Patrick Corneau

Patrick aime pas malFictionner à propos où autour de la librairie comme lieu et comme métier, on voit bien que cela ne peut que plaire quand l’éditeur s’appelle La Bibliothèque. Jacques Damade récidive en publiant Le corps des libraires II de Vincent Puente dont j’avais beaucoup aimé la première livraison (parue en 2015, rééditée en poche en 2021). Je ne suis pas le seul, les libraires eux-mêmes s’en sont réjouis et le titre a séduit près de 3000 lecteurs. Il est vrai que personne n’avait jusqu’alors raconté le métier avec autant d’extravagance et de “mentir-vrai”. Avec cette nouvelle mouture, Vincent Puente (vrai libraire à Paris) poursuit sa géographie de la confrérie des libraires. C’est une suite mais une expansion plutôt vers le “mentir”, autrement dit vers les territoires de l’imaginaire, lesquels sont sans frontières tant sur le plan onirique que physique. On découvre ainsi que l’activité de libraire peut aussi se pratiquer en mer (« Le Barbro et les marins libraires »), sur la terre ferme, à Poitiers par exemple, ville que je connais bien pour y avoir vécu mais ne reconnaît (heureusement) pas dans l’évocation flottante et incertaine qu’en donne l’auteur. Celui-ci pousse assez loin le curseur de la bizarrerie pour nous entraîner à Oslo dans une librairie sombre (elle n’ouvre que la nuit) dont les curieux visiteurs sont nommés “orpailleurs”, puis à Kyoto au fond d’une maison de thé où les livres ne sont accessibles qu’après avoir repoussé avec la politesse qui s’impose au Japon les sortilèges de belles et attentionnées hôtesses. Vincent Puente construit des labyrinthes dans lesquels il attire son lecteur. On sent chez ce libraire le tropisme borgésien d’un être qui aime les “sentiers qui bifurquent”. Vincent Puente, s’il n’a pas la merveilleuse concentration du maître argentin, est un brouilleur de frontières fort recommandable. Ajoutons qu’il est aussi peintre et a illustré cet atlas très spécial avec 6 dessins aussi singuliers que ses textes.

Patrick aime beaucoup !Parmi mes lectures de l’été, La nuit au pas d’Isabelle Cornaz est l’une des plus fortes. Voilà un livre selon mon cœur : de petites touches, retouches de façon kaléidoscopique, c’est-à-dire approchées et cumulatives pour dresser le portrait mi-réel mi-fantasmé d’une ville d’autant plus aimée qu’elle est insaisissable – et au-delà, l’âme d’une société que l’on peine à comprendre. Isabelle Cornaz a vécu longuement à Moscou où elle a travaillé en qualité de journaliste. Se remémorant les détails de sa vie moscovite, elle esquisse, dans La nuit au pas, un visage ambivalent de la ville. S’y dévoile le corps de Moscou, ses cours intérieures, ses lieux invisibles et les marques de ses métamorphoses selon les saisons. Selon aussi une modernisation-occidentalisation-gentrification imposée à marche forcée : « Avec les ans, écrit Isabelle Cornaz, Moscou est devenue sucrée ». Le récit s’éloigne ponctuellement de la capitale, de l’indéfinissable banlieue jusqu’au cercle polaire, en survolant les villes secrètes de Russie.
Entre le songe des souvenirs et la réalité de la guerre en Ukraine qui traverse le récit comme des déflagrations, on avance au pas dans ce paysage désormais inaccessible à l’auteure. Car la Russie, éternellement en proie à ses vieux démons expansionnistes, est une puissance prédatrice : « Prendre des terres pour avoir l’air fort. Avoir l’air fort pour rester au pouvoir, assurer sa survie. Faire corps avec celui qui prend des terres pour avoir l’air fort.
Prendre encore plus de terres car celles qui nous appartiennent tombent en lambeaux, brûler des terres, écraser des rêves, pour avoir l’air grand.
Ne pas savoir quoi faire des terres qu’on a déjà
. »

Ne pas savoir, s’obstiner dans le déni, faire l’autruche : « Une partie des habitants a décidé de ne plus s’informer, ne pas savoir ce qu’il se passe de l’autre côté de la frontière, où des gens tuent et se font tuer. Tout semble inextricablement compliqué, “on ne sait pas qui dit vrai”, la géopolitique est quelque chose de “si sale”, s’y aventurer tient de la “naïveté”, de la “bêtise”, de la “folie”, ils tentent de se convaincre que des pans entiers de la vie – noirs, sombres – peuvent disparaître si on cesse d’y penser. »
La nuit au pas est un récit sur notre rapport à l’espace, à la mémoire et à la disparition. Sa beauté vient de ce qu’il est hanté par la perte, par la déréliction d’avoir aimé ce qui soudainement se refuse, se transforme en zombie : « J’ai le sentiment que la ville n’existe plus, nos souvenirs non plus, mais nous sommes toujours là.
J’imaginais parfois la fin comme la ville se vidant de nos mémoires aveugles, les nuits turquoises coulant au fond de la rivière, la ville que nous avions connue disparaissait avec nous.
Alors qu’en réalité, nous sommes toujours là, mais il n’y a plus de vie. Tout ce qui faisait sens, tout ce que nous aimions, a disparu. La ville est debout, inerte, perdue à jamais. »
Razbliuto est un mot russe pour nommer le sentiment de tendresse attristée et mélancolique que l’on garde envers quelqu’un ou quelque chose que l’on a aimé jadis. La nuit au pas, premier “roman” est parfaitement, délicieusement razbliuto.

Patrick aime assezA une certaine période de ma vie j’eus la passion des voix. J’enregistrais sur des cassettes les voix de ceux qui vivaient autour de moi. Souvent à leur insu. Cette manie était considérée par les intéressés comme une excentricité, une “lubie”… La voix de ceux qui sont partis, conservée et désormais accessible, m’intimide. Ces voix archivées me troublent au plus haut point, les écouter me semble commettre une sorte de sacrilège. En m’adonnant à cet exercice, je n’avais pas prévu à l’époque les difficultés qui viendraient lorsque ces voix chères auraient disparu. Il y a aussi les voix aimées qui ne furent pas enregistrées. Les corps sont partis, emportant la voix, son accent, son grain, sa signature – il ne reste plus que la voix mentale, virtuelle – un souvenir fragile impossible à faire “apparaître” dans ce monde et qui nous émeut d’autant plus.
Cet intérêt pour les voix vient d’être ravivé par le petit livre de Ryoko Sekiguchi* : La Voix sombre chez P.O.L. Réflexion sur les voix, des voix enregistrées qui continuent d’“émettre” au présent, sur l’expérience de la perte et sur certaines ondes qui nous touchent.
Proche du souffle, concrète et aérienne, la voix est la “présence” d’un corps unique, singulier dont la reviviscence trouble la temporalité. Elle provoque même en nous un choc tel que nous avons peur de “l’user” : 
« Dans les histoires de défunts se pose toujours la question de l’usure. On “use” la voix en l’écoutant trop souvent, on “use” l’apparition éphémère de la personne dans une photographie en la regardant tous les jours. On “use” la tristesse, on “use” la disparition, et la disparition même, usée, finit par disparaître à son tour. L’usure est la seule façon de repousser la “disparition”.
Reste le monde, sans disparition, mais sans apparition non plus. Un monde morne, règne de l’absence.
Les gens ont peur d’“
user”. Ils ont peur d’“user” leur tristesse, s’il s’agit d’un être aimé. Plutôt être assailli par le chagrin et la “disparition” que de se rendre au monde de l’oubli et de l’absence généralisée. Un ami garde une cassette audio contenant un enregistrement de la voix de son père décédé, mais l’écoute peu, par crainte de l’“user”.
D’autres conservent des recettes de cuisine réalisées jadis par leur grand-mère mais les reproduisent rarement, de peur que ces plats, exceptionnels dans leur souvenir, ne déchoient au rang des plats ordinaires. Ou que le résultat échoue à restituer le goût d’autrefois. Alors, ce n’est pas tant le savoir-faire qui est en cause ; c’est le temps écoulé depuis la mort de la cuisinière, temps qui a accompli son œuvre et modifié le goût des vivants, “
usés” à leur tour.
Pareils à la petite vendeuse d’allumettes, nous désirons à toute force provoquer l’apparition de ceux qui nous ont quittés ; à cet effet, tous les supports sont bons. Mais chaque fois qu’on y recourt, les allumettes dans la boîte diminuent. Et pour finir, il n’y a plus d’image du tout
. »

Je recommande vivement ce petit livre, subtil, parfois émouvant, souvent profond sur le mystère de la voix qui, libérée du corps par l’enregistrement, gagne un excédent de “présence”, au point que l’auteure écrit dans la page finale : « La voix est toujours au présent. Elle ne connaît pas la mort. »

Patrick aime pas malLes Moments littéraires n° 50 (2ème semestre 2023) proposent un dossier Catherine Millet en trois parties : “Cela sera ce qui est” de Jacques Henric, un entretien de Gilbert Moreau (directeur de la revue) avec Catherine Millet suivi d’un texte de celle-ci (“Une sorte de trappe”). 
Le texte de Jacques Henric est une ouverture tonitruante. Que la célébration d’un amour dans ses commencements sacrifie à un certain emportement cela se comprend, mais quand c’est le prétentieux et le grandiloquent qui prennent la main, on frise le ridicule… “Cela sera ce qui est” est un exercice de haute voltige où Jacques Henric est le miroir qui se regarde à travers Catherine M., se gargarisant de ses belles fréquentations (Aragon, Genet, M. Roche) et de ses hauts faits littéraires, Tel Quel, Les Lettres françaises, couvrant la crudité de ses sexuelles souvenances de références pas moins modestes que : Saint Paul, Thérèse d’Avila, Pascal, Novalis, Pessoa, finalement Dieu (!) et Jacques Henric soi-même – qui ne manque pas, au passage, de dérouler sa bibliographie (ça ne mange pas de pain). Jacques Henric me fait penser à ces miroirs baroques où un énorme cadre doré richement orné et chantourné enserre une modeste glace (où se dessinerait obscurément la silhouette de Catherine M.). Échos en sourdine de l’affaire Nin-Miller, Triollet-Aragon…
L’entretien avec la critique d’art devenue romancière sur le tard éclaire bien des facettes de sa personnalité complexe, matière d’une suite autobiographique qui se veut aussi témoignage d’une époque et d’un certain milieu dans un Paris grand théâtre d’effervescence artistique, merveilleux carnaval de pensée. Dans le texte “Une sorte de trappe” Catherine Millet commente avec une pointe d’amertume combien le succès planétaire (2,5 millions d’exemplaires écoulés et une quarantaine de traductions) et les ondes de scandale qu’a été la La Vie sexuelle de Catherine M. ont affecté sa vie sociale et professionnelle (la “trappe” c’est-à-dire une forme d’opprobre serait donc le prix à payer pour avoir brisé l’omerta sur le libertinage féminin ?). Les références faites à des artistes contemporains (la fondatrice de la revue Art Press ne lâche pas la corde) pour étayer ce plaidoyer pro domo sont peu convaincantes et bien formelles par rapport au vives traces de l’émotion délicatement, sincèrement rapportées ici.
Durant tout le temps où le Covid s’est manifesté, Henri Raczymow a tenu un Journal, dit Journal d’un égoïste dont nous avons ici une partie. Document intéressant car nous pénétrons un peu dans les coulisses de l’écriture de l’essayiste et romancier. S’il s’interroge au début sur l’opportunité, la pertinence de ternir un Journal, c’est pour nous avouer quelques pages plus loin que le sien « est destiné à être lu » et que sa fonction est « nullement de l’aider à vivre, trait, dit-il, d’adolescent ». Pas mal de coup de griffes à l’égard de proches et d’amis de longue date, et parfois l’aveu de sévères retours de bâton comme avec cette “amie” à qui il déclare avoir écrit une trentaine de livres dont une vingtaine chez Gallimard (il est toujours périlleux de se vanter) et qui le  rabroue sèchement par un « C’est beaucoup, c’est pas beaucoup. Non, rien. » Amabilités et autres câlineries entre “gendelettres”…

* Dans un esprit proche, dit “natsukashii” (de nostalgie heureuse), Ryoko Sekiguchi a écrit un étonnant et savoureux petit livre (réédité chez Folio/Gallimard) sur nostalgie de la saison qu’on ne laisse partir qu’à regret. Au Japon, le goût de Nagori annonce le départ imminent de tel fruit, tel légume, jusqu’aux retrouvailles l’année suivante. Nagori, La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter propose de faire la découverte de l’art poétique et culinaire japonais en méditant sur nos émotions qu’éveillent les saisons, et leur disparition.

Le corps des libraires II de Vincent Puente, avec 6 illustrations de l’auteur, La Bibliothèque, septembre 2023 (14€).
La nuit au pas d’Isabelle Cornaz, éditions La Baconnière, 2023 (16€).
La Voix sombre de Ryoko Sekiguchi, Col. #format poche, éditions P.O.L. (9€).
Les Moments littéraires n° 50 – 2ème semestre 2023, Dossier Catherine Millet (19€). LRSP (livres reçus en service de presse excepté pour P.O.L.).

Illustrations : (en médaillon) photographie ©Lelorgnonmélancolique – dans le billet : Éditions La Bibliothèque / Éditions La Baconnière / Éditions P.O.L. / Les Moments littéraires.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Michel Van den Bogaerde says:

    Bonjour Monsieur. En pleine crise du Covid, une éditrice liégeoise, Françoise Salmon, eut l’idée de demander à certains de ses auteurs une courte nouvelle ayant trait aux libraires et aux librairies. La maison d’édition qu’elle dirige, « Murmure des soirs », fit donc paraître un petit bouquin de 185 pages : « Du côté des librairies » en 2020. C’est votre premier article qui me fit penser à vous le signaler. Si vous désiriez vous le procurer, et au cas où vous rencontreriez des difficultés pour le faire, je vous l’enverrais bien volontiers à l’adresse postale que vous m’indiqueriez.
    Au plaisir de vous lire,
    Michel Van den Bogaerde

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