Patrick Corneau

« Toujours dans la lune ! » déplorait son instituteur. L’enfant, il est vrai, le regard levé vers la fenêtre, manifestait une fâcheuse propension à la rêverie. Tandis que sa mère s’affairait, que son père s’échinait et que ses sœurs se démenaient, Alban, lui, était autre part, allez savoir où ? On avait beau lui sonner les cloches ou lui secouer les puces : rien n’y faisait. Le goût pour la rêverie de ce dadais distrait persistait. Plus tard, il dirait qu’il n’est pas « absent » mais « présent ailleurs »…

Il y a des caractères ainsi faits, diront les fatalistes pressés. Des complexions ainsi conformées. Voyez Julien Sorel, aux premières pages du Rouge et le Noir. Juché sur le toit d’un hangar, un livre à la main, absorbé par sa lecture, il demeure sourd aux menaçantes injonctions de son père, un fier « scieur de planches », dit Stendhal, « un paysan dur et entêté ». C’est que cet homme voudrait bien voir son « vaurien de fils » mettre la main à la pâte, comme tout le monde.
Peigner la girafe, rêver, lire, écrire : autant d’activités qui n’en sont pas, aux yeux des tenants de la rentabilité et de la prétendue efficacité.
Deux mondes s’affrontent, qui paraissent irréductibles l’un à l’autre. Une morale de l’effort vient buter sur une absence, sur un vide, sur l’insaisissable, sur le je-ne-sais-quoi…

Comment ne pas songer ici à « La soupe et les nuages », l’admirable poème en prose de Baudelaire ? Par la fenêtre ouverte de la salle à manger, un homme (le poète), la part d’enfance en lui à fleur d’esprit, contemple « les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable ». Or, il a droit soudain à un « violent coup de poing dans le dos » : c’est que la soupe est prête, et que sa bien-aimée se tue sans doute à le lui répéter depuis un bon moment ! Mais Monsieur est ailleurs, lui aussi ! Les grands moyens ne sont pas de trop pour le rappeler aux nécessités vitales, aux réalités d’ici-bas dont la soupe est bien sûr l’emblème.
Il y a longtemps, aujourd’hui, que les yeux des poètes ont quitté azur et empyrée. Depuis Baudelaire, Nerval, Rimbaud, nous savons que la poésie n’est pas tant évasion qu’invasion, c’est-à-dire attention extrême aux réalités qui sont les nôtres. Nous savons que, si l’émotion lui demeure consubstantielle, elle n’en a pas moins sa part de contributions, d’ingérences, donc de responsabilités dans les affaires du monde.

L’enfant ne sait pas encore cela, lui qui conserve comme un instinct de survie son pouvoir de rêverie, fut-ce contre les récriminations de ses père, mère et maître d’école réunis. En classe, le maître parle trop, l’enfant rêveur ne s’exprime pas, il dessine. Il observe une feuille solitaire qui tremble au faite d’un arbre : son esprit bat la campagne.
Qu’adviendra-t-il de lui cependant, si ses grands yeux ronds comme des lunes et obstinément « dans la lune » ne peuvent plus s’ouvrir que sur le spectacle des horreurs et aberrations de cette triste planète ? Pour lui, s’il n’est à l’abri – et comment pourrait-il l’être ? – la frontière entre la représentation (images, fictions) et la décevante réalité est poreuse. Pas de matins où il ne se lève la peur au ventre. Certes, il a les pieds sur terre, le malheureux, mais le sol tremble sous ses pas ; même sa patrie d’azur et de nuées lui devient incertaine ; la feuille solitaire finira par disparaître. Il sait dans sa détresse que les horreurs de la réalité sont nécessaires en une mesure incalculable. D’où la mélancolie. Une chose est sûre : dans un monde aussi peu fait pour l’accueillir, il n’entrera jamais dans la chambre des noces.

Illustrations : (en médaillon) L’Indifférent (1717) de Jean-Antoine Watteau / dessin de Florence Koenig.

Prochain billet le 7 septembre.

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Patrick Corneau