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BANZO – « The girl from Ipanema » par Archie Shepp

Patrick Corneau

BANZO

The girl from Ipanema (António Carlos Jobim et Vinícius de Moraes) interprété par Archie Shepp (Album Fire Music, 1972, Label Impulse)

Cela commence avec une fanfare qui joue le thème sur un tempo si lent qu’il en est méconnaissable. Avec la solennité un peu empesée des ouvertures d’opéra, la section des cuivres joue de grands aplats harmoniques avec un son velouté – climat consensuel et rassurant, léger clin d’œil à la tradition orchestrale des Big Bands. Tout va bien et l’on fait tourner ses glaçons dans le fond de son verre. Le climat change vite et les dernières mesures enjouées comme une musique de cirque nous laissent un peu inquiets. Sans transition et comme si le soliste voulait en venir aux mains, voulait s’expliquer avec le thème, le voici qui s’avance accompagné du bassiste et de la batterie. Avec ses deux acolytes, il s’apprête à perpétrer un mauvais coup: en finir avec toute cette fadeur exotique. Une pure samba s’élève alors, frémissante de toutes les images paradisiaques que nous avons d’un Brésil de carte postale et néanmoins VRAI : longues plages bordées d’immeubles « avec vue », de vagues moussantes comme du champagne. Le rythme est syncopé comme la démarche d’une belle carioca, dégageant une forte sensualité qui fait frissonner les lombaires. Le saxophone miaule et susurre la mélodie, largement défigurée (mais c’est pour la bonne cause). Car il s’agit d’extraire de la platitude de la rengaine, un point d’authenticité, une possible vérité. Laquelle ? La courte et forte sensation que Jobim avait poétisée en un climat musical, la signature condensée de ce que serait l’esprit d’un lieu, sa lumière unique, ses paysages en gloire… Mais le saxophone ne l’entend pas de cette oreille car il éructe, hurle, crache dans la soupe du thème, comme un enfant en colère piétine son jouet préféré. Son graillonneux, glaireux qui parfois se résout en un trait d’une joliesse sincère. Oui, cette beauté exaspère et on lui rend hommage avec rage. Derrière ce règlement de compte du Nord avec le Sud, du gringo avec le carioca, du blues avec la saudade, il y a de la fraternité. Les quartiers détruits de Harlem tendent la main aux chapelets de favelas. Un grand pont s’élève entre les deux hémisphères sur lequel circule et s’échange la pulsation des humbles aux pas dansants. Le balancement de la rythmique qui taille son chemin dans cette bagarre est comme un glaçon jeté dans un verre de caipirinha, la fraîcheur sucrée de la syncope calme l’ardeur du saxophone-cachaça. Une légère ivresse monte à la tête, la musique s’enchante d’elle-même. On tend son verre pour une deuxième tournée. La confrontation devient incantation et le pur chant du soliste semble caresser, enfin, la pépite que Jobim avait enfouie sous ses accords placides. On se souvient du style faussement détaché du compositeur, sa façon de ne pas chanter, de ne pas se laisser aller à une sentimentalité sucrée. Après un dernier riff qui annonce que tout a été dit et bien dit, l’orchestre revient en piste et joue le final. Avec le même sérieux, mais parodique. Le saxophone s’est fondu dans la fanfare, on l’entend à peine. Il joue les « vraies notes », comme un enfant revenu « à la raison » qui a dépassé l’école, le temps de l’effort, de la lutte, il est dans la victoire du jeu…
La polémique, l’injure, l’imprécation ont fini par s’effacer au profit d’un récit où la paix, la vie nous sont contées dans leur simplicité. Un climat d’évidence succède à la frénésie, grand combat nécessaire pour chasser devant soi tout le romantisme de la musique commerciale, sa mauvaise poésie, son kitsch déclamatoire et retrouver la « vraie vie ».

Patrick CORNEAU

Banzo : terme portugais qui désigne le mal du pays dans le Nouveau Monde dont souffraient les Africains du Brésil, une sorte de « saudade » noire.

(Texte initialement publié dans la revue Conférence n°35, décembre 2012)

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Patrick Corneau