Patrick Corneau

Première remarque : ce livre je l’ai souvent posé avant de le reprendre. Très bon indicateur de plaisir pris à la lecture : ralentir l’allure, pour faire durer le plaisir. Si j’ai jeté un œil sur le nombre de pages restant, c’était plutôt par dépit.

Deuxième remarque : je confesse un préjugé favorable à l’égard de tout ce qui vient du Japon. C’est comme cela. Inexplicable en trois mots. Mais peut-être en un : délicatesse. La délicatesse comme pointe extrême de la civilisation, du « civilisé ». La façon dont la serveuse, à peine vingt ans, impeccablement vêtue de blanc, nous présentait la carte du menu au petit-déjeuner dans notre hôtel à Tokyo, dressait la table et y déposait les aliments demandés ; ces simples gestes enchaînés dans une scénographie d’une rare élégance (dans le rythme, la position du corps, les sourires pour ponctuer chaque séquence d’un « arrigatogozaimas » suivi d’une légère courbette, dans une fluidité contrôlée, pleine d’harmonie physique et relationnelle), renvoyaient à une terrible vulgarité tous les serveurs et maîtres d’hôtel de nos soi-disant palaces parisiens ou côte d’azuréens.

Troisième remarque : une citation de Nicolas Bouvier dans Le Vide et le Plein. Carnets du Japon (1964-1970) que dément admirablement Kyoto song le livre lent et rêveur de Colette Fellous  : « Les Français, outre qu’ils “mangent mal” une fois passée la première frontière, sont en général trop pressés de faire de la littérature ou de l’esprit. Ils sont trop pressés de comprendre et cette rapidité leur nuit. Au lieu de regarder passer et repasser les idées, ils les attrapent au vol et leur tordent le cou. »

Donc Kyoto song.

Quatrième remarque. Il y a dans ce livre une euphorie, une douce ébriété qui est moins celle du promeneur que celle du voyageur au long cours. Elle le ramène à une sorte d’Eden, elle nous conduit aussi, lecteurs, au temps qui précède la faute car rien n’est plus communicatif que l’euphorie quand elle est jouissance de liberté. Elle vient en partie aussi de cette excitation entre mots et visions qui se poursuit, changeante et continue, de la page nue au spectacle du monde et réciproquement. Pour être vraiment libérateur, le voyage-promenade suppose une transparence à soi-même, un certain état d’innocence comme le remarque Karl Gottlob Schelle dans son célèbre livre* sur la promenade : « Si l’on considère la personne, la première condition nécessaire à la promenade est l’ingénuité du cœur. » Condition présente ici, d’autant que cette équipée à Kyōto a été initiée à la demande d’une petite fille, Lisa, âgée de dix ans qui « a envie d’être encore une enfant pour voir le Japon ». Ainsi la question de la solitude est-elle résolue. Schelle estime que le voyage est une manière de dialogue dans lequel on se « laisse surprendre par soi-même », mais comme il ne s’agit pas que la surprise nous sidère, un compagnon peut être le bienvenu…

Cinquième remarque. Aimer être dans un monde dont on ne comprend pas les mots (sons, idéogrammes). C’est magique ! On observe beaucoup mieux et on comprend d’autres choses. Cela suffit à décider d’entreprendre un long voyage.

Alors Kyoto song.

Plutôt que d’ouvrir un guide et suivre passivement ses prescriptions, inventer un jeu : on lance un mot : Bashô, haïku, cerisier, chanson, danse, , jardin, vent, … on joue avec ce mot pour explorer la ville, selon des règles assez floues pour qu’advienne l’imprévisible, l’impensable, « des histoires pourront venir d’ailleurs, peut-être des images anciennes cachées dans son cœur… » Le voyage devient une sorte de chasse aux trésors (visibles et invisibles). A la fin du jeu, on a Kyoto song.

Sixième remarque. Le voyage, toujours selon Schelle, c’est ne plus avoir à choisir entre le haut et le bas, l’abstrait et le concret, l’esprit et le corps, les idées et les sensations, la philosophie et le monde. Une fenêtre pour la réconciliation de ce que l’école, la tradition a séparé s’ouvre, commandée par un nouveau mode de présence au monde, un nouvel art de vivre. Le voyageur est un expert de l’attention flottante, un amoureux des apparences. Il laisse venir à lui, au gré du hasard, des images (détails, fragments, vision panoramique) qui l’entraînent à la rêverie, donnent à sa pensée des résonances imprévues.

Ainsi Kyoto song.

*

Dans la salle de théâtre nô, à l’architecture un peu surannée, une odeur de cèdre, très légère.
La puissance de ce théâtre : on peut y retrouver sa propre vie et la poser sur la lenteur des gestes de l’acteur, tout s’ajuste. Claudel : le drame c’est quelque chose qui arrive, le nô, c’est quelqu’un qui arrive.

Dans les films d’Ozu, ces gros plans d’objets où ces natures mortes « qui respirent, guettent, protègent, prolongent nos vies, même lorsque nous nous absentons ou disparaissons. » Ozu leur donne la parole et on les écoute. Une théière, un rideau, une natte, un vase, un drap, un bouquet. Leur immobilité contient leur puissance, leur savoir. Ils renforcent le vide, le dessinent, l’approfondissent et c’est ce qui est poignant. Nos vies qui se déplient devant eux sont comme des rêves.
Dans Kyoto song, on peut retrouver nos propres vies si on les laisse se déplier au creux des pages comme on se love dans une fourrure de chat…

J’ai laissé cette toute petite chose
que l’on appelle moi
et suis devenu le monde immense.
Natsume Sōseki

*

Délicatesse, raffinement, simplicité, sobriété, beauté (au Japon, elle remplace Dieu**).

*

Si le tourisme est la réalisation achevée d’un univers de la désespérance, Kyoto song est la chance inespérée qu’offre le génie d’un lieu de percer la tapisserie du monde pour rejoindre dans l’inconnu la part perdue de nous-mêmes.

Septième remarque. Un ami japonais qui me lis régulièrement est habituellement plutôt sévère et perplexe vis à vis des remarques que nous faisons sur son pays ; pour lui des projections fantasmatiques révélant notre incapacité à sortir de nos grilles culturelles. Certes, nous collons au monde, à notre monde par un invisible cordon ombilical mais il en est de même des Japonais. Au fond, les relations interculturelles sont fondées sur une incompréhension mutuelle tempérée par conscience partagée de leurs limites. Tout effort de compréhension butte nécessairement contre un infracassable noyau d’inaccessible (d’où la mélancolie du voyageur) mais comme le remarquait le maître japonais Kita Minoru : « L’important, ce n’est pas de comprendre ou de ne pas comprendre, mais c’est la manière dont on ne comprend pas. »

Épilogue. Vous vous étonnez de cette chronique bien décousue et vous vous demandez ce qui m’a plu dans Kyoto song. Je peux vous donner à lire la quatrième de couverture, elle est faite pour les libraires, les bibliothécaires et les acheteurs pressés. Elle ne vous apprendra rien. Kyoto song est bien plus que ce plat « pitch ». Il y a dans ce livre un secret (« une complexité souterraine ») qui ne se révèle qu’au fil de la lecture comme ces origamis*** en papier qui, une fois plongés dans l’eau, se déplient et forment des personnages, maisons, fleurs…

« J’avais voulu me débarrasser de mes images anciennes en venant au Japon mais c’était illusion, elles me hantaient toujours, impossible de m’en défaire, quelque chose me tourmentait, me poursuivait, depuis toujours, et j’avais peur de l’affronter, je le sentais. Je tournais la tête, j’esquivais, je riais, haussais les épaules. Elles étaient plus nettes, vues d’ici, plus crues, plus violentes aussi, je devais les retrouver, les sortir de la brume et du naufrage, les réécrire, je devais rectifier mon scénario, bientôt il serait trop tard, et je ne pouvais rien dire à Lisa. C’était finalement le sens de ce voyage, découvrir un nouvel espace, une nouvelle organisation des pensées et, à travers cette découverte, avoir une autre vision de ce que je croyais déjà connaître ou m’appartenir, mais rien ne m’appartenait, tout était offert, mouvant, multiple, provisoire, modifiable, renouvelable, c’était là une libération, une chance, et je crois même une bénédiction. »

* Karl Gottlob Schelle, L’art de se promener, préface et traduction de Pierre Deshusses, Paris, Payot-Rivages, Petite Bibliothèque, 1996.
** « Le surnaturel au Japon n’est donc nullement autre chose que la nature, il est littéralement la surnature, cette région d’authenticité supérieure où le fait brut est transféré dans le domaine de la signification. Il n’en contredit pas les lois, il en souligne le mystère. », Paul Claudel, L’Oiseau noir dans le soleil levant (1923).
*** « Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. » Marcel Proust, Du côté de chez Swann.

Kyoto song de Colette Fellous, Collection Blanche, Gallimard, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Colette Fellous par ©F. Mantovani / Photo de ©Collette Fellous /  Éditions Gallimard.

Prochain billet le 20 juillet.

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Patrick Corneau