Daniel Segura Bonnett est un jeune homme brillant, sensible et ultra-lucide. Son art, la peinture, ignoré par l’air du temps, « c’est une expression du passé », croit-il, sa tentative de se reconvertir dans les études d’architecture – une manière d’appartenir à la « normalité » – ne le sauvent pas. Pourtant il lutte comme un lion contre la maladie mentale qui, peu à peu, prend possession de son esprit, l’isolant du monde, le coupant de lui-même. Daniel se jette du toit de son immeuble à New York en novembre 2011. Il avait vingt-huit ans. Il était schizophrène. Sa mère, l’écrivaine colombienne Piedad Bonnett lui consacre ce récit pénétrant et poignant, « tout le sang, dit-elle, que je peux te donner et me donner« .
Comment parler d’un tel livre qui mêle descriptions, souvenirs, lectures pour tenter non pas d’expliquer, mais peut-être d’accompagner au plus près ce qui eut lieu dans le corps et l’esprit d’un enfant adoré? Pour approcher le mystère de la maladie et de la dégénérescence de l’être humain prise dans un réseau inextricable de déterminations sociales, médicales, affectives, etc. Pour, également, voir l’aveuglement dont l’amour est capable?
Piedad Bonnett raconte par exemple ce voyage au Brésil pendant lequel, avec son mari, elle tente de créer autour de Daniel, une parenthèse, une bulle de beauté, de bien-être – en dépit des signes patents qui annoncent l’approche de la crise. Qui a le plus besoin de se protéger de l’inéluctable? Le malade, les proches? Terrible question. Que peut la médecine quand elle se résume à l’énoncé sans grâce et sans pitié des symptômes et des médicaments: « Il se peut qu’il ne te fasse aucun effet, qu’il te plonge dans une excitation encore plus grande, ou qu’il te donne envie de sauter par la fenêtre. Mais en général le médicament fonctionne bien, rassure-toi. Tu te sentiras un peu abruti, et tu pourras avoir des vertiges en te levant. Tu devras faire très attention quand tu marches. Il est possible que tu te sentes un peu ralenti, lointain, détaché du monde, indifférent. Il se peut aussi que tu te mettes à trembler, à sentir des douleurs dans les jambes et les bras. Ou que le traitement te rende impuissant…«
« Une vie gâchée par la terreur de savoir que le moi, qui est tout ce que nous sommes, est habité par un autre. » Telle est l’épée de Damoclès sous laquelle vécut Daniel. Rares sont les témoignages en littérature sur ce drame intérieur. Il y a, bien sûr, Virginia Woolf décrivant les voix qui l’oppressaient. Piedad Bonnett cite aussi une nouvelle de Vladimir Nabokov*, stupéfiante par son réalisme clinique ainsi que la grande poétesse Wilsawa Szymborska**.
Quand un livre est basé sur des faits réels aussi douloureux, on pose souvent la question du pourquoi, des raisons. Comme s’il ne fallait pas revenir sur la vie, ne pas interroger, mettre en doute, mettre en cause. Comme si la vie était un don et un destin. À prendre ou à laisser. Comme si vivre consistait à se soumettre aux faits, aux événements, aux accidents, aux joies et aux chagrins. Bref, la sagesse de l’acceptation n’est pas celle des écrivains, ce sont des êtres inaccessibles aux froids verdicts du fatum. Les écrivains ne se résignent jamais.
Piedad Bonnett s’explique: « Ma première réaction après la mort de Daniel a été de tenter de comprendre. Ceux qui sont à mes côtés, dans leur sagesse, se sont contentés d’accepter. C’est comme ça. Voilà. C’est arrivé. La faute à sa maladie, disent-ils. Mais je sais que son trouble n’explique pas tout, il y avait autre chose: une lucidité assez grande pour vouloir mourir. J’aimerais tant savoir – même si j’ignore pourquoi au juste – combien de temps a duré son hésitation, de quelle magnitude a été sa souffrance, quels choix il a évalués, à quel moment l’étau s’est définitivement resserré.«
L’envoi final du livre dit aussi cette autre chose non moins bouleversante: « Je t’ai fait renaître avec des mots, parce qu’eux seuls sont assez souples pour ne jamais parler de la même voix, ne pas figer comme la pierre, ne jamais être tombeau.«
Cette souplesse, ce mouvement que la littérature opère, c’est le mouvement de la vie. C’est la vocation de l’écrivain, c’est le travail des vivants. Parfois cela donne de très grands livres.
* Vladimir Nabokov, « Signes et Symboles » et « Noël », in Nouvelles complètes, trad. Maurice et Yvonne Couturier, Paris, Gallimard, 2010.
** Wilsawa Szymborska, « La chambre du suicidé », in De la mort sans exagérer, trad. Poitrine Kaminski, Fayard, 1996.
Ce qui n’a pas de nom de Piedad Bonnett, traduit de l’espagnol (Colombie) par Amandine Py, éditions Métailié, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)
Illustrations: Œuvre de Daniel Segura Bonnett, autoportrait (Lápiz sobre papel) / Éditions Métailié.
Ces lignes : deux pensées pour un jour de Novembre, le mois triste : G.Deleuze aussi se défenestre. P. Levi passe la rambarde de l’escalier, lui c’était en avril, le mois des mauvaises blagues. Fenêtres et escaliers sont à bannir, on peut en mourir de penser On y tutoie la folie. Il arrive qu’elle nous rattrape pour mieux nous pousser.
Oui, on peut avoir une pensée émue pour ces créateurs rattrapés par leurs démons intérieurs, mais la grandeur du livre de Piedad Bonnett est d’attirer notre attention sur ces « malades ordinaires » (schizophrènes, épileptiques…) qui sont des bien-portants en sursis, qui vivent sur le fil du rasoir à la merci de la pichenette (qui peut venir de l’intérieur comme de l’extérieur) qui va irréparablement les faire basculer dans le gouffre.