Patrick Corneau

Patrick aime assezTout passe, même l’été, la saison qui s’écrit au passé.

Précédemment parues il y a dix ans aux éditions de la Différence, voici rééditées par les éditions Les Belles Lettres en semi-poche les deux volumes des proses de Fernando Pessoa publiées par lui-même de son vivant. Le volume I, Chronique de la vie qui passe, rassemble les 35 premiers textes en prose publiés de 1912 à 1922 par Fernando Pessoa (dont Le Marin, ou encore Le Banquier anarchiste) accompagnés d’une introduction et d’une chronologie par José Blanco, et se refermant sur des notes contextualisant chaque texte. Le volume II, Comment les autres nous voient, contient les textes 36 à 77 (dont Le “Duce” Mussolini est un fou, ou encore L’Interrègne. Défense et justification de la Dictature Militaire au Portugal), également accompagnés de notes en fin de volume et d’un index des noms cités.
Comme l’écrit à juste titre l’éditeur dans un avertissement, ces deux volumes sont “indivisibles”. Mais dans ce cas là, pourquoi les avoir divisés en deux volumes ? Presque la moitié de ce premier volume est occupée par une préface et une chronologie dite “sélective” de pas moins de 56 pages. Une chronologie plus succincte n’aurait rien ôté à la compréhension. On ouvre ce volume avec soixante dix pages dont l’intérêt est limité, alors que deux ou trois pages auraient amplement suffi – cela aurait certainement permis de réunir les deux volumes en un seul, quitte à supprimer une préface de José Blanco certes très complète et éclairante sur les opinions si nébuleuses de Pessoa, mais passant sous silence ce qui au fond fait son originalité.
Donc, dans ce premier volume artificiellement scindé, on retrouve quelques critiques littéraires de Pessoa ; critiques de livres que la plupart des lecteurs ne connaîtront probablement pas. Mais peu importe, car l’intérêt porte sur l’écriture même de Pessoa. Ses critiques sont souvent acerbes, il sait trouver les phrases cinglantes qui provoquent le rire ou le sourire, corollaire de ce qu’il appelle “le mépris” ou “l’intérêt futile”. La chronique de la vie qui passe, en elle-même, provient d’une série d’articles politiques tenus dans un journal de Lisbonne par Pessoa. Et c’est bien la politique qui après la littérature est le second grand thème des textes réunis dans cet ouvrage. D’ailleurs les deux se mêlent parfois. On commence à entrevoir là tout ce que Pessoa a de passionnant. Car si on ne fait que lire ses opinions sur la vie politique, d’un article à l’autre, on reste quelque peu dubitatif. La rigueur est bien là, apparente, tout semble logique, il y a un fil conducteur indéniable et pourtant cette logique ne résout pas les contradictions. Simplement, que dire des opinions politiques de Pessoa ? À part son fervent patriotisme (qui serait par ailleurs discutable, car essentiellement attaché à la langue maternelle, alors que Pessoa s’en est si souvent détaché au profit de l’Anglais et même du Français), on ne peut rien conclure avec certitude. Il y a une certaine évolution, mais constante dans le vague, chez cet homme qui a presque érigé la contradiction en principe. Pourtant, sa rigueur logique est implacable dans l’opposition systématique à tous les systèmes… Anticommuniste, antimonarchiste, anticatholique, antirépublicain, antidémocrate, anti-anarchiste, antilibéral, il est tout ça et avec la plus sincère passion. On pourrait essayer d’en induire qu’il est une sorte de républicain conservateur, d’une république qui reste encore à inventer – et ce serait certainement la vision la plus juste. Il reste que Pessoa semblait, dès ses premières années d’activité littéraire, très intéressé par l’analyse sociologique. Mais là encore, ce grand constructeur de “-ismes”, passe son temps à les détruire insidieusement.
De chronique en chronique, la virtuosité dialectique de Pessoa s’affine. Elle est éblouissante dans “Chronique de la vie qui passe… [4]” (“Crónica da vida que passa… [4]”), publiée dans O Jornal, n° 12 du 15 avril 1915.
Dans un paradoxe développé en sept paragraphes, inspiré par un épisode de la guerre qui faisait alors rage en Europe, il conclut que si l’on fusille un traître, il faudrait aussi fusiller les hommes d’État qui ont engagé leur pays dans une guerre dont ils ne sortent pas vainqueurs. On ne peut manquer lisant cette chronique sur la traîtrise, de faire quelques rapprochements intempestifs mais éclairants avec la Russie de Poutine* où l’on possède l’art d’éliminer un « homme talentueux » qui a commis de “graves erreurs”…
« En Russie – contrairement à ce qu’on a dit -, les persécutons politiques continuent. On vient de pendre, pour trahison, le colonel russe Miasoyedoff. Il a été prouvé, en effet, qu’il était un traître. Il était vendu aux Allemands, à qui il communiquait des plans militaires… Alors, en quoi est-ce donc une persécution politique ?
Ne nous laissons pas influencer, sinon par la vérité. Voyons ce qu’est une trahison.
Un traître est simplement un individualiste. Loin d’être un acte condamnable, la trahison n’est qu’une opinion politique – philosophique même, comme le sont au fond toutes les opinions politiques.
La guerre est une substitution, dans la morale et dans l’action, du critère d’expansion au critère d’inhibition. Toute vie sociale est normalement régie par des principes qui ont pour base l’inhibition des instincts, pour éviter qu’ils ne nuisent aux autres. En guerre, C’est le contraire qui se passe. Là, les instincts sont systématiquement déchaînés. Le fond humain de violence et de combativité se fait jour. Une solution animale aux problèmes devient légitime. Seuls règnent l’égoïsme absolu, la lutte acharnée pour la vie. Il ne s’agit plus que de nuire aux autres.
Or un traître est quelqu’un qui, pour de l’argent ou dans tout autre intérêt personnel, met en jeu les intérêts de sa patrie.
Autrement dit, il obéit à un critère égoïste, il obéit à l’instinct de lucre, à l’intérêt personnel. Ce qui revient à faire appel exactement à la même morale que celle de la guerre.
La différence tient au fait qu’il interprète cette morale dans un sens individualiste, alors qu’elle est communément prise dans un sens solidariste. C’est une question de politique ou de philosophie. Or on ne doit pas tuer une créature pour ses opinions philosophiques.
Mais, dira un naïf, de toute manière la trahison met en danger la patrie, la collectivité ; c’est un risque énorme qu’on ne saurait prendre à la légère. Dans ce cas, il faudrait pendre, comme Miasoyedoff, les hommes d’État qui engagent un pays dans une guerre
d’où il ne sortirait pas vainqueur. Ceux-là mettent en jeu toute la patrie d’un coup, et on ne saurait dire, comme pour le traître, qu’ils le font en raison d’une interprétation philosophique de la guerre, différente de l’interprétation courante. Eux le font selon l’interprétation courante, ce qui est beaucoup plus habile mais, par là même, beaucoup plus immoral. »

Notons seulement, à propos de la Première Guerre mondiale, que Pessoa a laissé divers écrits destinés à un livre, qui faisait partie de ses innombrables projets et aurait eu pour titre : La Guerre allemande. Recherche sociologique sur son origine et son sens.
Rappelons aussi que certains des textes ici rassemblés lui valurent par leur style délibérément provocateur d’être remercié par les rédacteurs des journaux où ils furent publiés. Pessoa soutenait « le contradictoire comme thérapeutique de libération », allant jusqu’à prétendre qu’« une créature de nerfs modernes, d’intelligence sans niveaux et de sensibilité éraillée a l’obligation cérébrale de changer d’opinion et de certitude plusieurs fois dans la même journée ».
Même s’il est difficile, voire impossible, d’adhérer sans restriction ni réserve à toutes ses prises de position, parfois dogmatiques, souvent outrancières, Pessoa demeure un écrivain infiniment attachant. Son style commandé par une irréfragable liberté intellectuelle, sa sensibilité mélancolique rompue par une humeur caustique et sourcilleuse, sa tonique ironie lui confèrent l’incontestable originalité d’un génie. Tel est le pouvoir de la littérature. Notre époque compte, hélas, si peu de stylistes sortant du lot que Fernando Pessoa, grande voix de “l’Âme portugaise”, ne saurait être que le bienvenu.

* Sur l’âme russe et la propension (si ce n’est l’obsession) de la Russie au rêve d’un empire universel, il faut lire les pages extraordinaires qu’écrivit en 1957 E. M. Cioran dans “La Russie et le virus de la liberté”. Malgré la chute de l’Union soviétique et les changements en trompe-l’œil dus aux glissements des régimes successifs, la Russie ne change pas. Je donne ici deux pages de ce texte profondément visionnaire que l’on peut retrouver dans Histoire et utopie, Idées/Gallimard, 1977.

Chronique de la vie qui passe de Fernando Pessoa, volume I, Proses publiées du vivant de l’auteur (1912-1922), Proses réunies et annotées par José Blanco, traduites du portugais par Simone Biberfeld, Parcidio Gonçalves, Dominique Touati et Joaquim Vital, éditions Les Belles Lettres, 2023 (15,50€)
Comment les autres nous voient de Fernando Pessoa, volume II, Proses publiées du vivant de l’auteur (1923-1935), Proses réunies et annotées par José Blanco, traduites du portugais par Simone Biberfeld, Parcidio Gonçalves, Dominique Touati et Joaquim Vital, éditions Les Belles Lettres, 2023 (15,90€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) dessin ©BBC – dans le billet : photographie ©éditions Les Belles Lettres / Éditions Les Belles Lettres.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau