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Heidegger – L’ami de la maison

Patrick Corneau

Petites déambulations philosophiques
L’ami de la maison

Pourquoi Heidegger s’est-il si bien acclimaté en France ? Aujourd’hui, avec la publication de cahiers intimes, il se trouve de nouveau au centre de polémiques qui, sans être inédites, gagnent chaque fois en intensité. En même temps, que serait un tableau de la philosophie au XXe siècle sans référence à l’auteur de Sein und Zeit et à ceux qui ont affronté sa pensée et s’en sont nourris ? Immense et encombrante présence. Pouvons-nous, l’instant d’une déambulation méditative dans le XXe arrondissement de Paris, retrouver notre innocence perdue, celle des premières lectures « naïves » de Heidegger, qui ont été si déterminantes pour tant de philosophes ? En dépit de tout…

La première visite en France de Heidegger, sa première « campagne de France », eut lieu à l’été 1955 ; René Coty était président de la République et Edgar Faure président du Conseil. Cette offensive fut menée de main de maître par Jean Beaufret, nommé depuis peu « prof de khâgne » au lycée Condorcet, charismatique et consciencieux « pédagogue » selon son mot, qui fut le véritable chef d’état-major de cette opération commando, avec Kostas Axelos, qui parlait allemand, en officier de liaison : une arrivée incognito dans Paris désert, une improbable rencontre avec le colosse René Char (le « capitaine Alexandre » dans la Résistance) ; une façon détachée, gelassen, de snober à la fois Sartre et la Sorbonne ; le tout couronné par une victoire éclatante en Normandie, lors du colloque de Cerisy-la-Salle du 27 août au 4 septembre. Heidegger impose sa méthode, sa problématique, son autorité ; Maurice de Gandillac, Gabriel Marcel, Paul Ricœur sont presque réduits au silence par cette interrogation sans réponse : « Qu’est-ce que c’est, la philosophie ? ». Un Blitzkrieg.

À son arrivée à Paris, Heidegger avait pourtant senti l’incongruité de sa présence dans ce lieu, la « capitale du XIXe siècle », la ville de la modernité technique, de l’innovation, de l’avant-garde et de la politique, le Paris de Heine et de Marx, le bastion cartésien. « Je suis étonné », aurait-il dit en arrivant gare de l’Est, « étonné de moi-même ». Par ce coup hardi de stratégie, Heidegger, non content d’avoir fait lever dès 1951 l’interdiction d’enseigner qui pesait sur lui depuis 1946, venait braver les existentialistes français chez eux, sans rien céder de sa Lettre sur l’humanisme.

Et ce fut un coup de génie que ce « marronnier » sous lequel se serait déroulée la première rencontre entre Char et Heidegger « tandis que tombait la nuit d’été ». Elle eut lieu au domicile de Jean Beaufret, au n° 9 du passage Stendhal dans le XXe arrondissement de Paris, un passage qui donne – cela devait plaire à Beaufret, lecteur des philosophes français du XIXe siècle – dans la rue Charles-Renouvier. Le paysan souabe qu’affectait d’être Heidegger était invité à abandonner un instant les Holzwege, les « chemins qui ne mènent nulle part » de la Forêt-Noire, pour une impasse de Ménilmontant et un dîner sous un marronnier (1). Un marronnier… Le chêne, le tilleul, le sapin, voilà des arbres qui parlent à l’imaginaire allemand, sans parler du frêne wagnérien, ou du bouleau… Mais le marronnier, pour un lecteur français, c’est par excellence l’arbre de la ville et, surtout, l’arbre modeste des cours de récréation : d’emblée Heidegger, tout sourire, mais muet – par timidité ? –, s’imposait comme un maître d’école. Un maître de lecture.

Lors de ce dîner mémorable sur la terrasse de la villa aujourd’hui détruite, dont le petit appartement de Beaufret occupait, semble-t-il, le rez-de-chaussée, Char aurait déclaré : « le poème n’a pas de mémoire, tout ce qu’on me demande, c’est d’aller de l’avant ». Et Heidegger de confier à Jean Beaufret plus tard dans la soirée : « Treffend was Char sagte » : « Ce que Char a dit est juste. C’est toute la différence entre poésie et pensée, car mon chemin à moi, c’est au contraire le “Schritt zurück”, le pas en arrière », le « retour amont » d’une lecture inlassablement renouvelée des auteurs de la tradition métaphysique pour y deviner précisément une absence (celle de la question de l’être) et apprendre ainsi à penser avec « endurance » l’oubli de l’être depuis les Grecs.

En attendant, à l’été 1955, Heidegger, « invité officiel de personne » selon la formule de Beaufret, prend en touriste un verre à la terrasse du café de Flore, « le repaire des existentialistes », est accueilli au Louvre par Michel Laclotte un jour de fermeture, et au château de Versailles, dont le conservateur en chef, Gérald Van der Kemp, lui fait les honneurs. Quant à Julien Cain, « ayant appris sa présence à Paris », il l’invite à rendre visite à la Bibliothèque nationale ; Heidegger remercie par écrit et lui promet de venir sans faute lors d’un prochain voyage à Paris.

Mais Heidegger, à qui Merleau-Ponty aurait fait miroiter une invitation au Collège de France, ne revint pas à Paris. Il se rendit ailleurs en France. Inspiré « par une sorte de miracle », lui qui comprenait mal le français, avait réussi, lors de cette mémorable soirée de l’été 1955, à comprendre « l’essentiel » de ce qu’un Char volubile disait « avec l’accent du Vaucluse » (2). À tel point qu’il aurait reçu une invitation à se rendre en Provence. On sait qu’il accepta, ce furent – dix ans après – les séminaires du Thor en 1966, 1968 et 1969 (recueillis dans Questions IV). Mais cela nous mènerait – pour le moment – hélas trop loin de nos déambulations parisiennes, dans le Vaucluse, alors que nous avons encore tant à découvrir intra muros.

Il semble que Vladimir Jankélévitch ait été le seul à protester contre la venue du philosophe allemand, en décidant de ne plus assister aux colloques de Cerisy. Son geste a paru radical.

1. Jean Beaufret a évoqué ce « dialogue de la poésie et de la pensée », loin de toute anecdote, dans « L’entretien sous le marronnier », publié dans le n° 22 de L’Arc sur Char (1963) et repris dans les Œuvres complètes de Char (Gallimard, 1983, p. 1 137). Dominique Janicaud en donne un récit plus détaillé dans son Heidegger en France.

2. Jean Beaufret, Entretiens avec Frédéric de Towarnicki, PUF, 1984, p. 89.

JEAN LACOSTE ©la Nouvelle Quinzaine Littéraire (Article publié dans le n°1108 – 01 juil. 2014 – de la Nouvelle Quinzaine Littéraire)

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