Patrick Corneau

HISTOIRE BIEN FRANÇAISE

Je vais vous conter une manière de short story. Elle advint à l’un de mes pals, un de mes potes, quoi, tantôt chargé d’enquêtes full-time, tantôt chargé de recherches part-time dans une institution mondialement connue, le C.N.R.S. Comme ce n’est ni un businessman, ni le fils naturel d’un boss de la City et de la plus glamorous ballet-dancer in the world, il n’a point pâti du krach qui, naguère, inquiétait Wall Street ; mais il n’a, non plus, aucune chance de bénéficier du boom dont le stock-exchange espère qu’il fera bientôt monter en flèche la cote des valeurs. Vous réalisez que ce n’est pas un crack, mon copain. J’ajouterai qu’il n’a rien, moralement ni physiquement, du playboy. Comme il se spécialise dans l’étude des orbitoïdés de l’Éocène et du Crétacé, vous ne serez pas surpris d’apprendre que nul de ses ouvrages ne fut un best-seller et que ses royalties, quand il veut faire la fête (ce qui lui arrive à lui aussi, parbleu !) ne lui permettent jamais de s’offrir une deb de la High Society. J’ajouterai que, bird-watcher passionné (seul trait de caractère qui le rapproche de l’ancien chef du State Department, feu Foster Dulles), il s’intéresse de préférence à certains oiseaux en très particulier ; plutôt qu’aux poulets, aux cocottes. Mais, comme c’est un homme de goût, qu’il déteste le petting autant que le ou la romance, mais ne saurait condescendre aux call-girls, force lui est souvent d’aller traîner dans les endroits où, plutôt que des girls-scouts, il a quelque chance de rencontrer des starlettes, des cover-girls, des bobby-soxers, bref des demoiselles avec qui on peut causer entre deux drinks. Récemment, dans un de ces lieux souterrains ou fréquentaient un set de misses quelque chose, l’une grecque, l’autre turque, la troisième française, il avait entrepris une assez jolie stewardess. Dans un jet-clipper de la Pan American, elle venait de faire un tour jusqu’au Far South saharien. Avec enthousiasme, elle célébra son métier, ce service non-stop qu’on assure maintenant sur des 8 ooo km, le rush de la clientèle sur les jets-clippers, les forêts de derricks, les bulldozers, les pipelines, les babypipes et les motels qui transformeront bientôt le Sahara.
Mon ami, je vous l’ai dit, n’était pas trop argenté ; plutôt que de s’attarder dans cette boite pour lui dispendieuse, il entraîna sa pin-up vers les Champs-Élysées et jusqu’au drugstore qu’on vient d’y organiser, lui proposa un hamburger ou un hot-dog assaisonné de ketchup et arrosé d’un soft drink ; il faut ce qu’il faut. Mais la poupée déclara qu’elle n’avait besoin de rien, sinon, pour son maquillage, de cold cream et pour son démaquillage, de cleansing cream, de kleenex, avec à la rigueur quelques paquets de quickies ; peut-être aussi, à cause de la grippe et de cette vague de froid, en profiterait-elle pour acheter du vaccin-cocktail et un peu de sulfalong-acting. Pierre (appelons ainsi mon ami) paya galamment ces babioles, mais quand sa nouvelle compagne marqua un intérêt soutenu pour le maker qui ne se vendait que 9 900 francs « à cause de son succès mondial », il jugea les Champs-Élysées décidément fort dangereux pour un chargé de recherches part-time et même pour un charge d’enquête full-time. Il avait lu, jadis quelque part que le difficile n’est pas de séduire une femme, mais de l’emmener devant un building dont le black-out à peu près complet du quartier ne parvenait pas à dissimuler le délabrement, la jeune fille eut un geste de recul : « Vous croyez que je veux vous kidnapper ? Me prendriez-vous pour un gangster ? Un gun-man, un gentleman-cambrioleur ? Non, je ne cache aucun 22 long rifle dans rien qui ressemble à un holster. Rassurez-vous, je ne suis pas non plus un squatter : assurément je n’habite pas un building de grand standing ; mon home est modeste ; ce n’est pas un (ou une) pent-house ; je ne vous y montrerai pas de game-room ; je ne dispose ni de lift-boy, ni même de lift, mais je n’en suis pas réduit au closet chimique.
Ainsi de suite.
Une note pudique de la Rédaction nous apprend heureusement qu’« Étiemble, professeur en Sorbonne, est écœuré par l’anglo-américanomanie qui infecte aujourd’hui la langue française ».

Ce texte de René Étiemble (1909-2002) a été publié dans La Nouvelle Revue Française n° 101, 1er mai 1961.
Où en sommes-nous aujourd’hui, soixante-ans plus tard, dans « l’anglo-américanomanie » ? Provoque-t-elle le même écœurement ?

Illustration : photographie de René Étiemble – origine inconnue.

Prochain billet le 6 juin.

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Patrick Corneau