Patrick Corneau

A la lecture du numéro de L’Atelier du roman présenté dans mon précédent billet, on pourra très judicieusement associer La Passion d’Orphée, le nouvel essai que le romancier Philippe Vilain a fait paraître aux éditions Grasset au début de l’année. Déjà en 2016, avec La Littérature sans idéal, Vilain proposait une relecture intransigeante du paysage littéraire actuel égaré entre mercantilisme et impossible reconnaissance de sa vocation native à faire style.

Dans ce nouveau pamphlet sans compromis, l’essayiste déploie l’idée forte selon laquelle la littérature contemporaine paraît effrayée par l’écriture, la refuse et lui préfère des formes populistes et vénales comme l’autofiction et l’exofiction. A l’ère du soupçon a succédé ce que Vilain nomme une ère de la certitude où l’esthétique de la littérature « littéraire » et l’éthique auctoriale ont perdu pour le plus grand nombre de nos contemporains nécessité et pertinence. Avant tout, Philippe Vilain cherche à nous faire prendre conscience des importantes mutations du paysage culturel, des dangers représentés par la massification et l’hyperproduction du livre (deux millions de Français rêvent d’être publiés et, selon les lois cruelles de la statistique 500 000 manuscrits sont refusés par an en France). Ces effets d’échelle entraînent inévitablement des inégalités, des iniquités et des injustices dans notre environnement littéraire, entre autres « la dégradation de la situation économique et sociale des artistes auteurs » comme le constate le tout récent rapport Racine recommandant, notamment, de publier moins de livres. Il faut publier mieux préconise-t-on, en sélectionnant drastiquement les textes, en les étiquetant précisément en fonction de leur appartenance à la littérature commerciale ou à la littérature « littéraire » afin d’éviter que ne dure cette confusion burlesque entre deux littératures qualitativement opposées. L’objectif est de ne plus faire passer de trop nombreux textes indigents, sans exigence, de purs produits consommatoires pour de la littérature « littéraire » et, ainsi, d’abuser le lecteur. Pour Philippe Vilain, la nécessité est grande de responsabiliser les nouveaux lectorats en revenant à une distinction simple entre « auteur » et « écrivain », car la plupart des auteurs, qui exercent un métier rémunérateur à côté de l’écriture, ne perçoivent pas, eux-mêmes, leur activité comme un art d’écrivain… De surcroît, il faut renseigner sur le contenu, la qualité et le genre du livre acheté. La mention « roman » est devenue inopérante depuis que tout est « roman » : le roman recouvre trop de catégories génériques différentes (biofiction, autofiction, docufiction, etc.) pour être désormais un critère recevable. Dans la mesure où la littérature a fait le choix d’être conditionnellement littéraire – en ne faisant plus de l’écriture, de l’esthétique et la poétique son enjeu – de se donner avant tout comme marchande, alors elle doit assumer, par honnêteté pour le lectorat, cet étiquetage minimal.

Un autre point fort du bilan de Philippe Vilain est de pointer le manque de courage comme le désengagement des écrivains contemporains quant au sort de la littérature même. Hormis l’activité de certains collectifs comme Inculte ou Ligne de risque fondé par Yannick Haenel dont nous avons parlé ici, de quelques écrivains isolés comme Jean Rouaud et Pierre Jourde, il est rare que l’on questionne avec perspicacité les différents aspects du fonctionnement de la littérature contemporaine. En vérité, peu d’écrivains se sentent concernés par la littérature, qui ne représente pas un idéal pour eux, mais simplement un intérêt, un moyen d’accéder à un statut valorisant. Le sentiment du collectif s’est dilué dans le rêve individualiste de devenir écrivain à n’importe quel prix et d’avoir son « quart d’heure warholien » de célébrité sur un plateau de télévision…
La littérature ne se pose plus aucune question, est sûre de son fait, a jeté son inquiétude aux ordures et avance, finalement, sans nuance d’elle-même, sans contrejour à interroger.

Dans La Passion d’Orphée, le cœur du propos est d’appréhender et questionner la formidable mutation culturelle de la littérature : on a enfoui peu à peu celle-ci sous la littérature de sujet. Parce qu’elle ne fait plus de l’écrit l’acteur principal, sacré, conceptuel, de son fonctionnement, la littérature se fabrique à l’image de ses auteurs non impliqués, hors-sol, aliénés à l’idée fantasmatique (et immodeste) de faire, sans conteste, quoi qu’ils écrivent, de la littérature. Satisfaite d’elle-même, se gargarisant de ses ventes, cette littérature affirme-là toute sa force, traverse les crises sans se remettre en question. Elle se sent protégée par cette grande indifférenciation globalisante qui interdit à quiconque d’émettre le moindre doute sur elle, la moindre critique. Elle joue et jouit de la démagogie marchande qui laisse penser que tout est « littéraire » : même la littérature de vulgarisation, fabriquée selon des standards et des modes narratifs simplifiés destinés à séduire. On recycle à tout va les vieilles recettes pragmatistes du roman biographique, de la biographie romancée, du roman historique – genres littéraires populaires méprisés il n’y a pas si longtemps encore – en faveur de l’exofiction. Dans cette nouvelle tarte à la crème qui obsède les directeurs éditoriaux, le sujet prime sur l’écriture pour fabriquer, non plus une œuvre personnelle, mais un texte impersonnel, à caractère journalistique, c’est-à-dire accessible à tous (dont la traduction aisée facilitera la diffusion mondiale), autour d’une matrice – l’appropriation d’un événement historique – revisitable à volonté, à partir de laquelle tout écrivain peut s’improviser, sans spécialisation particulière, « historien ». Cet apparentement du faire de l’Histoire au faire de la Littérature est pour le moins étrange, comme si le choix d’un grand sujet allait légitimer le Verbe et la force du Dire. Ainsi cette littérature de sujet nous éloigne considérablement de l’idée que la littérature puisse naître de rien comme Flaubert la rêvait, comme Robbe-Grillet l’a fait dans quelques textes, où qu’elle puisse naître de sa seule substance écrite comme Marguerite Duras l’envisageait.

Nous n’entrerons pas dans l’ensemble des analyses que Philippe Vilain tire avec subtilité* de cet imbroglio qu’est le nouveau statut de la littérature en régime démocratique. Mentionnons « la mort de l’auteur » déjà abordée par Barthes en son temps. En effet, l’auteur, non-spécialiste de son sujet, est dilué dans la somme du nombre d’auteurs qui ont été consultés pour écrire son texte et dont les noms se sont effacés à travers le sien. Philippe Vilain se demande si l’auteur d’exofiction est un fantastique exemplum de la mort de l’auteur ou bien l’incarnation même de l’auteur mondialisé, ce compilateur habile, passant d’un sujet à un autre, d’une guerre à une autre, de la Révolution française à la vie d’un écrivain, de celle d’une star à un bruyant scandale politique. Est-il une sorte de Zelig graphomane efficacement formé dans un Creative Writing Workshop, qui compose sans écrire aucune ligne, noie ses références pour mieux se les réapproprier, tue tous les autres auteurs en lui pour payer, promouvoir coûte que coûte son existence d’auteur ?

La dernière partie de La Passion d’Orphée s’attache à démontrer que la littérature désormais instaure un rapport d’attente-dépendance, de lien fort avec ses lecteurs : elle serait l’expression la plus vibrante d’une expérience sensible inédite. C’est un élément peu souligné, mais le livre n’apparaît plus comme un objet capable de susciter des émotions esthétiques ou poétiques, mais comme un produit culturel prescriptif, sorte de nouvelle médecine de l’âme agissant sur le lecteur, par une action bienfaisante, réparatrice, thérapeutique. Il semble de moins en moins importer au lecteur de savoir ce qu’est la littérature que de savoir ce qu’elle peut concrètement lui apporter. Cette appréhension pragmatiste et performative interroge le pouvoir et la capacité d’action de la littérature sur la société, les acceptions d’un : Que peut la littérature ? Et, si possible, d’un : Que peut la littérature pour nous ? La littérature s’envisage ainsi à partir d’une relation utilitariste de rétribution et d’espérance que nous engageons avec elle, dans l’expérience d’un partage émotionnel qui nous relie à elle. « C’est désormais, écrit Vilain, le relationnel qui nous définit à la littérature et qui la définit à nous ».

Cette dérive vers une conception de la littérature instance pleine de sollicitude (le fameux care), qui console, guérit, ou, du moins, qui « fait du bien » est confirmée tous les mercredis soir à La Grande Librairie par le large sourire télégénique et l’enthousiasme communicatif de François Busnel s’efforçant de capter notre temps de cerveau disponible vers des livres (quand ce ne sont pas des « bouquins ») ouverts, citoyens, consensuels en diable ou sobrement disruptifs mais toujours « épatants », formidablement divertissants – grenades inoffensives qui ne piquent, ni ne frappent, seulement destinées à produire quelques titillations intellectuelles qui disparaîtront bien vite dans la vapeur des émotions suscitées par ce beau spectacle…
* subtilité qui ne s’exprime pas toujours dans un style idoine, le seul reproche que je ferai à Philippe Vilain est parfois la lourdeur démonstrative : à vouloir trop enfoncer le clou, celui-ci se tort et se couche…

Philippe Vilain, La Littérature sans idéal, Grasset, 2016.
Philippe Vilain, La Passion d’Orphée, Grasset, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Philippe Vilain ©Grasset / Éditions Grasset.

Prochain billet le 16 juillet.

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Patrick Corneau