Il n’est évidemment pas possible de rendre compte en quelques lignes de la Correspondance de Clarice Lispector, qui offre pour la première fois en un seul volume de 433 pages près de 300 lettres de l’une des plus grandes écrivaines de son temps. Cette publication, pièce essentielle du puzzle claricien, vient compléter après les Chroniques (2019) et les Nouvelles (2017) le très remarquable cycle de publication des œuvres complètes par les éditions des femmes-Antoinette Fouque. Cette nouvelle édition, publiée au Brésil en septembre 2020 pour le centenaire de la naissance de l’écrivaine, rassemble la correspondance déjà publiée par les éditions des femmes-Antoinette Fouque dans les recueils Mes Chéries (2015) et Lettres près du cœur (2016), celle publiée par les éditions Payot-Rivages en 2012 sous le titre Le seul moyen de vivre, dans une nouvelle traduction. S’y ajoutent plus de 70 lettres inédites à la valeur historique inestimable provenant de sa famille, notamment de son fils Paulo Gurgel Valente. Ainsi l’on parcourt 37 années de vie d’une épistolière qui en vécut 57, dont une quinzaine loin de son pays.
L’éloignement, la séparation, l’isolement d’une vie d’expatriée suscitent bien évidemment une incoercible nostalgie qui s’exprime en filigrane et cherche un apaisement dans les lettres adressées au cercle des plus proches : mari, sœurs (Elisa et Tania), fils. Postées de Naples, Paris, Berne, Torquay, Washington, ces missives permettent non seulement d’accompagner le trajet biographique de Clarice mais aussi de comprendre à quel point les contextes historiques et géographiques ont imprégné son vécu, ses impressions quotidiennes mais aussi formé son regard d’écrivaine sur le monde. Riches d’anecdotes sur la vie itinérante d’une femme de diplomate, ces lettres ne le sont pas moins d’observations socioculturelles particulièrement aiguës sur la langue, le climat ou le tempérament des peuples des pays visités dans lesquelles l’œil pénétrant et ironique de Clarice Lispector ne manque pas de brosser de savoureux portraits. De Berne, par exemple, elle écrit que « la Suisse est solide et quand on ouvre les yeux le matin on sait qu’elle est là où on l’a laissée. Elle n’a pas le caractère magnanime de l’Italie, par exemple, ou de la France, où les choses sont si spontanées et variées qu’elles en finissent par créer une confusion ambiante ; ici chaque chose a sa place, il y a du silence et de la dignité. Dignité excessive, parfois ». Clarice Lispector est de ces personnalités hypersensibles qui sautent de culture en culture, de langue en langue, et qui aiguisent leur finesse d’analyse par la multiplication des perspectives. Le revers de la médaille est un sentiment de déracinement et de saudade, qui la déchirent au point de lui faire écrire qu’il « […] est mauvais d’être loin de la terre où l’on a grandi, il est horrible d’entendre autour de soi des langues étrangères, tout paraît n’avoir pas de racine ».
L’écriture est ici déconcertante par sa spontanéité et sa connexion directe au réel, particulièrement chez une écrivaine réputée pour sa sophistication et son extrême auto-surveillance. « Vous voulez m’apprendre qu’il pleut ? Dites : Il pleut ». Dans nombre de lettres, c’est tout simplement Clarice Lispector qui nous apparaît dans la simplicité de la vie. Une femme qui aime raconter des anecdotes sur ses enfants, qui veille attentivement sur ses jeunes employées, s’inquiète des impacts des changements d’affectation sur la stabilité émotionnelle de ses enfants, notamment de son fils aîné. Au fil des années, nous voyons son inquiétude grandir au sujet de ce dernier. À l’adolescence, le diagnostic de la maladie mentale tombera pour cette « petite âme compliquée, et pleine de clairs et d’obscurs ». Plus généralement, c’est la femme de diplomate qui se donne à lire, amenée à participer à des événements mondains, dont elle aime profiter, s’en amuse souvent et qui, parfois aussi, la rebutent. Ainsi de son retour au Brésil en 1959 jusqu’à sa mort, elle fit le choix de ne participer que très rarement à des événements littéraires, même si sa notoriété était déjà installée. Les institutions littéraires ne trouvaient guère grâce à ses yeux ; ainsi, le jour de l’investiture de João Cabral à l’Académie brésilienne des lettres, elle écrit à son fils Paulo : « Le pire, mon cher, ce sont les discours que je vais devoir entendre : ce sera le scandale du siècle si je m’endors devant tout le monde. »
Clarice Lispector a naturellement côtoyé les grands auteurs et autrices de son époque. Les lettres adressées à ses amis écrivains et à ses amies écrivaines représentent quant à elles une fenêtre ouverte sur le milieu littéraire carioca au travers d’échanges avec le chroniqueur Rubem Braga ou avec le poète João Cabral, mais aussi avec la fine fleur de la vie littéraire brésilienne de l’époque comme Álvaro Lins, Melo Neto, Lúcio Cardoso, Fernando Sabino, Lêdo Ivo, Mário de Andrade ou encore Lygia Fagundes… Ses appréciations sur les textes de ses contemporains sont toujours courtes, elliptiques, cadrées, ciblées. Ce qui lui importe, c’est la création même, pas les rumeurs ou les bavardages qui l’entourent. Nous découvrons également ses lectures, ses préférences cinématographiques, sa défiance à l’égard de la politique et des idéologies (même si elle n’était pas indifférente aux problèmes que rencontrait son pays), ses goûts vestimentaires, et aussi ses demandes parfois déconcertantes. C’est à travers ces lettres adressées à son cercle le plus intime qu’il est possible de percevoir une femme habitée par des préoccupations souvent tout à fait banales. Le naturel, la franchise, la simplicité terrestre auquel ce volume nous confronte parfois est bien loin de ce qu’on pourrait imaginer en lisant les chefs-d’œuvre que sont La Passion selon G. H. ou Àgua Viva, mais ne représente pas pour autant une contradiction. La banalité chez les grands écrivains est éloquente : c’est le regard, non la chose vue, qui pour eux importe. C’est aussi à cela qu’on les distingue. Parce qu’il s’agit de Clarice Lispector et de sa vocation littéraire, les plans de la vie et de la création s’ils se recouvrent sans se confondre, interagissent, se nourrissent et se co-construisent par de subtiles percolations. Chronique ou lettre, tout ce qu’écrit Lispector est creuset, laboratoire pour l’œuvre : rencontres, conversation avec un chauffeur de taxi ou l’un de ses fils, considérations prosaïques ou échappées métaphysiques.
Dans un registre plus intime que celui qu’elle emploie dans ses Chroniques, la Correspondance laisse ainsi entrevoir l’être humain derrière ses chefs-d’œuvre, avec la même finesse d’esprit, le même sens de l’humour et la même délicatesse d’appréhension des choses de la vie. Étrangement, nous découvrons que Clarice Lispector ne s’est jamais considérée comme une écrivaine dite « intellectuelle », d’aucune manière (ainsi on la voit répondre avec une sincérité désarmante à la critique blessante d’Álvaro Lins de Près du cœur sauvage « qu’elle ne connaissai[t] ni Joyce, ni Virginia Woolf ni Proust quand [elle a] fait ce livre »). Comme elle ne cessa de le répéter elle-même : « Je n’ai jamais prétendu adopter une posture de super-intellectuelle. Je n’ai jamais prétendu adopter la moindre posture. Je mène une vie tout à fait commune. J’élève mes enfants. Je m’occupe de la maison. J’aime voir mes amis, et le reste est du mythe. »
Je ne suis pas sûr qu’il faille croire sur parole ce que disent les écrivaines* inassignables, intenses, ardentes comme Clarice Lispector ; il faut croire ce qu’elles écrivent et parfois même le livre non-écrit qu’elles écrivent…
* Club informel qui comprend outre Clarice Lispector : Emily Dickinson, Flannery O’Connor, Katherine Mansfield, Virginia Woolf, Sylvia Plath, Unica Zürn, Lou Andreas-Salomé, Ingeborg Bachmann, Cristina Campo, Alejandra Pizarnik, Catherine Pozzi, Simone Weil…
Clarice Lispector, Correspondance, édition intégrale, traduit du portugais (Brésil) par Didier Lamaison, Claudia Poncioni et Paulina Roitman, éditions des femmes-Antoinette Fouque, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : (en médaillon) Photographie de Clarice Lispector / Éditions des femmes-Antoinette Fouque.
Prochain billet le 7 décembre.