La majuscule du titre a son importance. « Bourgeois » est le patronyme d’une famille archétypique des bourgeois de l’Ouest parisien autour de laquelle Alice Ferney tisse une tapisserie de haute lice où, en exploratrice passionnée, elle décrit la saga familiale de huit frères et sœurs nés à Paris entre 1920 et 1940. Constituant ce qu’on appellera par la suite la « classe moyenne supérieure », ils tiennent simplement leur rang, de 1870 à 2016, forts de l’évidence intemporelle qui les anime. « L’arbre est l’image naturelle qui me vient quand je pense aux Bourgeois », écrit Alice Ferney, elle-même l’un des « bourgeons » membre de cette « formidable prolifération de branches, rameaux et ramilles. » Ils occupent les places qui les attendent naturellement (armée, marine, médecine, barreau, affaires), ils sont à la fois acteurs et observateurs d’une histoire qui, souvent, les malmènent à travers ses soubresauts. Vigoureusement catholiques, ils le sont sans extrémisme, ayant accepté la condamnation de l’Action française et dans une moindre mesure la séparation des Églises et de l’État. Parce que « le monde changeait mais les Bourgeois pas tellement, la religion était une force immense pour les tenir loin des révolutions. (…) La doctrine pontificale les captivait plus que les injonctions à se libérer du carcan. Quel carcan ? auraient-ils objecté ».
Chez les Bourgeois on traverse de grands malheurs, des désastres, des deuils mais on sais se tenir, ou plutôt se retenir: pas d’effusion, pas d’épanchements, pas de plainte, on accepte, on prend sur soi, on fait face dans un silence opiniâtre. C’est une question de génération et de milieu (« Je maintiendrai », disait la devise de nombreuses familles). On a du langage un usage strictement communicationnel. Comme dit l’auteur: « Les paroles comptaient moins que les actes et la tenue. Se tenir droit et vertueux à la face de Dieu et des autres, recevoir le sort tel qu’il vous est donné, ne pas s’en plaindre mais poursuivre, voilà ce que devait réussir un Bourgeois.« 
Chez les Bourgeois, plus qu’on hérite on « reprend des maisons« . L’été, on a des « maisons pleines »: toute la parentèle se retrouve dans des villégiatures, beaux-frères, belles-sœurs, neveux, nièces, cousins, cousines. On travaille parce qu’il le faut, en se souvenant qu’il fut un temps où la rente laissait le temps et les moyens de vivre. Mais les temps ont changé. Les guerres, l’Algérie, l’Indochine, Mai 68 ont comme empêché de vivre, d’aimer, de transmettre, car ces épisodes ont perturbé ce qu’on aurait voulu être un ordre immuable.
Alice Ferney dépeint à merveille, de l’intérieur, avec une sympathie mesurée, de Passy à Auteuil ou Neuilly, cette ronde du temps bourgeois, allant du singulier au collectif, du destin individuel à l’épopée nationale. Acteurs bien engagés du monde, les Bourgeois n’ont pas promu une modernité à tout crin, ils l’ont plutôt accompagnée; ils ont parfois fait des erreurs, des choix politiques erronés. S’ils n’ont lu « ni Bourdieu, ni Barthes, ni Lacan, ni Foucault, ni Baudrillard, ni Reich ou Illich », s’ils ont « détesté Sartre et Beauvoir », ils n’en ont pas moins joué activement le jeu de leurs époques, à leur juste place, en dignes serviteurs, fidèles et loyaux, de ce qu’ils estimaient être leur pays, et aussi leur monde. On leur doit ces Trente Glorieuses où une certaine France s’est voulue éternelle, sans jamais y réussir, si ce n’est dans ses propres enfants.
Alice Ferney observe et aime ses personnages, qui sont aussi, on le sent, ses aïeux, ses cousins et cousines. Refusant l’empathie comme la condamnation, elle scrute en entomologiste littéraire et raconte avec tendresse ceux que Bourdieu appelait les « héritiers ». La lisant nous prenons la mesure de ce qui n’est plus: un certain modèle d’humanité, une manière d’être au monde et de forger un moule identitaire tenu longtemps pour incassable. Celui de l’être doué de volonté, de foi ou de raison, enraciné dans l’espace et le temps, une terre et une culture, au service d’une poignée de valeurs intangibles. Ce modèle – Bourdieu aurait parlé d’habitus – a cédé la place à un « homme sans qualités » (Musil), foyer labile où s’agrège une somme aléatoire de sensations et d’idées, de souvenirs et de projets. Un être sans legs, oublieux du passé et de ses origines, convié à se reconfigurer à travers des identités de passage, autrement dit à l’aide de moules souples, jetables et remplaçables. En représentant avec force cet amont, Alice Ferney nous laisse apprécier l’ampleur de la mutation quasi anthropologique en aval…
On ne ressort pas indemne de la lecture de ce livre même (et surtout) si, au fond, on se sent un peu Bourgeois quelque part…

Les Bourgeois, d’Alice Ferney, Actes Sud, 350 p., 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie du film La vie est un long fleuve tranquille d’Étienne Chatiliez / Actes Sud.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau