Patrick Corneau

Patrick aime assezDifficile de parler de ce livre ultime qu’est Nos paradis perdus de Muriel de Renvergé (éditions Æthalidès). Ultime parce qu’il est question de notre fin, de la fin d’un monde que nous avons construit sur des millénaires et que nous aurons annihilé en bifurquant vers la voie de « la termitière climatisée » comme dit Baudouin de Bodinat. Livre ultime par la singularité de sa composition, l’originalité de son écriture d’un haut niveau d’exigence initiée par la question, elle aussi ultime, que pose l’écrivaine : « Pourquoi sommes-nous incapables de penser la disparition de notre civilisation, alors que nous en avons vu périr tant d’autres ? » Telle est l’énigme par laquelle s’ouvre ce « roman » (guillemets justifiés plus bas), qui répond en suivant quatre personnages, quatre manières de réagir à la fin du monde, quatre ultimes regards pour dire adieu à l’aventure humaine sur la planète Terre. Nous voyons tour à tour l’Italien Bartolomeo découvrir la pleine sérénité de la solitude, la Bretonne Anouk et son fils Gabriel choisir l’étonnement que confère le voyage, l’Arménien Dikran poursuivre la douloureuse histoire de son peuple et la Japonaise Mizuki s’abandonner au rêve et au souvenir. Le tour de force de Muriel de Renvergé est de s’être immergée au plus profond de l’âme de ces derniers témoins (on peut parler de martyrs : du grec μάρτυς « témoin ») pour restituer non seulement les habitus culturels de chacun, de chacune mais au-delà des déterminismes historiques, des destins personnels façonnés par les aléas de la vie, accéder à cet urgrund, ce fondement dynamique de l’existence que fait émerger l’imminence de la mort. La tabula rasa de l’apocalypse instaure en ces personnages d’étranges transformations, des bouleversements inouïs et finalement une suprême metanoia qui semble les faire accéder à une expérience absolue, infraphysique, de la vie en sa vérité – autrement dit, en sa simple et insistante présence. Car c’est là où le dénuement est le plus grand, quand les semblants sont définitivement tombés comme dit Lacan, que l’existence se révèle absolument. Peut-être faut-il penser que l’expérience de l’apocalypse – qui est « dévoilement » au sens biblique et prophétique du terme – ne sera accordée sous certaines conditions qu’à quelques élus…

Un élément m’a frappé en lisant ces quatre portraits : Bartolomeo, Anouk, Dikran, Mizuki, étaient des individus à part dans « la vie d’avant », tous s’étaient mis par décision (ou par tempérament) en retrait du mouvement du monde, tous ont fait un pas hors de la horde, comme s’ils avaient eu la prescience de ce qui allait advenir… Je ne peux m’empêcher de penser ici à la fameuse remarque de Céline sur son travail d’écrivain : « Flairer le désastre, quand tout le monde s’aveugle. Dans l’attelage polaire, la chienne de tête, qui sent la crevasse avant les autres, est de race royale*. » Quelques individus parce qu’ils se seront préparés, non seulement auront ressenti les prémisses du désastre mais se seront disposés à l’accepter, et même à s’y fondre. Ainsi Bartolomeo, dans ce monde qui n’est plus habitable, se trouve presque heureux : « Les jours, les semaines, glissaient sur lui comme les paroles creuses des hommes. Le temps était vide, d’un vide qui n’était pas vertigineux ou effrayant, mais apaisant. Bartolomeo vivait dans un présent infini, agrandi à la dimension de l’éternité. Il était entré dans l’infini de la vie ; il allait bientôt en sortir sans avoir l’impression d’une fin. L’homme n’était plus dissocié du grand tout, sa vie était fondue dans une sorte d’unité, il n’y avait plus ni espoir, ni envie, ni amour, ni regret, seuls restaient la patience, la paix et le silence. »

Oserai-je dire qu’il y a quelque chose de profondément moral dans ce monde désert que l’écrivaine restitue dans l’âpreté de sa beauté nue ? Celui-ci, en effet, aussi sauvage soit-il, nous délivre des foules immenses qui nous collent partout, celles de la place Saint-Marc, des vols long-courriers, des embouteillages du périphérique… Dans les foules, nous perdons l’homme, mais nous perdons aussi le monde, notre monde, celui que nous habitons – sa beauté surtout que ne voyons plus, laquelle fut comme dit Stendhal « une promesse de bonheur ». La démographie folle que nous avons imposée à la planète, a fait de nous des parasites surnuméraires** : la Terre cherche à se débarrasser de nous, elle « nous pousse vers la sortie » (c’est le terrible constat*** de Cooper, le personnage principal de Interstellar, le film de science-fiction de Christopher Nolan). Ajoutez à cela l’hétérotrophie débridée et compulsive de notre espèce et vous comprenez pourquoi GAÏA cherche à expulser le dernier et le plus dénaturé de ses hôtes****. L’homme passera et la nature restera ; d’ailleurs le mot nature (natura) ne signifie-t-il pas originairement ce qui va s’engendrer ? Le cycle des naissances est permanent, ce qui renvoie à un futur possible et non à un destin inéluctable. Pour l’heure, nous en sommes aux polémiques entre spécialistes pour savoir la date de bascule « pour de bon si rien n’est fait d’ici-là » ; dans l’indifférence générale, cela s’entend.

Oui, Muriel de Renvergé peint le monde des hommes, mais sans les hommes ; et ce faisant, en montrant sa beauté native, indemne des marques de nos mains, débarrassée de la fatigue du Sens (et de ses couches de vernis signifiant exclusivement centrées sur l’humain), peut-être nous rend-elle moins autistes ? Plus naturellement conscients que rien ne peut être plus important, en l’absence totale d’issue, que d’être là, partie prenante de cet univers fascinant, qui est tout à la fois la merveille et l’énigme. Plus on avance en solitude, plus on est présent au Tout, au cosmos.
Oui, seuls resteront « la patience, la paix et le silence » : l’écrivaine peint la part sereine des ténèbres avec gravité, sans pathos ni aigreur nostalgique. Sérénité : voilà un des mots qui peuvent le mieux définir ce qui advient lorsque le renoncement est accepté, lorsque vient l’approbation que « Tout est accompli » (Évangile de Jean, 19:30). Sérénité et peut-être aussi secrète jubilation à éprouver, en même temps que la quintessence de la réalité, son exister, ce que le poète appelle la vivance des choses.

On voit par là que Nos paradis perdus, à la fois roman, poème et essai, révolutionne le genre rebattu des histoires d’apocalypse et de fin du monde. Pas de retour de morts-vivants façon blockbuster, pas de scénario-catastrophe hollywoodien, l’action tient à l’acceptation de l’avenir, au consentement auquel est convié le lecteur : notre civilisation va mourir et notre salut dépend de l’esprit avec lequel nous assumerons ce deuil. Comme avec son roman précédent Ma part d’animal sur l’enfer des abattoirs se situant à la frontière entre fiction, autobiographie et enquête sociologique, Nos paradis perdus est une tentative audacieuse de roman-miroir, confrontant la théorie et l’expérience, l’Histoire et le présent, l’universel et l’individuel. Il nous révèle, par la beauté flamboyante de sa langue, la poignance d’une prose au lyrisme retenu, combien notre humanité est intimement liée à notre capacité d’attention et d’émerveillement ainsi qu’à notre désir de les partager. Parce que l’auteure ne juge ni ne prêche, comme toute œuvre étrangère, pour ne pas dire allergique, à la notion de bien et de mal, Nos paradis perdus atteint à une forme de tragique*****.

Je prie le ciel (aussi longtemps qu’il nous regarde…) pour que la rentrée dite littéraire et son mainstream aussi puissant qu’impassible n’emporte ni n’engloutisse cet aérolithe qui s’offre comme pur éclat d’écriture.

* Échange du 17 juillet 1957 avec Pierre Dumayet, pour l’émission « Lectures pour tous », à l’occasion de la sortie D’un château l’autre.
** « La population qui avait doublé tous les mille ans pendant les huit derniers millénaires avait doublé en un siècle, nos ancêtres se comptaient un milliard en 1830 et deux en 1930, aujourd’hui elle avait doublé en quarante ans, nous étions quatre milliards en 1970, plus de sept désormais. »  écrit Muriel de Renvergé (p. 45).
*** « This world’s a treasure, but it’s been telling us to leave for a while now. »
**** « Ainsi la Nature, fatiguée d’en supporter les égarements, la voyant atteinte de confusion mentale, entreprend-elle d’euthanasier au gaz carbonique l’humanité sénile » écrit Baudouin de Bodinat dans D. C. N°7.
***** Tragique aussi de la relation d’inhérence topologique de l’homme à la Terre qui fait que sa condition est sans issue comme l’écrit Emanuele Coccia : « Impossible de se libérer du milieu dans lequel on est immergé, impossible de purifier ce même milieu de notre présence. » (in La vie des plantes – une métaphysique du mélange, Payot-Rivages 2017)

Nos paradis perdus de Muriel de Renvergé, Coll. Freaks, éditions Æthalidès, 2021 (parution le 24 août). LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : en médaillon, photographie de Muriel de Renvergé / Éditions Æthalidès.

Prochain billet le 5 septembre.

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