Patrick Corneau

Récemment j’ai fait une curieuse expérience de déportation hors du temps, d’exfiltration du présent ; j’ai senti que l’époque où je vivais n’était pas la mienne. D’ailleurs je ne sais si c’est moi qui ne me suis plus senti accordé à mon époque ou l’inverse. Comme si un diplodocus se retrouvait dans la ménagerie du Jardin des Plantes ou un soldat de l’An II dans un command-car. Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui, vous renvoie à votre obsolescence : existentiellement, vous avez officiellement dépassé la date de péremption. Votre temps vous lâche comme le navire quitte le quai, et vogue la galère ! Mise au rancart ou chute en ringardise. Les circonstances d’une telle remise à votre étiage époqual comme disait l’ermite de Todtnauberg, au point le plus aigu de conscience historique peuvent être fort variés : lecture de journaux, télévision, conversation saisie dans le métro, à la terrasse d’un café…

Dernièrement, je suis dans une librairie près du Centre Pompidou, rue Rambuteau, deux « djeunes » entrent, un garçon et une fille, bien mis, style études commerciales. Ils déambulent entre les rayons et, visiblement, n’ont pas l’intention d’acheter des livres, ils sont là pour lister les auteurs (à la mode) qu’ils connaissent pour s’éblouir l’un l’autre sur l’étendue de leurs lectures : Untel : « Trop cool ! », Unetelle : « Waouh cooool ! », tel titre : « Ah, hypercool ! »
Le pire dans ce concours d’encéphalogramme plat du jugement critique est que j’en avais entendu une proche réplique dans une librairie très bobo friendly du 20eme arrondissement. La patronne se contrefichant totalement de la présence de clients discutait avec son employé :
J’ai lu le dernier Untel : hyperbien !
– Et Trucmuche ?

Super !
Coolisme extatique de même niveau donc. Cette cool attitude généralisée et les éléments de langage qu’elle suscite m’ont laissé pantois et finalement peu inquiet sur l’avenir de ce secteur que l’on ne cesse de dire « menacé ». La librairie n’est, de fait, pas en danger puisqu’elle s’adapte très souplement aux lectorats qui viennent. Cette même libraire organise d’ailleurs de nombreuses « animations » où l’on trouve plus d’auteurs de romans graphiques, de bandes dessinées et de mangas, d’autrices-blogueuses-influenceuses que d’écrivains avec de « vrais livres »…

Évidemment, le réflexe du diplodocus est se tourner vers l’école et de lui demander des comptes sur la formation de « nos jeunes » comme on aime à dire à l’Éducation nationale. On remarque alors que le problème ou plutôt le sujet est vite noyé dans des formules dont le cynisme est déguisé d’un suave parfum libéré par un euphémisme agréablement accordé à l’air du temps. Ainsi nous susurre-t-on à l’oreille le doux slogan de « L’école de la confiance ». Comme l’a remarqué un sagace observateur* : « Cette formule remplace – ou dépasse – le très paradoxal « école de la réussite » qui a fait son temps. Il faut sans doute comprendre que, la réussite étant désormais offerte à toutes et à tous, l’objectif est atteint. Pour anesthésier ceux dont on a déguisé l’échec en réussite, l’école cajole en même temps les écoliers et leurs parents. La confiance, c’est l’éducation bienveillante mise à la portée des cancres. » S’adonner au savoir et à la réflexion, pour apprendre à penser aux intelligences de nos jeunes (Éducation nationale), de nos ados (Télérama) n’est plus l’objectif affiché, revendiqué de la scholè.
Faut-il s’en émouvoir ? Devons-nous désespérer ? Non car les slogans vont et viennent, au gré des ministres. Mais, il est vrai qu’on descend d’un cran dans l’optimisme vis à vis de notre époque, la confiance, c’est le cas de le dire, est compromise…

Et puis, il arrive que nous rencontrions des frères d’armes, d’autres ébahis mêmement ahuris par un brusque décrochage, décalage temporel. Rendus idiots par effet de réel. Quelques réfractaires voués à explorer le train du monde tel qu’il est, tel qu’il va, avec ses fausses vertus et faux débats, ses guerres justes et ses nombreux « crimes de paix » – je veux parler des contributeurs de L’Atelier du roman, cette belle publication trimestrielle qui peut s’honorer d’être parmi les trois ou quatre authentiques revues de littérature encore lisibles** dans notre beau pays. Elle est dirigée de main de maître par Lakis Proguidis qui en résume la philosophie ainsi : « La multiplication des lectures différentes des grandes œuvres romanesques du présent et du passé, telle que nous essayons de la pratiquer de numéro en numéro, n’a qu’un seul but : prouver l’impossibilité de les réduire en une interprétation conforme aux visées du main-stream ».
La dernière livraison (n° 99) est consacrée à « Colette – Les mille facettes de la séduction ». Pourquoi Colette ? L’éditeur explique : « Pour prendre le contre-pied de la tendance actuelle de mettre en valeur la personne de l’écrivain au détriment de son œuvre. Que la vie de Colette est unique, personne n’en doute. Mais qu’en est-il de l’unicité de sa littérature ? Quinze écrivains essaient de répondre. »
Essais transformés ! Ces textes aimantés par une entraînante passion admirative donnent une furieuse envie de rouvrir la vibrante prose de la grande dame.
Dans ce lieu ouvert et libre où souffle un esprit de résistance, on parle aussi de l’école, du Japon, de la Silicon Valley, de la civilisation festive, de Soljenitsyne, d’Homère, de la Roumanie, du Québec, de la bio-technologie, de Thomas Mann et de Naples. Toujours par le biais du roman. Et toujours accompagné des merveilleuses planches de Sempé et de son rire bienveillant.

Pour revenir à mon thème initial, le sentiment de n’avoir plus de commune mesure avec ce temps-ci, j’en ai trouvé un fraternel et secourable écho avec le texte « Iconoclasme » de Yannick Roy, subtil essayiste québécois figurant au sommaire de la revue, dont je donne l’extrait suivant :
« Je n’aurais pas dû lire cet article, paru dans un grand quotidien de chez nous, et surtout pas le matin. Il m’a tout de suite donné envie de retourner me coucher, et même si j’ai finalement tenu le coup, ma journée en a été gâchée : je l’ai traversée dans l’accablement, l’agitation et l’inquiétude. Le titre avait déjà suscité ma méfiance : « Don Quichotte remonte sur les planches ». Je me doutais bien qu’il allait être question non pas de Don Quichotte, mais de L’Homme de la Manche, cette célèbre comédie musicale, créée à Broadway, puis traduite en français par Jacques Brel. Chaque fois que j’y pense, je revois le pauvre chanteur qui s’époumone en réclamant son « inaccessible étoile », que j’aimerais tant pouvoir lui donner pour que cessent ses grimaces et ses beuglements. Mais ce n’est pas cette image qui m’a décontenancé ce matin-là. On expliquait dans l’article, tenez-vous bien, que l’œuvre en question était « inspirée du roman de chevalerie Don Quichotte de l’auteur espagnol Miguel de Cervantès, dont la première version a été publiée en 1605 ». Un peu plus loin, on précisait que don Quichotte était un « un personnage fictif originaire de la Manche ». Vous comprenez mon trouble. Ce n’est pas qu’il y ait là quoi que ce soit d’inexact sur le plan factuel, si ce n’est qu’on semble croire que Don Quichotte était un roman de chevalerie, ce qui après tout n’est pas faux, et que sa première partie, parue en 1605, en était une première « version », ce qui est plus gênant. Mais passons : le problème, évidemment, est ailleurs. Si la journaliste à qui l’on doit cet article juge nécessaire de donner ces indications sommaires sur Cervantès et son héros, c’est-à-dire de nous les présenter, c’est qu’elle les tient l’un et l’autre pour d’illustres inconnus. On peut se rassurer, bien entendu, en accusant simplement son inculture, et en évitant d’en tirer une conclusion générale. Cela semble raisonnable, et pourtant je ne puis réprimer le sentiment que cette inculture est un symptôme. C’est ainsi, du moins, que je l’ai perçue. Qu’on parle en ces termes, le plus naturellement du monde, sans la moindre gêne, d’un auteur de cette envergure, qui trône au sommet de la littérature européenne (avec notamment un certain poète italien appelé Dante et un dramaturge anglais du nom de Shakespeare), voilà qui m’a semblé marquer, et qui en tout cas m’a fait ressentir de la manière la plus concrète qui soit, l’avènement d’un monde où la littérature, ayant perdu tout prestige, se défait, s’évapore, n’existe plus.
J’ai pensé aux premières pages de L’Immortalité, et plus précisément à cette scène énigmatique et belle imaginée par Agnès : elle et son mari Paul reçoivent la visite d’un homme « étrangement aimable », avec qui ils feuillettent un album de famille. En lui montrant une photo où l’on peut voir Agnès et sa fille Brigitte devant la tour Eiffel, ils se rendent compte que leur visiteur n’a jamais vu la tour Eiffel. « Voilà donc cette fameuse tour ! » s’exclame-t-il. Cet homme vient d’un autre monde où la tour Eiffel n’existe pas. Ce monde est peut-être comme le nôtre : aussi imparfait, aussi contingent, aussi complexe que le nôtre. Il se peut qu’il ne se distingue du nôtre que sur ce détail de la tour Eiffel, et lui soit, pour le reste, en tous points semblable. Il n’en conserve pas moins le prestige étrange de l’altérité, et n’en contient pas moins la promesse étrange d’une autre vie, d’une échappée, d’une dérobade. C’est en tout cas le sens que semble prendre la scène pour Agnès, qui se sent curieusement proche, presque complice, du mystérieux visiteur.
Naturellement, la lecture de l’article dont j’ai parlé m’a laissé dans un tout autre état d’esprit. Un monde sans Cervantès ni don Quichotte est infiniment plus inquiétant qu’un monde sans tour Eiffel. Un monde sans tour Eiffel est une variante spéculative et amusante du nôtre. Un monde sans don Quichotte est un désert spirituel oppressant. C’est pourquoi j’ai senti, en lisant dans le journal ces quelques lignes innocentes et terribles, le sol se dérober sous mes pieds.
Le sol : un monde habité par des personnages. »

A la fin de son texte, Yannick Roy ajoute cette remarque qui pourrait servir de conclusion (provisoire) à cette chronique : « Le sujet libéral moderne n’aime pas les personnages. Il est farci d’abstractions et de sentiments. Quand il cherche à établir sa conduite, à comprendre le monde, à se définir, il s’en remet à des principes, à des idées, à des intuitions plutôt qu’à des figures littéraires. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas, comme vous et moi, habité par des personnages : mais il ne le sait pas, et surtout il ne veut pas le savoir. » D’où je tire l’enseignement suivant : lisez L’Atelier du roman vous aurez l’heur d’apprendre ce que personne ne veut savoir…

* Didier Castelan, « De l’école – Sur Nos jeunes, d’Alexandre Soljénitsyne »,  L’Atelier du roman n° 99.
** Depuis la disparition de Conférence, de Fario, de Théodore Balmoral restent Europe, En attendant Nadeau, et, avec des hauts et des bas La Revue Littéraire, La Nouvelle Quinzaine Littéraire.

L’Atelier du Roman n° 99, « Colette – Les mille facettes de la séduction », Éditions Buchet-Chastel. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Dessin de Sempé / L’Atelier du Roman.

Prochain billet le 23 mars.

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Patrick Corneau