé horriblement somptueux. Mais le ciel d’Égypte, c’est le cafard, ça vaut le noir breton. » (Papiers collés II) Dans le Lexique, forme d’autoportrait par citations, définitions et anecdotes interposées, on peut lire cette définition, somme toute frappante, du mot apostasie : « Ma seule apostasie a été celle des brumes. » Une phrase de Madame de Staël la commente : « Le seul évènement de ma vie, à présent, c’est le soleil. » Qu’est-ce que l’apostasie sinon l’abandon public d’une religion pour une autre ? Est-ce à dire que Jean Grenier signifiait par là qu’il avait renié le sol natal ? « … J’ai voulu exorciser les fantômes du passé en écrivant Les Grèves, sur les choses et les hommes qui ont été les témoins de mon premier âge. » Livre ambigu, avec des pages parfois cruelles envers la Bretagne, même s’il rend un hommage vibrant à la grandeur de ses paysages.
En dépit des allégations que l’on peut trouver ici et là, Jean Grenier n’a jamais vraiment coupé le lien avec la Bretagne. La loyauté de l’écrivain envers la terre bretonne fut continuelle ; il l’affirmera jusque dans le souhait d’avoir une tombe qui combine la rudesse du granit breton et le romarin méditerranéen. Dans Les Grèves, il confirme une remarque de Groethuysen citée dans les Entretiens avec Louis Foucher selon laquelle il n’a vu la Méditerranée qu’avec les yeux d’un Breton : « Je ne me doutais pas qu’en partant j’emporterais avec moi le monde auquel j’appartenais et dont je n’étais qu’un des éléments, que je poursuivrais partout un mirage et que la Méditerranée m’apparaîtrait à travers la Bretagne bien plutôt que directement et sans masque. C’est en qualité d’homme du Nord que j’aimais déjà les pays du Midi. » Peut-être s’est-il mépris sur ses possibilités d’être « méditerranéen », vœu pieux qu’il n’aurait cessé d’entretenir ? De même qu’il avoue avoir toujours vu « flotter les brumes de la Rance au-dessus des rives du Meschabecé » en lisant Chateaubriand, il reconnaît avoir aimé les pays du sud conscient qu’« une brume se tendrait toujours devant mes yeux d’hyperboréen et les paysages lumineux, non comme un rideau opaque mais comme un léger voile qui ajouterait aux images quelque poésie et les rendrait irréelles en quelque sorte, prêtes à se former et à se dissiper, toujours belles, trop belles, pas assez belles, bonheur refusé mais proposé, parfois accepté, toujours désiré, pas toujours voulu, constamment aimé. »
« Le soleil est la mer, avais-je le droit d’en parler ? » se demandera-t-il dans son livre sur Camus. Et çà et là parmi les lettres à Georges Perros, il donne des gages de son attachement à la terre armoricaine. Parlant de Senancour : « … je me sens trop proche de lui, et à 20 ans j’ai voulu remplacer l’ombre et la pluie par la lumière et le soleil, l’Océan par la Méditerranée (tout en gardant une faiblesse pour les lacs). On peut aimer ce qui n’est pas soi-même. Très longtemps après, on peut avoir aussi une nostalgie de ce qu’on a quitté. Cela m’arrive de temps en temps. » Et les souvenirs reviennent : « La baie de Douarnenez est très belle, j’en ai fait le tour avec Max Jacob qui disait la préférer à la baie de Naples. Elle n’était guère habitée alors. Je me rappelle combien elle donnait l’impression de l’ampleur et du grandiose, avec ce côté un peu sauvage si attachant en Bretagne. » Quand il entend son correspondant évoquer la venue de « la grande marée», il ne peut s’empêcher d’écrire avec émotion : « Je pense aussi à la Bretagne, la grande marée – ces mots me faisaient battre le cœur. Exprès je suis retourné au Mont Saint Michel, à partir de Saint Brieuc pour voir le flot envahir les sables. J’étais encore enfant et mon père a dû m’accompagner. Je vivais par l’imagination. » Et d’ajouter avec un pincement au cœur : « Comme j’aurais voulu être là ! »
Il ne s’agit pas simplement de confidences exceptionnelles faites à un ami qui habite des lieux chers, on trouve ailleurs dans l’œuvre des déclarations aussi explicites. Dans l’essai sur le peintre Music écrit dans les derniers mois de sa vie, cette affirmation en forme d’aveu : « On a beau vouloir varier, on est obligé de retourner à ce qui vous a la première fois fait battre le cœur. Revenir aux origines pour le créateur c’est reprendre souffle. » A la fin de Cum apparuerit Jean Grenier avait repris le mot barrésien de « déracinement » pour justifier la recherche d’un climat qui soit le sien : « Je n’ai quitté la Bretagne que pour m’attacher à la Provence. Si je me suis refusé à une foi superstitieuse et oppressive, c’est pour embrasser la même foi sous les couleurs de l’équilibre et de l’espoir. » Trop de lecteurs n’ont retenu que l’équilibre et l’espoir des Inspirations méditerranéennes, ils n’ont pas vu la foi. Car les rivages bretons de son enfance ont gravé en Jean Grenier, plus profondément peut-être qu’il ne le croyait, les promesses d’une religion de salut. Savait-il qu’un jour la secourable exigence d’une foi librement choisie et délivrée des contraintes dogmatiques le ramènerait vers les calvaires bretons ?
Obéissant à un tropisme de l’insatisfaction, Jean Grenier, Breton, trop Breton si l’on peut dire, partit s’éprouver dans le Midi, vérifier que la lumière n’est que promise et que « Midi, le juste », selon l’expression de Valéry n’est que l’autre aspect de « Minuit l’insaisissable », tant il est vrai que trop de lumière aveugle. Renan s’en fut de la sorte prier Athéna sur l’Acropole. Segalen partit en Chine ; il en revint avec une « Esthétique du divers ». Pourtant, il faut bien reconnaître que tout voyage n’est qu’une quête incessante, que le même succède au même, l’idéal jamais atteint, que tout lieu est frappé du signe de l’imperfection. Jean Grenier écrit : « Je n’en n’aurai jamais fini et ne trouverai jamais ma Dulcinée. Renfermons donc, comme dit l’autre, un long espoir dans un bref espace, puisqu’il m’est impossible de vivre le long des rocailles et des balustrades du lac Majeur, que je fasse en sorte de leur trouver de glorieux substituts ! »
Le glorieux substitut ne fut-il pas la littérature ? Car si tout ne vaut que par le détour, lire et surtout écrire conviennent au mieux. Là ne cesse de se creuser une distance sans espérance d’être comblée, qui est l’essence même de la littérature et, mystérieusement, nous mène au fond du monde plus loin que les voyages.

Il est arrivé à Jean Grenier de s’expliquer sur ce que pourrait être son « art poétique » : « Bien différente de la littérature des mots d’ordre est cette littérature des mots de passe qui sont changés chaque jour et qui ont plutôt pour but d’écarter les indiscrets que de rassembler les fidèles. » (Écrire et publier) Ainsi l’écriture, selon Jean Grenier, n’est-elle pas faite pour diffuser un savoir mais pour garder un secret : « Cacher pour montrer, tel peut être le but de l’écrivain. » D’où sa réticence à l’égard d’une notoriété trop facilement acquise : ne déclarait-il pas à Etiemble à propos du plaisir que lui apportait la publication d’un de ses livres : « Mais sitôt qu’on est lu par plus de mille personnes, c’est mauvais signe. » Art caché, art secret par sa simplicité. Car il croit au secret et il croit encore que ce secret est tellement simple qu’il n’est connu que par une participation, autrement dit qu’il n’a pas à être connu mais senti, éprouvé, vécu. Très proche en cela de la création artistique où l’univers de chaque peintre ne prend naissance que grâce à l’instinct et non à l’intelligence. Pour Jean Grenier, vivre, c’est participer de cette création pure et continue qui à chaque moment réaffirme la vérité du sensible. Ayant compris que la condition essentielle de l’homme est la fragmentation, la limitation, il a fait de l’insatisfaction, de l’incomplétude et de l’oscillation la source même de sa réflexion ; n’apportant pas de réponse mais invitant chacun à un éveil permanent. Se tenant aussi loin de la proclamation morale que du sarcasme et du dénigrement, il fait partie de ce petit lot précieux d’écrivains qui se méfient des idéologies (célestes ou terrestres) et n’aigrissent pas en divorçant trop de la nature. Ainsi cette prière qu’il formulait dans La mort d’un chien : « Empêchez-moi de confondre la sécheresse du cœur avec la vérité. »
Il y a chez Jean Grenier une exigence de vérité, de sincérité inséparable de son travail sur le style et qui obéit à deux caractéristiques majeures : la monotonie et la litote. Une certaine monotonie naît de la stagnation de ses récits, je pense particulièrement au style des Grèves où l’écriture par une sorte d’empathie mime le mouvement de la mer qui elle-même rythme le flux et le reflux de l’âme dans une durée figée où la vie semble suspendue à quelque chose qui la dépasse infiniment. Mais il en est une autre plus proprement linguistique. Le souci premier chez Grenier est le respect de la langue, la probité à l’égard de la langue la plus classique, la plus ordonnée. Et à travers celle-ci, l’importance accordée au mot. Nommer un mot parce qu’il a été choisi et retenu; indiquer son contraire, parce qu’il a été écarté, les distinguer. Et montrer qu’un seul mot peut servir à définir une pléiade de choses. Le sens, c’est la valeur. Définir, c’est évaluer. Ainsi les mots évoqués dans son Lexique et le rôle de l’humour et de l’allusion pour circonscrire — et non définir d’une manière prosaïque ou réductrice — certains mots et leurs usages. Importe ce qui est dit entre les lignes, entrevu de biais ou de côté. Lorsque Jean Grenier aborde un thème, ce n’est jamais de manière frontale. Sa voie est celle du détour, son art celui de la litote. Il marche le dos au mur, il escamote la mélodie qu’il a découverte, un peu comme un musicien. Il avance à côté, dans ce lieu où tant de choses arrivent. Parfois il glisse le long du mur, à un endroit ou le soleil ne donne pas : l’ombre, ou plutôt le clair-obscur, est son domaine. La grande clarté qui favorise le mûrissement serait déjà une autre musique. Mais aussi, et le contraste est frappant, une vibrante conviction lorsqu’il s’agit de définir ce qu’il tient pour essentiel. Savoir être assertif quand la morale du style l’exige. Aussi, peu de mots techniques en philosophie, peu de mots rares en littérature car ils attirent trop l’attention sur eux « au détriment du sens général de la phrase » selon Jean Grenier. Un registre de vocabulaire simple, quotidien, presque conventionnel. Nous voici loin de l’écriture « artiste ». Pour composer toute la richesse du monde, un vocabulaire élémentaire suffit. Encore, convient-il, sinon ce ne serait pas notre monde, d’avoir assimilé ses éléments « par un travail personnel et irremplaçable de maturation. » Une certaine fidélité à soi, à son passé, au langage qu’on a appris est nécessaire au style personnel et véridique. Sans mésestimer par principe les acquisitions de nouveaux moyens d’expression, « je dois attendre, dit-il, que s’accomplissent les mystères de l’osmose et de la transfusion. Sinon je cesse d’être un écrivain et je ne suis pas encore un savant. »
Jean Grenier ne se croyait pas original. Ne sommes-nous pas tous plus ou moins faits sur le même moule ? « Seul le style, c’est-à-dire la qualité de l’expression, ce quelque chose d’irremplaçable dans le ton, assure une valeur et une authenticité aux sentiments qu’on exprime. » En Lequier comme chez Nietzsche, sur les grands problèmes philosophiques, il a trouvé ce ton bouleversant d’une pensée incarnée dans une écriture, et « qui ne jongle pas avec les idées. » Qu’il soit discret ou bouleverse, le ton est l’émotion du style. Et le mot ton l’indique, il n’y a d’émotion en art, dans la parole transposée, que par la musicalité de la phrase. Là-dessus il serait facile, l’auteur y encourage quelquefois, d’invoquer Pascal, Rousseau, Chateaubriand dont il dit (Sous l’occupation) : « Je ne vois pas d’écrivains égal à Chateaubriand à notre époque. » Mieux vaut se souvenir que la vue a été pour Grenier « le sens privilégié, la porte d’or », et observer — il ne le dit pas — que, le plus souvent, il laisse ses spectacles silencieux : l’œil écoute. Jean Grenier ne se sentait au complet, c’est-à-dire vacant, disponible, qu’alerté par l’émotion, et ses plus fortes pages sont comme enchantées par une respiration en accord avec celle des choses, arbres ou fleurs, mer ou ciel. Sa phrase ne se concerte pas pour la déclamation, sa musicalité sans insistance est le recueillement de cette « légère émotion » par laquelle les mots viennent d’eux-mêmes; c’est une musicalité de fond, le double de la parole intérieure, double nécessairement musical puisqu’il doit transposer une harmonie vécue en harmonie écrite. Ou encore, cette musicalité, comme le soleil, fait le vide pour que l’être se trouve face à face avec lui-même, sans appui; elle est une voix du silence. En réponse au silence du monde que l’œil écoute, elle traduit le silence intérieur qui nous accompagne partout et qui culmine en ces instants, auxquels Grenier était si sensible, où les choses se déconsistent. Silence de l’instant. Prière. Plénitude.

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A suivre Jean Grenier sur son étroit sentier, côtoyant l’absurde, la déréliction, la solitude et le silence, si proche parfois d’une absence totale au monde et à l’homme, il apparaît que ce sentier s’écarte moins qu’il ne ramène au pays humain. Si le chemin semble long, c’est que la simplicité est difficile, et la lucidité exigée d’un ordre plus rare. Il ne s’agit pas que de mesurer, il ne s’agit pas que de dessiner des schémas du monde, il n’y a pas de recettes pour accomplir l’homme. Et surtout l’intelligence sous sa forme discursive n’y suffit pas : il ne s’agit pas que de « connaître ». Comment, d’ailleurs, prétendre « connaître » par exemple le Bien et le Mal comme le Tentateur le suggère à la créature, alors que Dieu lui-même ne connaît rien mais qu’il crée tout ? La naissance et la mort sont des inconnaissables, comme le sont le bien et le mal. La vraie connaissance s’inscrit dans une disponibilité de l’être, une « passivité active » qui s’enracine dans la sensation, le sentiment, la mémoire de la terre, la chanson des origines… Telle est la démarche de Jean Grenier, Breton et universel, une pensée inchoative, miroir spirituel parfaitement lisse reflétant la multiplicité des existences singulières et la mystérieuse simplicité de leur présence.
Après en avoir usé jusqu’aux frontières de la poésie, pour l’homme, Jean Grenier nous demande, avec Hölderlin, encore un peu d’amour :
« Qui le plus profond a pensé, aime le plus vivant. »

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Patrick Corneau