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Notes, notules et notulettes (10)

Patrick Corneau

Ce que l’on prend souvent chez autrui pour de la « cool attitude » n’est que de l’indifférence. 

« Cela vous gêne si je ne regarde pas mon smartphone ? » (à expérimenter dans un carré de TGV).

Ne pas avoir honte de dire ce que l’on n’a pas honte de penser.

Duchamp rêvait d’ouvrir un « Hospice pour paresseux » où « bien entendu, il serait interdit de travailler ».

Qui donne son secret le perd.

Le caméléon. Se confondre avec les choses pour y échapper, en disparaissant. Ne pas confondre avec le conformisme.

Quand au téléphone X se mettait à répéter mécaniquement d’accord’accord : il n’était plus là, il n’écoutait plus – il était temps de raccrocher. 

Il faut cultiver ses défauts, c’est ce que nous avons de plus singulier.

Plus profond que la tristesse du rêve non-réalisé : la tristesse du rêve réalisé.

La littérature à la gomme s’effacera d’elle-même.

Le dévouement est souvent une manière de se créer des droits (la sollicitude maternelle, par exemple).

Passer dans la même soirée d’une cucuterie sur Netflix à Valéry ne serait-ce que pour récuser le monolinguisme culturel du bel esprit en sa posture « sans pareil », toujours prêt à se draper dans une « noble indignation » devant ce qui ne lui ressemble pas. Tous les sujets comme tous les goûts et couleurs sont dans la nature. Seul compte la sorte de regard que l’on porte et ce qu’il met en perspective.

Chez certains intellectuels une idée supposée décisive, éclairante, prend la force et la valeur de vérité d’un proverbe. Psalmodiant celui-ci pour un oui pour un non, c’est alors qu’ils deviennent bêtes. 

Il n’existe pas d’idées pures. L’autonomisation du travail intellectuel nous conduit à croire à l’indépendance des idées et des œuvres, à leur total détachement vis-à-vis de leurs conditions de production. D’où, selon Bourdieu, la nécessaire critique de « l’illusion scolastique ».

Sur la relation entre la connaissance et l’ignorance, la vision profonde de Saint Jean de La Croix :
Cuanto mas alto se sube,
Tanto menos se entendia
Que es la tenebra nube
Que a la noche esclarecia…

L’intelligence artificielle n’est qu’une combinatoire – un monde où l’on ne combine que du vieux, le surgissement du neuf y est impossible. Or la conscience est toujours neuve – ce que l’œuvre d’art propose c’est du neuf, du singulier, de l’unique, du jamais vu qu’aucune combinatoire technique, industrielle aussi sophistiquée soit-elle ne pourra jamais faire émerger. 

L’étrange désir qui peut vous saisir après une lecture « frappante » et, sans vous faire écrire comme l’auteur lu, du moins oriente une part notable de l’activité, de la passion intellectuelle. Admiration qui ne paralyse pas, ne suffoque pas de perfection mais vous lance irréversiblement dans les eaux aventureuses d’un « écrivant ».

Il a reçu tant d’informations que ses yeux ressemblent à ceux d’un poisson sur le sable.

L’intellectuel aujourd’hui : celui qui pense le bien pour tout le monde à longueur de temps en provoquant l’ennui.

Si le jaune fut longtemps considéré comme une couleur maudite, réputée impure, et même infamante, à la fin du XVe siècle en Arménie, on a obligé les chrétiens à porter un insigne de couleur bleue.

La recette de Montherlant, pour rester jeune :
1° Faire tout ce qui vous tente, à l’instant ;
2° Ne pas se contraindre à faire des choses désagréables ;
3° Être sans ambition.

Maître Eckhart compare la joie de Dieu à celle du cheval s’ébrouant librement dans un pré.

Joujou : vient de djoudjou (juju) terme utilisé par les premiers marins Portugais qui se déplaçant sur les côtes africaines l’utilisèrent pour désigner les croyances, les mystères, les forces, les dieux des esprits noirs.

(koans)  
Si on abat une cloison entre un salon et une chambre, que reste-t-il : le salon ou la chambre ?
Une seule chaussure est-elle impaire ?

Le rêve du fou de lecture : pouvoir lire les yeux fermés.

La lettre (au sens épistolier du terme) : exercice solitaire où l’on n’est pas seul.

Break one, thousand will rise. La liberté est scissipare.

On a calculé que l’érudit le plus acharné, se consacrât-il jour et nuit à l’exercice de la lecture, ne pourrait assimiler que vingt mille ouvrages au cours de sa laborieuse existence.

Paulhan avait l’habitude de lâcher, à un auteur sur le gril, attendant une réponse sur son manuscrit depuis six mois au moins : «  L’on l’a lu, l’on l’a aimé. »

Lampedusa, l’auteur du Guépard classait ses écrivains de prédilection entre « gras » et « maigres » : Dante, Montaigne, Shakespeare, Mann ou Proust d’un côté ; Racine, La Rochefoucauld, Laclos, Stendhal, Mérimée, Gide, de l’autre. Ce critère de choix diététique ne surprend pas de la part d’un écrivain et homme « gras » qui, dit-on, hantait les pâtisseries de Palerme.

Prends toute la mesure de ce que tu n’avais pas compris n’avoir pas compris.

Admirable reportage (Arte) sur le Parc national du Serengeti où après un incendie, babouins, lions, hippopotames ou encore crocodiles doivent rivaliser d’ingéniosité pour survivre. Des images d’un réalisme et d’une beauté sublimes pour couvrir la loi écrite pour le règne des vivants sur cette terre :  « Mangez-vous les uns les autres. »

Laissons les derniers crotales mordre dans le bouchon.

Des chiens suivent des hommes dont on n’aurait jamais pu imaginer qu’ils puissent être des maîtres…

L’espoir des autocrates, des généraux et celui des prêtres est de faire des moutons avec des peaux de moutons.

Schubert ne quittait jamais ses lunettes, même pour dormir.

La musique donne à entendre ce que parler veut taire.

L’art n’explique pas. Il ne représente pas. Il révèle par allusion et de façon rationnellement inexplicable la part du monde et de nous-mêmes que nous ne dominons pas. Il montre du doigt en silence comme l’Ange de Vinci dans La Vierge aux Rochers.

Deux mots hideux entendus en période covidienne : présentiel et distanciel.

Internet, réseaux sociaux : paroles-multitudes. Parce qu’elles emplissent tout, saturent tout, ne peuvent pas même s’esquiver. D’elles, rien ne peut naître. Ainsi sont les paroles-multitudes : sans le moindre rai de silence, sans aurore possible.

Les récents événements de violence sociale nous montrent qu’après la “culture de l’excuse”, il faudra nous adapter à la “culture du prétexte” (mon bon plaisir), soit un pas de gagné vers l’avenir radieux ou un degré de plus dans la déliquescence générale selon son gradient gauche-droite sur l’ancienne échelle politique.

Happy few. Jaloux de lui-même est le titre d’une pièce de théâtre qui fut jouée le 20 août 1740 devant un très petit nombre de spectateurs de la plus haute société, soit cinq personnes : Mme la duchesse de Saint-Pierre, Mme la maréchale de Villars, Mme de Flamarens, M. de Céreste et M. d’Argental.

Un bel exemple de narcissisme anthropologique donné à la télévision par un spécialiste de la conquête spatiale pour justifier la reprise des expéditions sur la Lune : « Si nous allons là-haut, c’est pour nous voir de loin. C’est pour mieux contempler notre image. »

A armes égales, une civilisation de foi a toutes chances de l’emporter sur une civilisation de culture : l’Islam autrefois, le socialisme hier, les nationalismes (illibéraux, religieux, patriotiques, ethniques) aujourd’hui. Ce n’est pas la vérité qui est efficace dans ce combat désormais mondial mais la conviction.

Pour l’homme, l’approche de la mort naturelle se situe peu après l’acmé de l’âge adulte, au début du déclin des facultés physiques – grosso modo vers quarante ans. Au-delà, le supplément de vie est un don de l’organisation sociale. Pensons-y.

Étrange et un rien comique ce regain d’intérêt pour l’arbre, soudainement pourvu d’une sagesse, de pouvoirs aux effets bienfaisants (on les embrasse). Pourtant l’arbre met en œuvre l’implacable morale de la vie. Plus robuste que ses voisins, il les étouffe sans haine en leur prenant la terre, l’eau, l’air, la lumière. Il ne se dit pas : « Je n’ai pas le droit. » Et si d’aventure il a affaire à plus vigoureux que lui, il ne demande pas pitié. Sommes-nous plus moraux que lui ? Et, en fin de compte, le pouvons-nous ?

Il y a ceux qui disent non et se regardent le disant (A. Breton) et ceux qui disent non et vous regardent dans les yeux (H. Michaux).

Le désir de vivre n’implique pas qu’un sens ait été donné à la vie. Peut-être même, lorsqu’il a toute sa force, rend-il le sens inutile. C’est ce que Wittgenstein avait pressenti dans les Carnets 1914-1916 où il explicite le but de l’existence comme suit : « Et en ce sens Dostoïevski a parfaitement raison, qui dit que l’homme heureux parvient au but de l’existence.
On pourrait encore dire que celui-là parvient au but de l’existence qui n’a plus besoin de buts hors de la vie. C’est-à-dire celui qui est apaisé.
La solution du problème de la vie se marque par la disparition du problème.
Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique ? »

Réponse à celui qui a découvert l’inanité de la vie : si le pouvoir de la raison était infini, si tu étais sûr de Dieu, si ta vie avait une justification évidente, tu n’aurais plus le besoin ni le courage de faire quoi que ce soit. 

Il faut savoir dire « merci » à ses ennemis : grâce à eux nous avons des dégoûts très sûrs. En nous confirmant dans ce que nous ne voulons pas être, ils nous permettent de nous rejoindre. 

Garde-toi de réaliser tes rêves car si d’aventure ils se réalisaient, ils perdraient leur réalité.

On veut non pas seulement vivre, mais exister. On se demande pourquoi.

Il a beaucoup admiré. (épitaphe)

Illustrations : (en médaillon) photographie ©LeLorgnonmélancolique.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau