« Ce ne sont pas les pierres qui sont muettes, ce sont nos oreilles qui sont devenues sourdes. » — Édith de La Héronnière, Histoires lapidaires, Vézelay.
Dans un monde saturé de paroles, il est des livres qui choisissent d’écouter. Non pas le vacarme du présent, mais le silence sculpté dans la pierre. Histoires lapidaires, Vézelay est de ceux-là : un ouvrage rare, habité, où chaque mot semble émerger du calcaire comme une révélation lente. Réédité avec soin par les éditions Fanlac, ce livre d’Édith de La Héronnière retrouve, trente ans après sa première parution, toute sa justesse, sa beauté méditative et sa force d’évocation.
À Vézelay, la basilique Sainte-Madeleine n’est pas seulement un chef-d’œuvre de l’art roman : elle est un monde en soi. Ses chapiteaux, ses modillons, ses motifs énigmatiques parlent une langue ancienne, entre Bible et légende, entre vision et figuration. Édith de La Héronnière ne se contente pas de les décrire : elle les rêve, les pense, les ressuscite. À chaque sculpture, elle accorde un récit, bref, dense, précis comme une incantation – d’où le mot “lapidaire” prend ici toute sa double signification, minérale et stylistique.
L’autrice, qui vit depuis des décennies à Vézelay, connaît chaque pierre comme on connaît un visage aimé. Mais loin de l’exégèse savante ou de l’érudition desséchée, elle fait le choix d’un regard incarné, contemplatif, poétique. Elle tisse des correspondances entre les récits bibliques, les mythes gréco-romains et les figures païennes, dans une approche profondément unitaire. À travers elle, les siècles se parlent, les figures s’animent, les symboles retrouvent leur charge originelle. Il y a là un art d’habiter le monde par la mémoire et la résonance, par une fidélité au mystère. Le livre bénéficie d’un dialogue remarquable avec les photographies de Geneviève Ameilhau et Pierre Pitrou. En vis-à-vis le lecteur découvre une photographie qui renvoie à chaque récit. Cette alliance entre le verbe et l’image permet une approche complète de ces œuvres d’art, où chaque détail photographique vient éclairer le texte et inversement.
Dans la lignée des écrivains marcheurs, des veilleurs de pierre et des passeurs de silence – de Claudel à Sylvie Germain –, Édith de La Héronnière nous offre une œuvre qui n’est ni guide, ni traité, mais une suite de contemplations où se mêlent le regard, la pensée, l’intuition et une spiritualité à la fois discrète et vibrante. Le tout accompagné de photographies sobres, qui permettent au lecteur d’entrer en résonance visuelle avec ce qu’il lit.
Histoires lapidaires, Vézelay est un livre à relire, à méditer, à garder près de soi comme une grammaire du sacré. Une invitation à ne pas passer devant les pierres sans s’arrêter. Car elles ont, sous la poussière du temps, quelque chose à nous dire – pour peu qu’une voix comme celle d’Édith de La Héronnière sache leur prêter la parole.
Il fallait l’œil acéré, la ferveur littéraire et la connaissance intime d’un fin connaisseur comme Philippe Simon pour extraire des sables volcaniques de l’œuvre barbéyenne ces braises intactes que sont les dits et maximes de vie de Jules Barbey d’Aurevilly. Ce nouveau volume de la précieuse collection “Ainsi parlait” des éditions Arfuyen donne à entendre, dans sa vérité la plus dense et parfois la plus obscure, la voix fiévreuse d’un écrivain de feu, tout entier traversé par les contradictions de son époque – et peut-être des nôtres. Il était temps de sortir de la caricature d’un Barbey d’Aurevilly affublé de ses incroyables capes de berger.
Loin de n’être qu’un orfèvre du paradoxe, Barbey apparaît ici comme une sorte de Cassandre flamboyante, prophète du malaise moderne, nourri de catholicisme féodal et d’ardeurs sataniques, de dandysme stylé et de romantisme halluciné. On redécouvre l’écrivain des Diaboliques et de L’Ensorcelée dans ce qu’il a de plus pénétrant : une conscience tragique du monde, des formules ciselées comme des lames (“J’ai tâché de faire du Shakespeare dans un fossé du Cotentin” à propos de L’Ensorcelée), et une souveraine capacité à penser contre son temps – et contre lui-même. En ce sens, Philippe Simon a su faire émerger de ce corpus foisonnant non une simple anthologie, mais une vision : celle d’un Barbey intempestif, au sens nietzschéen, dont chaque sentence résonne comme une flèche tirée dans le ciel noir de notre époque. Par exemple, d’une redoutable actualité : “L’histrionisme, cette passion dernière des peuples futiles, qui ne vivent plus que par les yeux et veulent des distractions pour combler l’abîme de leur ennui et de leur vieillesse, l’histrionisme, l’amour dépravé des bateleurs, règne […] chez tous les perdus des civilisations excessives.” On peut penser que les sommets d’histrionisme narcissique auxquels se livrent les autoproclamés poètes “facebookés”, “instagrammisés” (bientôt “tiktokés” ?) de la place Saint-Sulpice lui auraient inspiré un franc haut-le-cœur…
Ces fragments, choisis avec exigence, restituent l’éclat de pensée d’un écrivain inclassable – à la fois
polémiste, moraliste, mystique, critique, visionnaire. Qu’on le lise pour son style, pour ses intuitions fulgurantes sur la littérature, la foi, le mal, ou encore pour son esthétique du vertige, Barbey frappe toujours juste, avec une sorte d’élégance désespérée (“Cela donne une merveilleuse souplesse à l’esprit que d’écrire ce qu’on ne pense pas”). À travers lui, c’est une tradition française du verbe haut, de l’intelligence mordante et de la formule abyssale qui s’incarne – de Pascal à Bloy, en passant par Baudelaire. Philippe Simon remarque avec justesse combien Proust, est à coup sûr, l’un de ses continuateurs, sinon un héritier direct – notamment dans l’art de la phrase.
À l’heure où les voix fortes se diluent dans le vacarme réseau-médiatique où tous les chatbots sont gris, Ainsi parlait Barbey d’Aurevilly redonne à la parole littéraire sa fonction essentielle : réveiller, troubler, exalter. Et rappelle, s’il en était besoin, qu’un écrivain n’est jamais aussi vivant que dans l’éclat condensé de ses aphorismes. Une lecture hautement jubilatoire pour sauver, s’il est encore temps, “les perdus des civilisations excessives”.
Il ne s’agit pas ici d’un simple exercice d’admiration. Dans Élisée Reclus, géographe et poète, suivi de Élisée Reclus, géographe consommable ? Joël Cornuault – écrivain, traducteur et animateur de la revue Des Pays Habitables – poursuit un travail au long cours : celui d’une fidélité lucide à des penseurs de l’insoumission, à des voix que le temps ne devrait pas domestiquer. Publié récemment par les éditions Pierre Mainard, ce bref volume rassemble deux textes complémentaires, qui relèvent à la fois de l’essai biographique, de la critique idéologique, et du manifeste poético-politique.
Dans la première partie, Élisée Reclus, géographe et poète, Joël Cornuault s’attache à restituer le lien organique que Reclus entretenait avec la terre — non comme surface à exploiter, mais comme tissu vivant, sensible, presque sacré. Il n’y a pas chez Reclus de séparation entre science et émotion, entre topographie et justice : sa géographie est une éthique, sa connaissance une forme de tendresse active envers la planète et ses habitants. D’où cette dimension poétique, non décorative mais vibrante, qui affleure dans ses écrits, et que Joël Cornuault éclaire avec une rare justesse.
Le second texte, plus incisif, interroge le sort réservé aujourd’hui à cette pensée radicale : Élisée
Reclus, géographe consommable ? dénonce la manière dont l’écologie dominante tend à neutraliser, voire à folkloriser des figures comme Reclus, les transformant en icônes inoffensives, détachées de leur force subversive. Joël Cornuault rappelle ici que Reclus fut un anarchiste, un homme libre, un penseur intransigeant sur les rapports de domination — et non un gentil précurseur de la transition verte.
“Il me semble, écrit Joël Cornuault, que le lecteur de Reclus est, par excellence, un adepte de la pensée ininterrompue, vivante, en élaboration constante, contre la pensée arrêtée, officialisée…” Ce court volume est donc un hommage fervent autant qu’un rappel salutaire : lire Reclus aujourd’hui, c’est raviver une exigence de cohérence entre pensée, engagement et beauté. Joël Cornuault y réussit une belle leçon de fidélité active, qui parle autant au cœur qu’à la conscience. La saison des “voyages à pied” approchant, voici un précieux compagnon à glisser (avec Histoire d’un ruisseau) dans son havresac que l’on soit dromomane impénitent ou simple marcheur.
Last but not least, la dernière livraison de L’Atelier du roman nous propose un plaidoyer vibrant et polyphonique en faveur de la nouvelle. Ce dossier passionné et passionnant réunit une dizaine d’écrivains, critiques et nouvellistes pour interroger un point aveugle de notre univers littéraire : pourquoi la nouvelle souffre‑t‑elle d’une quasi‑invisibilité dans le paysage fictionnel ? Maniant à la fois l’analyse érudite et la sensibilité créative, ces contributeurs s’élèvent pour réhabiliter le genre de la nouvelle et lui redonner la place qu’elle mérite de Boccace à nos jours .
Avec près de 17 voix singulières, ce numéro explore les causes de ce déficit, mais aussi ses remèdes concrètement culturels : stimuler la curiosité des lecteurs, mobiliser les éditeurs, encourager les journalistes littéraires.
Au sommaire, quelques pépites : Marie‑Hélène Lafon, “Étoiles filantes” – Belinda Cannone, sur les liens entre nouvelle et poésie – Marin de Viry, réflexion sur l’épaisseur politique de la forme brève – Joël Glaziou, réponse critique au genre, etc.
Ce volume conjugue défense de la forme courte et célébration du roman. L’ensemble témoigne d’un
engagement collectif pour un art littéraire plus vivant, diversifié et généreux .
Au-delà de sa thématique principale, ce numéro reste fidèle à la vocation de la revue : croiser les points de vue, défendre les romans d’hier et d’aujourd’hui, et nourrir la conversation littéraire avec élégance et profondeur, sans oublier l’indispensable et souriante ponctuation des dessins de J.-J. Sempé.
Enrichi d’un entretien avec Akira Mizubayashi (qui nous parle de son amour de la langue française et commente ses œuvres), les habituelles chroniques (dont celle du distingué moraliste qu’est Yves Lepesqueur), critiques (la “tristesse” du roman français depuis qu’il s’est idéologisé par Fabrice Châtelain), regards depuis “Sirius” (sur la littérature tchèque par Samuel Bidaud et la philosophie africaine par Boniface Mongo-Mboussa) viennent prolonger l’esprit de la revue : à la fois rigoureuse et inspirée, ancrée dans l’histoire du roman (avec une belle présentation du génie multiforme de R. L. Stevenson par Olivier Maulin), ouverte aux défis du présent .
Pourquoi sommes‑nous sans nouvelles ? Bien plus qu’un titre : un appel à renouer avec l’essence même de la narration, à (re)donner toute sa voix à la nouvelle — et, en écho, à toute la littérature.
Histoires lapidaires, Vézelay d’Édith de La Héronnière, photographies de Geneviève Ameilhau et Pierre Pitrou, Éditions Fanlac, 2025 (22€).
Ainsi parlait Barbey d’Aurevilly. Dits et maximes de vie, choisis et présentés par Philippe Simon, coll. “Ainsi parlait” n°48, Éditions Arfuyen, 2025 (14€).
Élisée Reclus, géographe et poète, suivi de Élisée Reclus, géographe consommable ? de Joël Cornuault, Collection fédérop, Éditions Pierre Mainard, 2025 (15€).
L’Atelier du Roman n° 121 « Pourquoi sommes-nous sans nouvelles ? », Éditions Buchet‑Chastel, juin 2025 (22€). LRSP (livres reçus en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique. Dans le billet : Éditions Fanlac – Éditions Arfuyen – Éditions Pierre Mainard – Éditions Buchet‑Chastel.
Lire ce qui n’a jamais été écrit.

