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L’Atelier du roman n° 100 Milan Kundera

Patrick Corneau

Voilà vingt-sept ans que la revue L’Atelier du roman existe. Presque trente ans que Lakis Proguidis dépense une formidable et opiniâtre énergie à analyser au plus près l’écriture romanesque que Kundera, puis Gombrowicz, lui ont révélée. Il était donc naturel que ce centième numéro de mars 2020 intitulé « Le printemps du roman » soit entièrement consacré à Milan Kundera, romancier qui, par ses romans et ses essais, a marqué de manière significative l’histoire de son art. Comme le dit Lakis Proguidis en Ouverture de ce numéro : « C’est l’expression d’une profonde reconnaissance, car L’Atelier du roman est le principal bénéficiaire de son enseignement et de ses ouvrages. »

Il est magnifique de pouvoir constater que cette revue est arrivée à susciter et conduire un vrai dialogue esthétique autour de l’art du roman depuis le premier numéro. Et ceci avec une constance, une abnégation exemplaires, traversant les aléas de la publication avec six éditeurs successifs avant de trouver un havre chez Buchet-Chastel depuis 2018. L’Atelier du roman tient bon et même se bonifie, grâce à la confiance des écrivains (Benoît Duteurtre, Morgan Sportès, Philippe Muray, Michel Host, Belinda Cannone, Christophe Ferré, François Taillandier, Richard Millet, Michel Houellebecq, Lydie Salvayre, Emmanuel Carrère, Jean Rolin) et la complicité d’un groupe d’amis et collaborateurs.
Il faut dire que la vie de Lakis Proguidis, son créateur, a quelque chose de romanesque et même de kundérien… Cet ex-ingénieur grec des travaux publics a été totalement bouleversée par la lecture de La Plaisanterie ! Et la littérature. C’est ainsi qu’en exil volontaire en France, après des études en Sorbonne et à l’E.H.E.S.S., il crée en 1993 avec sa femme Doris, de culture française, et quelques proches Yves Hersant, Marek Biencyck, Massimo Rizzante et, bien sûr, Milan Kundera, cette revue de réflexion sur le roman et son rapport au monde. Revue faite avant tout par des romanciers, des praticiens (et non des théoriciens issus de l’université !), elle est venue prendre d’une certaine façon la relève des précédentes et défuntes Roman ou Quai Voltaire.
Revendiquée dès le départ, la démarche de L’Atelier du roman est de contribuer au dialogue esthétique en invitant des interlocuteurs libres et différents – et comme le précise Lakis Proguidis : « dialogue et pas débat, terme qu’on utilise de plus en plus sans se rendre compte de leur différence : dans un débat il y a toujours des gagnants et des perdants ; dans un dialogue, tout le monde gagne. Et quand il s’agit du dialogue mené par des revues littéraires, le grand gagnant, en dernier lieu, est la création littéraire. »

On ne peut mieux définir l’esprit de la revue et peut-être la clé de cette belle persévérance en dépit des bouleversements de l’état du monde, de la montée de l’utilitarisme et celle, corrélative, de l’insignifiance… Car si les conditions changent, cela n’empêche pas la revue de veiller et d’interroger l’imbrication du roman dans les énigmes du monde. Tout cela avec le rire – dont on sait qu’il est génétiquement attaché au roman. D’où, dans chaque livraison, le clin d’œil complice et merveilleusement cocasse des dessins humoristiques de Jacques Sempé pour désarmer toute tentation d’esprit de sérieux. Comme le dit bellement Lakis Proguidis en Diogène moderne : « Nous scrutons le présent. Nous avançons dans le brouillard avec la lanterne du roman. »

On ne saurait dire le prodigieux éclairage qu’apporte la trentaine d’articles de ce numéro d’hommage à Milan Kundera, venant de nombreux horizons géographiques et variant les points de vue. C’est une sorte de kaléidoscope chatoyant qui magnifie l’œuvre bien évidemment, mais surtout actualise ses multiples et fécondes virtualités, son impeccable pertinence hic et nunc, et montre, s’il en était besoin, la place de choix qui lui revient dans notre littérature contemporaine. On n’a pas fini d’entendre bruire notre propre avenir dans l’esprit d’époque génialement mis au jour dans les pages de Milan Kundera…

Même si cela ne remplace pas le plaisir de lecture de la revue, on écoutera avec profit l’entretien sur les ressorts de l’œuvre de ce grand romancier et penseur entre Guy Scarpetta et Lakis Prodiguis lors de l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut du 6 juin.

« La fin de l’histoire », appliquée à l’art me serre le cœur ; cette fin, je ne sais que trop bien l’imaginer car la plus grande partie de la production romanesque d’aujourd’hui est faite de romans hors de l’histoire du roman : confessions romancées, reportages romancés, règlements de comptes romancés, autobiographies romancées, indiscrétions romancées, dénonciations romancées, leçons politiques romancées, agonies du mari romancées, agonies du père romancées, agonies de la mère romancées, déflorations romancées, accouchements romancés, romans ad infinitum, jusqu’à la fin du temps, qui ne disent rien de nouveau, n’ont aucune ambition esthétique, n’apportent aucun changement ni à notre compréhension de l’homme ni à la forme romanesque, se ressemblent l’un l’autre, sont parfaitement consommables le matin, parfaitement jetables le soir.
Selon moi, les grandes œuvres ne peuvent naître que dans l’histoire de leur art et en participant à cette histoire. Ce n’est qu’à l’intérieur de l’histoire que l’on peut saisir ce qui est nouveau et ce qui est répétitif, ce qui est découverte et ce qui est imitation, autrement dit, ce n’est qu’à l’intérieur de l’histoire qu’une œuvre peut exister en tant que valeur que l’on peut discerner et apprécier. Rien ne me semble donc plus affreux pour l’art que la chute en dehors de son histoire, car c’est la chute dans un chaos où les valeurs esthétiques ne sont plus perceptibles.
Milan Kundera, Les Testaments trahis.

L’Atelier du roman N° 100, mars 2020, « Milan Kundera – Le printemps du roman », Éditions Buchet-Chastel. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Milan Kundera ©C. Hélie Gallimard / ©Jacques Sempé / Éditions Buchet-Chastel.

Prochain billet le 12 juillet.

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Patrick Corneau