Patrick Corneau

Loin de moi de vouloir afficher comme quelques cuistres internetisés, facebookés, les hautes, édifiantes et spirituelles lectures qui accompagnent leurs vacances ici ou là. Je les soupçonne de glisser dans leur sac de plage quelque petit roman « feel good », lu en catimini sous un parasol pour les reposer de ce que leur surmoi intellectuel les contraint à avaler…
Passons. Un livre “en souffrance” depuis des mois sur une pile réservée m’a fait signe dernièrement : L’Amour des Maytree d’Annie Dillard. J’avais lu avec enthousiasme ses “essais romancés” disponibles en français chez Bourgois sauf ce texte, son magnifique deuxième roman (2007). Je viens de le terminer, confirmant – s’il en est besoin – la supériorité du roman comme manière inégalable de penser l’existence. Ce que le regretté Milan Kundera n’a cessé d’affirmer et a magistralement démontré : « Le roman connaît l’inconscient avant Freud, la lutte des classes avant Marx, il pratique la phénoménologie (la recherche de l’essence des situations humaines) avant les phénoménologues. » 
L’Amour des Maytree est l’histoire d’un couple qui vit à Cap Cod dans le Massachusetts. Toby Maytree et Lou Bigelow s’aiment, se marient, ont un fils : Ti’Pol. Quelques années après la naissance de l’enfant, Toby part s’installer dans l’État du Maine, avec Deary, une femme qui menait la vie de bohème comme beaucoup, dans cette communauté d’artistes établis dans le cap. Mais tous deux reviendront mourir dans cet endroit à la magie duquel, lorsqu’on y est né, on ne peut échapper. Amour, désamour, mariage, procréation, séparation, retrouvailles étranges, mort. Toute la banalité de la vie de famille donc. 
Mais beaucoup plus que cela : ces vies se déroulent au bord de l’Océan Atlantique qui imprègne, façonne, rythme le quotidien des existences : « Chacune de leurs respirations venait d’une bouffée d’air marin en train de faire, à cet instant, la traversée d’un bras de mer à l’autre. Leur langue de sable n’était qu’une grève dénudée entre deux immensités, l’une comme l’autre adonnées aux effets spéciaux. (…) Deux fois par jour, derrière leur maison, la marée montait à l’abordage du sable. Quatre fois par an, les saisons basculaient l’une dans l’autre. Les clams aussi vivaient ainsi – sauf qu’ils lisaient moins de livres que les Maytree. » D’année en année, c’est cette présence océanique, ce grand souffle cosmique obéissant à de vastes cycles d’évolution et de dissolution qui leur a appris à vivre, les a conduit à accepter les blessures de la vie et surmonter le ressentiment qui s’ensuit, à se libérer surtout de l’instinct de possession, à comprendre que « l’amour longue durée est un acte de volonté. Un jeu pour gentleman. » 
Le regard aigu sur le monde d’Annie Dillard, mêlant lucidité, tendresse, intelligence, férocité et humour, fait de l’histoire de ce mariage à la fois exceptionnelle et universelle, minuscule et monumentale, une œuvre profonde comme la mer qui nous emmène bien au-delà dans la connaissance du drame sans fin des affaires humaines que ne le peuvent la philosophie, la phénoménologie, la psychanalyse…

Redécouvert dans ma bibliothèque, caché entre deux volumes par son extrême minceur, une petite plaquette éditée par les éditions Unes en 2018 reprenant posthumément deux courts textes de Henri Michaux : “Coups d’arrêt suivi d’Ineffable vide”.
Les dernières lignes de Coups d’arrêt (1974) sont saisissantes du pessimisme un rien misanthrope de ce grand négateur :
Plus de refuges.
L’Espèce à l’activité démesurée, l’espèce à la croissance démesurée aura tout occupé.

Étouffant, là où l’on entre, étouffant quoiqu’ouvert à tous les vents.

Présence. Hominienne omniprésence. Ses bruits, carnivores des nerfs.
À des milliers de lieues de distance leurs voix encore arrivent, retentissantes, accablantes, en tout lieu résonnantes pénétrant à l’intérieur des chambres les plus cachées.

Se retirer. Où ? Et qui le pourrait ? D’un continent on s’évade. De l’espèce, non.

L’homme sur tous se rabat. L’hominité.
Le solitaire même en sa retraite, tourné en soi, réfléchissant, lui aussi il bêche le Monde avec des hommes.
Comment ferait-il autrement ?
[la photographie, bien sûr, est un commentaire personnel…]

L’hominité est-elle compatible avec une forme de bonheur ? 
C’est la question que pose John Cooper Powys dans un court essai L’art de résister au malheur. Philosophe, romancier et poète d’origine galloise, John Cooper Powys fut également un critique littéraire à la ferveur communicative – pratiquant ce qu’il appelait “l’analyse dithyrambique” – et aux dires de ses contemporains un conférencier prodigieux. The Art of happines, publié aux États-Unis en 1935 fut traduit en français et publié à L’âge d’homme sous le titre l’Art du bonheur. Or, un autre essai de Powys portant le même titre avait été publié également aux États-Unis treize ans plus tôt, en 1923 et jamais traduit en français. C’est ce texte que reprennent les Éditions de la Baconnière dans une traduction due à Judith Coppel. L’art de résister au malheur constitue d’une certaine manière un bréviaire du scepticisme mâtiné de paganisme powysien. C’est à ce titre une excellente introduction à la pensée hautement originale de cet auteur. 
A-t-on le droit d’être heureux alors qu’il existe tant de souffrances dans le monde ? Est-il possible d’être heureux alors que les dogmes de toutes sortes – religions et sciences confondues – imposent plus que jamais leurs « vérités » au détriment de nos illusions personnelles ? Y a-t-il une place pour des instants de bonheur à l’heure où la compétition pour la sacro-sainte réussite sociale se fait de plus en plus sévère ?
C’est à toutes ces questions que tente de répondre John Cowper Powys. Alliant une profondeur de vue philosophique à des conseils pragmatiques, John Cowper Powys ne craint pas de s’opposer radicalement à bien des idées reçues qui font le lit du malheur, telle le diktat de « faire face à la réalité » où il décèle un puritanisme masqué, tel le « sentiment compassionnel », volontiers culpabilisant, si largement exploité à notre époque par le consensus médiatique. À l’encontre des idéologies, des systèmes philosophiques (idéalisme versus matérialisme), il prône un scepticisme salvateur, encourage le développement de notre intime « illusion vitale » et l’attention à ces instants magiques où certaines circonstances particulières de notre vie se mêlent à des réminiscences de notre passé pour en révéler la poésie.
Ce texte s’adresse avant tout aux êtres fragiles et sensibles, aux inadaptés, aux “antisociaux”, ceux que les battants et les puissants de ce monde méprisent. Face à la ruine qui menace leurs instants de bonheur, Powys leur souffle qu’il n’y a qu’une seule échappatoire, celle qu’ils ont dû utiliser encore et encore dans d’autres difficultés psychologiques ou existentielles et que préconisa Henri Laborit dans les années soixante-dix : prendre la fuite ! C’est là tout le secret, le grand, libérateur, sage, éternel secret pour réagir à la « coalition des puissances hostiles ».
Il faut reconnaître que le ton un tantinet lyrique, vibrant, de cette célébration d’une “philosophie de la vie” nous rendent sensibles les étapes qui nous ont éloigné ou plus exactement distancié – scepticisme aidant – de cette manière d’écrire.
Ceci dit, cet essai, sorte de guide de résistance aux forces coalisées contre le bonheur de tout un chacun, est une lecture hautement “édifiante” et puissamment salutaire mais pas au sens où les habituels donneurs de leçons l’entendent…

L’Amour des Maytree d’Annie Dillard, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Yves Pétillon et originellement publié en grand format chez Bourgois en 2008, ce roman a été réédité en 2017 dans la collection de poche “Titres” (8€).
Coups d’arrêt, suivi de Ineffable vide de Henri Michaud, Éditions Une, 2018 (10€).
L’art de résister au malheur de John Cowper Powys, préface de Denis Grozdanovitch, traduction de l’anglais (États-Unis) et postface de Judith Coppel, Éditions de La Baconnière, 2022 (14€). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) illustration provenant d’internet – dans le billet : photographie de Bondi Beach en Australie / Éditions Bourgois – Éditions Une – Éditions de La Baconnière.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau