N

Nouvelles (édition complète) de Clarice Lispector

Vous ne connaissez pas Clarice Lispector? Vous ne l’avez jamais lue? Alors il est temps de vous préparer à un grand choc. Un choc que, par prudence, je ne qualifierai pas. Mais un choc. L’occasion de cette rencontre est idéale: les Éditions des femmes – Antoinette Fouque viennent de publier les Nouvelles en édition complète de ce génie de la littérature brésilienne. Huit traductrices et traducteurs (excellent-e-s) du Portugais brésilien ont été mobilisés pour cette somme rassemblant quatre-vingt-cinq nouvelles (dont certaines inédites). Revenons sur le choc; avec cette écrivaine, c’est simple: ça passe ou ça casse. Oui, cela peut casser, vous pouvez être décontenancé, peut-être rebuté par l’écriture et l’imaginaire très singulier de Clarice Lispector. Mais comme l’explique fort bien son biographe Benjamin Moser* dans l’introduction: « De nouveaux sujets exigent une nouvelle langue. » Dans le large éventail de styles que déploie Clarice Lispector pour dire sa vision du monde, il lui arrive de bousculer la syntaxe, de chambouler la langue, de risquer une logique autre que rationnelle pour faire rendre gorge à ce qu’elle perçoit d’étrange, d’inouï, derrière la banalité du quotidien, dans certains gestes ou silences des femmes. Déroger aux conventions qui forment l’élégance de la « belle littérature » pour faire advenir dans le texte une sous-réalité, un infra-monde de sensations, d’émotions qui peut prendre l’apparence de l’abstraction. Ce que l’écrivaine a justifié ainsi: « En peinture comme en littérature, ce que l’on appelle abstrait me semble la plupart du temps figuratif d’une réalité plus délicate et plus difficile, moins visible à l’œil nu. » C’est ce que j’ai appelé la méthode Lispector ou les sophismes clariciens: « Regarder les choses avec une attention superficielle pour ne pas les casser. Prendre le plus grand soin à ne pas les comprendre. Puisqu’il est impossible de les comprendre, je sais que si je les comprends, c’est une erreur de ma part. Comprendre est la preuve de l’erreur. Comprendre n’est pas la façon de voir. Les choses sont exemptes de la compréhension qui blesse. » Ce passage qui résume le noeud même de son extraordinaire art et pouvoir de vision – et la rattache à la tradition de la mystique juive, à la pensée de Spinoza – est extrait de L’œuf et la poule, une nouvelle étonnante qui navigue entre prose poétique, méditation métaphysique, conte surréaliste et méthode de dévoilement des apparences… Si l’on accepte de courber l’échine de nos préconceptions, de ralentir notre lecture à un niveau d’attention qui nous rende sensible au modelé et au rythme de la phrase, aux dérapages de la grammaire, aux fulgurances des mots-images, à des échappées vertigineuses de l’intellect, alors il se peut que la grâce d’une révélation nous soit offerte. Autrement dit, de partager l’interrogation constante, obsessionnelle qu’avait Clarice Lispector à travers des sujets traditionnellement « féminins » de ce qu’elle appelait – faute d’un meilleur terme – le mystère de l’amour et, osons le mot: Dieu.
Au-delà de la grande écrivaine dont on suit l’évolution, des promesses de l’adolescence à la maturité puis la désagrégation, en lisant l’ensemble de ces nouvelles, c’est une personnalité exceptionnelle que nous découvrons. Figure, comme dit Benjamin Moser, « plus grande que la somme de ses œuvres » et dont la voix fascinante explique qu’elle soit aujourd’hui « objet d’admiration au Brésil ». À la lecture de ces nouvelles, il est difficile de ne pas tomber amoureux de l’écrivaine ni de poursuivre avec la lecture de son œuvre de romancière**, et surtout d’échapper à l’envoûtement que cette femme à la beauté légendaire exerce depuis sa mort – au point que Benjamin Moser évoque l’emprise dangereuse de son glamour (« ce n’est pas de la littérature, disait un de ses amis, c’est de la sorcellerie »). Quoiqu’il en soit, « sa littérature, conclut Benjamin Moser, est un art qui nous fait désirer connaître la femme; elle est une femme qui nous fait désirer connaître son art. Le présent ouvrage offre une vision des deux à la fois: un portrait inoubliable, dans et par son art, de cette grande figure, dans toute sa tragique majesté. »

Clarice Lispector, Nouvelles Édition complète établie par Benjamin Moser. Introduction et notes de Benjamin Moser traduites de l’anglais par Camille Chaplain. Huit traductrices et traducteurs du Portugais (Brésil) – Éditions des femmes – Antoinette Fouque. LRSP (livre reçu en service de presse)

* Benjamin Moser a écrit Pourquoi ce monde (des femmesAntoinette Fouque, 2012, pour l’édition française), la biographie de Clarice Lispector qui a été traduite dans de nombreux pays.
** L’œuvre de Clarice Lispector (1920-1977) est publiée presque entièrement en France par les éditions des femmes-Antoinette Fouque.

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions des femmes – Antoinette Fouque

  1. helene says:

    Merci pour ce magnifique article qui rend si justement compte de la « grâce » lispectorienne, et du sentiment presque amoureux qui advient quand on en est frappé.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau