Patrick Corneau

Il y a un an, lorsque ce fabuleux livre à trois mains et trois têtes est sorti chez Grasset, je ne sais pourquoi, je l’ai immédiatement mis de côté. Comme ces lettres, que vous attendiez avec impatience, finalement reçues et que vous n’ouvrez pas car vous savez que leur lecture sera un ébranlement (dont vous ignorez la nature faste ou néfaste), alors vous les « laissez en souffrance »… Bizarrement, c’est le jour de la Pentecôte dont les Actes des apôtres nous disent qu’elle survient comme un violent coup de vent que j’ai repris et lu ce livre.
Est-ce un signe ? Tout est accompli est sorti au moment précis où le toit de Notre Dame de Paris est parti en flammes. Peu de temps auparavant un rapport mondial de l’ONU avait annoncé que la vie d’un million d’espèces animales et végétales allait bientôt disparaître. Le titre de ce gros livre semblait amener l’évidente question : sommes-nous les contemporains de la fin du monde ?

Dans Tout est accompli les trois noms d’auteurs se cachent judicieusement derrière leur propos, il est assez difficile de reconnaître la patte de chacun de ces écrivains qui ont publié isolément des ouvrages remarqués – souvent dans la collection L’Infini dirigée par Philippe Sollers. Ils ont surtout fondé et animé la revue littéraire Ligne de risque (d’abord en auto-édition, maintenant via une chaîne YouTube). La couleur est néanmoins annoncée : « Nous sommes comme Nietzsche : nous pesons nos mots, du premier au dernier, sur les balances les plus fines. » Dès les premières pages, l’actualité intempestive de cette triple pensée éclate avec force et il est bien posé qu’il ne sera pas question de la crise du premier quart de ce siècle et qu’on ne lira pas un énième essai à sensation sur la décadence de la civilisation, le désenchantement du monde, etc. Parce que la fin de ce que nous vivons et de ce que nous sommes a déjà eu lieu. Il n’y a plus de monde. Ce qu’on appelle couramment « mondialisation » est en réalité une « immondialisation ».
Tout le propos du livre va être d’étayer cette assertion, et principalement les raisons pour lesquelles cette évidence est non vue. Car c’est moins le désastre en soi qui est révoltant que le processus d’inversion proprement diabolique qui nous y fait adhérer, participer, collaborer. « L’immonde » n’est pas la servitude volontaire ou les nombreuses formes d’aliénation que nous connaissons et autour desquelles nos filosophes médiatiques pérorent et caquètent.

L’immonde est l’expulsion du monde où l’homme vit, d’où il vient, où il lui a été donné de s’épanouir : son écoumène, son lieu physique, biologique, mental et culturel. Son Heimat. L’humanité désormais n’est plus chez elle, on la pousse dehors*. Qui ? Le Dispositif.
Qu’est-il ? Un nouveau concept avancé par les auteurs qui serait l’expression d’une certaine « courbure des Temps Modernes » issue du règne tout puissant de la cybernétique. Soit une fermeture du monde sur lui-même où êtres et choses seraient piégés par le langage informatique dans le maillage de la réticulation totalisante opérée par le virtuel et dans l’hyperconnectivité-instantanéité des réseaux. Le Dispositif « est la capacité, à tout moment, d’agencer êtres et choses. Mais sous réserve de se fixer à lui-même des fins par sa propre puissance de calcul. » Une entité autonome délirante, un « point d’interférence de tous les programmes » qui réalise « l’absolu de la servitude » et qui a pour projet le transhumanisme. Nous y voilà ! Les lubies mégalomaniaques d’un Elon Musk (SpaceX, Tesla Motors, l’Hyperloop…) ou d’un Ray Kurzweil, porte-parole du transhumanisme (salarié de Google) comme parties émergées de l’iceberg où nous sommes pris.
Machination inattaquable : « Quand prévaut le Dispositif, l’agencement des réseaux produit à la fois la réalité et celui qui la vit. Or il s’agit toujours d’une existence enchaînée ; et qui ressemble à l’étiolement du zombi, quand bien même on l’énergiserait à l’aide de substances. Dans le réglage des agencements, toutes les négativités sont absorbées. Vanité de déclarer la guerre au Dispositif, de prendre les armes contre lui, de le défier frontalement. Car il ne se réduit à aucune position : il efface toutes les frontières, empruntant à loisir les masques de l’ennemi. »
Les opposants, les réfractaires n’ont aucune chance de pouvoir régler son compte au Dispositif de manière frontale ou même de tenter de l’encercler. Comme dit Guido Ceronetti les manifestations, indignations sont des danses de méduses de militants qui croient aux « beaux gestes » de la « Bonne cause » : « ivres de se retrouver tous ensemble et nombreux, les mollusques s’imaginent être des vertébrés. » Sans ambages, nos auteurs préviennent : « L’émeute organisée de l’anarchiste, tout comme la terreur de l’islamiste, fait partie de la gestion courante du système. Aucun cocktail Molotov ne causera le moindre tort à la prééminence du Dispositif. Si l’on brûle une agence bancaire, cela ne change rien à la tutelle du Marché global ; à la rigueur, ce peut être l’occasion de donner un tour de vis. » Les rets de l’ordre du Dispositif seront toujours plus grands, plus renforcés par la contestation**.

Dès lors, y a-t-il une lueur dans ce chaos qui se nourrit de ce qui le nie ? Dans ce capitalisme intégré qui mange tout et recrache ses sentences acides comme celle du milliardaire Warren Buffet, cité dans le livre : « La lutte des classes existe, nous l’avons gagnée. »
Dans le monde aplati du Dispositif où l’horizontalité garantit la bonne circulation des flux, il se pourrait que le salut vienne d’en haut. Surgissant d’une verticalité transcendantale inattendue, occultée depuis la Révolution de 1789. « Tout est accompli » est la dernière parole du Christ et l’ouvrage, surtout dans sa dernière et courte partie, est bel et bien ouvert du côté de la Bible et des textes rabbiniques, comme un rayon de lumière déchire l’espace d’une scène picturale. Les références et citations où se côtoient Galilée, Descartes, Bacon, Sade, Heidegger, Lautréamont, Dada, Tzara, Martin Buber, Leïb Rochman, Walter Benjamin forment une sagace et virevoltante exégèse. Celle-ci « ouvre une brèche où la plénitude devient accessible, car le sauf n’est pas hors d’atteinte. Et par là, surmonte le nihilisme de notre temps. »

Ainsi est dévoilée l’étendue du prodigieux registre d’études et de vie méditée à l’aune des textes bibliques des auteurs. Par petites touches, sont aussi audacieusement – et parfois salutairement – réévalués certains penseurs actuels, que ce soit René Girard et sa conception anthropologique du mimétisme sacrificiel toujours prête à retomber dans l’antienne du « tout est social » alors que nous ne sommes déjà plus les contemporains du moment sociologique mais pleinement entrés dans le moment cybernétique : « René Girard se trompe radicalement sur le sacrifice, comme il se trompe sur le christianisme. Il ne comprend pas que le sacrifice n’a pas son lieu dans le monde, que c’est au contraire le monde qui réside en lui, et qui sans lui ne serait rien » ; ou la star mondiale des ventes de livres Yuval Noah Harari, pseudo-lanceur d’alerte anesthésié dans la gangue qu’il décrit, propagandiste agenouillé devant l’avenir terrifiant qu’il dépeint avec la jouissance du provocateur dénué de conscience et pensée critiques. Michel Houellebecq enfin sorti de la trouble fascination qu’exerce ce mage noir, cet « ange de la dévastation » qui, au fond, se propose d’amener « ses lecteurs vers une immense déchèterie, afin qu’ils prennent dans la file la place qui leur est dévolue. »

Avec la crise sanitaire, la terreur nous a saisi, ainsi que le doute sur la possibilité même d’agir. Si vous voulez sortir de la torpeur et du marasme mental induits pour de bonnes (et moins bonnes) raisons par nos gouvernants et prétendus/avérés experts, lisez Yannick Haenel, François Meyronnis et Valentin Retz. Leur regard neuf sur les trois derniers siècles qui ont accouché du nôtre fait surgir les forces sciemment et méthodiquement occultées à l’œuvre dans l’Histoire (voir leur puissante et inattendue lecture de la Révolution française). Une Histoire qui, sous son aspect strictement profane, laisse entrevoir une trajectoire cachée sise aux tréfonds de la parole, soit une certaine « courbure du temps » qui trouve son origine dans les deux maisons d’Israël, l’Église et la Synagogue, séculaires gardiennes de la Parole (« Toute parole est miraculeuse en ceci qu’elle nous relie au miracle qui précède le monde »). La parole et le Royaume – le lieu de l’approfondissement de la parole – ne renvoient qu’à une seule réalité. Passant à travers toutes les langues et, d’une manière élective à travers la littérature. « Ne peut-on définir la littérature comme parole orientée vers le Royaume, et seulement vers lui ? » demandent les auteurs, parole aussi difficile à recevoir qu’à comprendre car son mouvement propre consiste à aller au cœur du langage. Selon Haenel, Meyronnis et Retz c’est la parole ou plutôt la possibilité même d’une parole qui, aujourd’hui, est offerte en sacrifice, un énorme sacrifice noir inaperçu, voire dénié. Afin de ne pas être sous l’emprise de la nouvelle idéologie prométhéenne et son attaque à l’encontre du langage « aucun autre moyen que de revenir vers la parole et de se rendre attentif à ce qu’elle est. Peut-être est-ce même la seule manière pour un être parlant de se rapprocher de lui-même. »
Cher lecteur, c’est à l’être parlant en toi comme lieu du monde que s’adresse ce livre. Livre éminemment solitaire parce que comme tous les grands livres, il affronte l’impossible : il voudrait sauver ce qui en toi – en nous – peut l’être encore.
* « We’re not meant to save the world, we’re meant to leave it. » Interstellar, film de Christopher Nolan (2014).
** Jean Vioulac a parfaitement analysé et dénoncé la nature et le mode de fonctionnement du Dispositif dans Approche de la criticité, Philosophie, capitalisme, technologie.

Tout au long de ce texte térébrant court une histoire édifiante, disons un étrange apologue, l’homme à la pancarte, dont je donne ici trois extraits car il condense l’énigme qui ouvre au sens de ce livre.

Tout est accompli de Yannick Haenel, François Meyronnis, Valentin Retz, Éditions Grasset, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Jean-François PAGA / Éditions Grasset.

Prochain billet le 10 juin.

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Patrick Corneau