Ce livre que m’avait annoncé l’attachée de presse des éditions de Fallois, je l’attendais avec impatience car je connaissais l’existence de cette amitié entre Albert Cohen et Marcel Pagnol, ces deux monstres sacrés mais j’étais curieux d’en apprendre plus. J’ai donc dévoré en une journée ce récit écrit avec allant et un sérieux qui n’est ni académique ou universitaire, ni platement journalistique. Dane Cuypers a, peut-être par mimétisme (bien compris) avec ses protagonistes, trouvé un ton de ferveur communicative qui mérite bien plus que le mot « allégresse » que lui a accordé chichement Bernard Pivot dans sa chronique du JDD où le nom de la journaliste n’est cité que deux fois au milieu d’un étalage wikiteux d’histoire littéraire et, à l’image de cette célébrité télévisuelle, plein d’autosatisfaction… Passons.
En vérité, le travail d’enquête de Dane Cuypers mérite toute notre admiration car un pareil livre avait tout de la mission impossible. Pour deux raisons. Une amitié, qu’elle soit littéraire ou pas, parce qu’elle relève des choses du cœur, qu’elle est instamment et puissamment privée ne se raconte pas, ne prête pas à commentaires ni bavardages. Et puis, si traces il y a (en général dans le cadre d’une correspondance), ici elles sont maigres : Albert Cohen a exigé la destruction de ses archives après sa disparition, et du côté de Marcel Pagnol les documents sont minces : quelques témoignages dans des lettres éparses ou allusions dans des écrits – ceci en raison des circonstances liées à sa vie (éloignement, travail prenant) et à sa personnalité un peu fantasque. D’où la nécessité d’entrer patiemment, longuement dans les œuvres et de convoquer les témoins, les disparus et les (rares) vivants, puis les documents d’époque, l’histoire et le génie d’un lieu d’exception : Marseille, jadis porte de l’orient et du sud. Toutes choses merveilleusement accomplies par Dane Cuypers (quitte à transporter ses pénates en terre marseillaise…).
Deux personnalités, deux écritures si différentes. Albert Cohen le solitaire, l’écorché, à la fois sauvage et raffiné, misanthrope et si sensible, « le roi Mystère, l’insaisissable derrière la fumée de sa cigarette » – Marcel Pagnol le rayonnant, le meneur d’hommes, « main de fer et gant de velours », autorité et séduction, la tendresse et le goût des autres. Cohen, les mots de la démesure, les folies de Belle du Seigneur, l’épopée des Juifs ; Pagnol le classique, le populaire, les collines de la belle Manon et du petit Lili, la vie des « vrais gens ».
Cette amitié entre deux hommes si différents, si proches – ils sont nés la même année en 1895 – a été baignée dans la lumière, celle, native, de Corfou pour Cohen, celle de la Provence pour Pagnol ; deux Méditerranéens qui adulent l’un et l’autre leur mère et qui aiment férocement la vie, entre autres les femmes, Ô combien ! Oui, une amitié solaire qui grandit sur les bancs du lycée à Marseille et dans leur quartier La Plaine. Devenus adultes, ils se voient peu (Cohen s’installe à Genève, Pagnol va et vient entre Paris et le midi), mais s’écrivent, s’épaulent, s’encouragent, tendres, moqueurs aussi, jusqu’à la fin de leur vie. Une amitié sous le signe de l’enfance. Sans envie, sans rancœur, sans stratégie. Exemplaire.
Le grand intérêt du livre, au-delà de l’histoire de cette amitié discrète, est d’offrir au lecteur une sorte de double biographie, de portraits croisés. Belle opportunité pour découvrir tout ce qu’on n’a pas encore lu, selon le cas, de Pagnol ou de Cohen, ou de plonger, accroché par les nombreuses citations, dans des univers romanesques passionnants voire envoûtants. Autre réussite : « sortir Pagnol de la pagnolade », du régionalisme où il est souvent cantonné. Restituer sous le prisme de son amitié avec Cohen, l’auteur difficilement reconnu par l’intelligentsia parisienne qui a dû attendre d’avoir plus de 70 ans pour obtenir l’immense succès littéraire que l’on sait avec la quadrilogie de ses Souvenirs d’enfance. Et parallèlement sortir Cohen de son aura tragique. Même si certaine terrible scène d’antisémitisme vécue par le petit Albert à Marseille est fondatrice de l’œuvre, déterminant un judaïsme prégnant dans les textes, voire même militant dans la vie du grand fonctionnaire international qu’il fut, sensible au sort des réfugiés et des apatrides. Ce qui n’empêche pas Dane Cuypers de pointer le drôlissime parler marseillais de Cohen évoqué dans Carnets 1978 qui vaut bien celui de l’auteur de Marius.
Enfin, puisque « nous sommes les enfants d’un paysage » le livre ressuscite avec bonheur l’âge d’or de Marseille : les luxueux hôtels, les cafés baroques sur la Canebière où se croisent carrioles, charrettes, fiacres, premières automobiles, sans oublier surtout le tram (on circule sur 93 lignes et 175 kilomètres de voies). Sans le lustre truculent de cette ville, son charme indéniable, on ne peut comprendre l’ascendant qu’elle exerça sur les deux amis et la place qu’elle occupe comme source d’écriture, physiquement si l’on peut dire chez Pagnol, plutôt symboliquement chez Cohen où elle est « la ville de la mère, la ville de l’antisémitisme et la ville de l’ami » comme dit un commentateur.
Il y a tout de même dans cette affaire un mystère qui concerne la réception des œuvres, leurs destins si dissemblables face à la postérité : Albert est dans la bibliothèque de la Pléiade, Marcel ne le sera jamais alors qu’il est l’auteur le plus lu après Victor Hugo. Dane Cuypers aborde ce point délicat de la différence dans la reconnaissance publique en citant les hypothèses de quelques défenseurs ayant eu le courage (si ce n’est l’affront !) de tenter une explication : « Auteur préféré des Français, traducteur de Virgile, il (Pagnol) continue à n’être que le bon (très bon, on le lui concède) auteur populaire, celui de la Trilogie, le roi de la galéjade, qui fait rire, qui émeut assurément, mais pas au point de susciter l’adoubement de l’intelligentsia littéraire. La réception de Pagnol est devenue folkloriste, s’énerve l’essayiste Thierry Fabre, créateur des Rencontres d’Averroès, c’est la construction du mépris. L’universitaire Marion Brun, elle, a consacré sa thèse en 2017 à Marcel Pagnol, un illustre méconnu, une étude inédite sur un auteur négligé par l’Université et la recherche, affirme-t-elle. Trop de succès, trop de cordes à son arc, trop de charme et de faconde et avec ça quand il se tourne vers le cinéma, car il a l’intelligence d’en comprendre tout de suite les enjeux, c’est en conquérant. Il entend être libre, s’efforce de maîtriser toute la chaîne et il y parvient : terrains, décors, producteurs, tout lui appartient, il invente un procédé couleur, il se distribue lui-même, il va jusqu’à acheter des salles de cinéma. « De la graine jusqu’au pamplemousse dans ton saladier : c’est insupportable… Comment veux-tu qu’il ne soit pas méprisé ! » abonde Serge Scotto, le scénariste des BD Pagnol. »
Je me souviens d’un bel article* de Frédéric Verger dans La Revue des Deux Mondes qui montrait qu’à vouloir le défendre par l’universalité de son propos, on trahissait le message véritable de Pagnol : « Pagnol n’est pas Dante, ni une sorte de Gandhi radical-socialiste. On le rétrécit en voulant l’élargir. Pagnol n’a qu’une matière, un seul sujet, et c’est parce qu’il y a ramené toute la matière de la vie qu’il a fait preuve de génie. Ce sujet, bien sûr, c’est la parole. S’il a une vision de la vie, c’est celle d’un affrontement sans fin pour convaincre, écraser, émouvoir l’autre par la parole. L’amour est chez lui un accident de la rhétorique : le parleur s’émeut de ses propres mots et l’amour naît de cette émotion. S’il existe des amoureux muets, ce sont ceux qui, craignant que l’objet de leur amour soit indigne de leurs discours, préfèrent se parler à eux-mêmes. (…) Égoïstes inconscients et somptueux, ils passent leur temps à essayer d’imposer au monde leur vérité, et la jouissance particulière qu’on tire de ses films vient de l’admiration que suscitent la ruse et la puissance d’émotion par lesquelles chacun d’eux tour à tour parvient à nous persuader que c’est lui qui dit le vrai. C’est là à proprement dit la jouissance athénienne, celle du tribunal, de la politique, de la partie de cartes socratique. »
Je partage volontiers cette analyse qui fait la part belle à la langue et au pacte de parole qui, chez Pagnol, nourrit la vérité, l’authenticité, l’épaisseur des personnages et leurs interactions alors que la plupart des commentaires pataugent dans la psychologie des sentiments.
Comme avec le beau livre de Dane Cuypers, nous voici invités à lire ou relire Marcel Pagnol et, bien sûr, Albert Cohen. Deux grands artistes de la vie ordinaire (où peuvent survenir des « tragédies microcosmiques» comme dit Serge Scotto) dans laquelle ils n’ont pas vu prétexte à documentaire misérabiliste ou prophétie sociologique, mais la matière de l’essentiel : la solitude, la force de l’amour, le sel de l’amitié, le temps qui passe…
* « Hrabal et Pagnol, artistes de la vie ordinaire », La Revue des Deux Mondes, juillet 2011.
Albert Cohen – Marcel Pagnol, une amitié solaire de Dane Cuypers, préface de Thierry Fabre, Éditions de Fallois, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : photographie origine inconnue / photographie de Maseille, le Vieux Port, 1899 / Éditions de Fallois.
Prochain billet le 24 juillet.