Patrick Corneau

Être adhérent d’une médiathèque offre parfois la surprise d’expérimenter des services auxquels on n’aurait pas pensé. Ainsi ai-je découvert la possibilité offerte par les bibliothèques municipales de la ville de Paris de pouvoir visionner en ligne – en streaming ou téléchargement – des films documentaires sur une tablette ou un ordinateur personnel. Cela, bien sûr, en qualité numérique. Ma passion pour le Japon aidant, j’ai découvert lors d’un après-midi pluvieux un film qui me poursuit depuis des semaines, véritable choc qui va bien au-delà du plaisir esthétique et dont j’aimerais vous faire part.



Akeji, le souffle de la montagne de Mélanie Schaan et Corentin Leconte nous immerge au cœur de l’environnement et de la philosophie d’Akeji et Asako Sumiyoshi, un couple vivant depuis cinquante ans dans un ermitage décrépit niché parmi les arbres au cœur de la vallée d’Himuro, au nord de Kyoto. Leur quotidien frugal est fait de prières, de préparation du thé, mais aussi de cueillette et de fabrication de pigments. Car pour la première fois, maître Akeji, vénérable artiste peintre japonais, a autorisé des cinéastes à filmer son mode de vie, guidé par le shintoïsme, et son processus créatif, inspiré par la tradition de la calligraphie. La caméra suit la récolte des fleurs et des mues de cigales qui colorent ses toiles, ses coups de pinceau, puis l’exposition de ses œuvres aux éléments naturels, souffle du vent ou ruissellement de l’eau.
On est subjugué par la beauté des images de ce film extrêmement contemplatif qui fait appel aux sens, rythmé par les éléments – l’eau, le feu, la terre et le vent –, et par le passage des saisons et le temps, thèmes fondamentaux de la pensée japonaise. Discrètement souligné par une bande-son organique (sans aucun commentaire) qui associe bruits de la nature et musiques traditionnelles, le montage révèle subtilement un parallélisme étonnant entre motifs de la nature et mouvements peints par Akeji. Cette fabuleuse immersion dans le monde d’un artiste en totale fusion avec la nature souligne poétiquement le cycle de la vie et nous amène à questionner nos modes de vie hors-sol, les renoncements par lesquels nous nous sommes coupés d’une relation vitale, nourricière à la terre-mère et concomitamment au temps.
« Le temps semble exister mais il n’existe pas » nous dit Akeji. Descendant d’une lignée de samouraïs, le maître a été initié à la voie du thé, du sabre et de la calligraphie, disciplines qui lui permettent de restituer le caractère sacré et impermanent de l’univers. Dans cet ermitage au toit d’herbe, parmi les animaux et les esprits de la nature, la vie s’écoule dans un espace-temps à la fois unique et illimité, rythmé par les changements de saisons : au Japon nos “quatre” saisons se divisent traditionnellement en 24 périodes (sekki) et en 72 “micro-saisons” (). Mais aussi la prière, les rituels, celui du chadō (l’art de la cérémonie du thé) ou le bain (même sous des trombes d’eau, Akeji se plonge chaque soir dans sa baignoire : une marmite en fonte bordant sa cabane, accrochée aux flancs du mont Kuramayama. Le savon dans une main, le parapluie dans l’autre). Ce lieu peut représenter symboliquement la pensée shintoïste, dans laquelle il n’y a pas de fin, mais un éternel recommencement. La tradition japonaise, volontiers animiste, considère que les esprits (yokais) et les dieux (kamis) habitent la nature. Ce phénomène devient presque perceptible puisque pour Akeji Sumiyoshi, rivières, fleurs et feuilles paraissent vibrer en harmonie. L’une des expositions d’Akeji à Tokyo s’intitulait Mono no ke, que l’on peut traduire par “l’esprit des choses” (qui a inspiré Hayao Miyazaki, grand maître du cinéma d’animation, pour notamment son Princesse Mononoké en 1997). Dans un entretien, Akeji explique qu’à l’origine « les écrits n’étaient pas destinés à la lecture mais plus comme des signes magiques. En poussant dans cette direction les écritures concrètes usuelles n’ont plus de sens. Elles sont de ce point de vue abstraites et illisibles. Mon travail se situe dans cette perspective, ma calligraphie est une tentative de faire revivre ces écritures oubliées. Je calligraphie leur sens aujourd’hui perdu. Les mots et les langages changent et disparaissent au gré des époques. Il est parfois nécessaire de les ressusciter. (…) J’utilise des mots qui ne sont plus utilisés à dessein, notre époque en a besoin. Même si leur sens n’est plus compris, il est important qu’on les ressente, qu’on les contemple. Il n’est même pas nécessaire de les lire. Lorsque je m’apprête à calligraphier, je manipule le papier avant de l’utiliser, pour lui faire faire du bruit afin que mon âme y pénètre. Je le vénère et le traite comme s’il était un sabre. La Voie de l’encre et la Voie du sabre nécessitent toutes deux un mouvement perpétuel d’aller vers l’Infini et de retour au Centre. »
La peinture d’Akeji est ultramoderne ET intrinsèquement archaïque, elle repousse tous les codes de la calligraphie guidée qu’elle est par le sens de l’anji : la suggestivité qui catalyse les émotions et stimule l’imagination. Elle reste assez méconnue car le maître n’a jamais cherché la renommée. Il est toutefois très estimé par un petit cercle de collectionneurs privés qui s’arrachent ses toiles. Parmi eux, il y eut le psychanalyste Jacques Lacan (qui s’est même rendu dans l’ermitage), ou encore la famille Matisse.

Grâce à Akeji, le souffle de la montagne on peut donc contempler une figure japonaise archétypale devenue rare et précieuse dans notre post-modernité où l’homme a cessé de percevoir la présence naturelle et cosmique, gigantesque amputation et dénudation d’où résultent comme l’a dénoncé Henri Raynal « affaiblissement de la vitalité créatrice, exténuation des valeurs, désarroi, errance, règne du saccage et de la dérision, confusion ». Moment privilégié car comme nous l’avons dit, le maître ouvre sa porte à la présence d’une caméra pour la première fois. Quatre tournages d’un mois sur une année ont été nécessaires aux réalisateurs pour parvenir à filmer la pratique d’Akeji, que personne n’avait jamais vu peindre, pas même sa femme Asako ! Les cinéastes restituent son geste pour la postérité grâce au lien de confiance tissé avec le couple, dont ils accompagnent aussi les vieux jours et le doux déclin. Car cette bulle hors du temps se fissure. Asako, de plus en plus fatiguée, est hospitalisée à la suite d’une chute et Akeji multiplie les allers-retours en ville ; suivra à l’automne, le dernier voyage d’Asako sur sa terre natale, à Izumo ainsi qu’à Izumo-taisha, le plus ancien sanctuaire shintō du pays…. Tous deux sont décédés en 2018, trois ans après la fin du tournage, et leur disparition rend cet unique témoignage filmé d’autant plus émouvant : sans le savoir, les deux réalisateurs ont capté les derniers instants d’un monde, avec des instants rares comme l’a confié la réalisatrice : « Chaque fois qu’Akeji a prié devant nous, le vent s’est levé. Nous avons abandonné l’idée d’essayer d’y trouver des explications cartésiennes… » Si le vieux maître capturait la vie et le souffle des esprits dans ses toiles, Mélanie Schaan et Corentin Leconte ont eux gravé l’âme du couple dans cet hommage éminemment sensible et poétique.
On peut voir ce film en “touriste”, autrement dit comme une agréable diversion, un moment de beauté sereine, une curiosité exotique à saisir le temps d’une visite. On peut aussi le voir du point de vue de la perte, comme le sévère constat d’un différentiel abyssal entre une vie “reliée” dans les bois, rude, au plus près de l’élémentaire et une existence “hyperconnectée” dans un confortable cocon urbain pourvu de toutes les facilités et artifices de la civilisation. De cet écart funeste émane une très douce mélancolie dans laquelle on peut se complaire mais qui peut aussi conduire à renouer avec la merveille et l’énigme dont nous sommes parties prenantes.

Biographie d’Akeji Sumiyoshi.

Vidéo de présentation réalisée par Télérama (qui chichement n’accorde que deux “T”).

Akeji, le souffle de la montagne, documentaire de Mélanie Schaan et Corentin Leconte, production MILLE ET UNE FILMS / Gilles Padovani, durée : 72mn. Disponible en DVD (15€) sur le site du producteur.

Illustrations : (en médaillon) photographie d’Akeji Sumiyoshi provenant du film – dans le billet : photographies extraites du film © MILLE ET UNE FILMS.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau