Patrick Corneau

Les livraisons de la revue Les Moments littéraires se suivent et ne se ressemblent pas, mais restent indéniablement passionnantes tant le territoire de l’écrit intime est un monde en soi que l’on a jamais fini d’arpenter, d’explorer. Ce numéro 46 (2ème semestre 2021) a choisi de nous convier auprès, autour de Simone de Beauvoir.

Le journal intime de Simone de Beauvoir, diariste intermittente, est encore largement à découvrir. Les deux extraits inédits ici publiés appartiennent aux années 1945 et 1946 et sont présentés par Sylvie Le Bon de Beauvoir, la fille adoptive de l’écrivaine.
Le premier est un carnet de voyage tenu en 1945 lors d’un séjour à Madrid où l’écrivaine passa quatre jours, dans l’intention d’écrire un reportage pour Combat – le journal d’Albert Camus. Ce n’est donc pas l’œil d’une touriste mais celui d’une observatrice engagée qui retrouve une ville sous la botte de Franco, six ans après la fin tragique de la guerre d’Espagne et l’écrasement du peuple républicain. C’est aussi le regard d’une jeune femme qui vient d’une France en ruine, appauvrie, affamée où vêtements et aliments sont distribués parcimonieusement en échange de tickets ; elle est maigre, pauvrement habillée, chaussée de « galoches » (et sans bas !). C’est de ce fait, un éblouissement permanent devant l’abondance des victuailles et le luxe d’un pays qui, comme le Portugal, est resté neutre. De l’opulence apparente des beaux quartiers où elle réside, Simone de Beauvoir s’extrait pour arpenter les rues populaires et les faubourgs industriels de la capitale ; là elle observe une autre réalité, faite de pauvreté, de misère, d’injustice et d’inégalités criantes – conséquences d’un régime d’oppression dictatoriale et cléricale. La toute puissante Phalange veille, surveille, pourchassant les opposants, torturant les communistes dans les prisons. Cela n’empêche pas cette grande intellectuelle d’aller passer à deux reprises un moment au Prado pour y admirer les Flamands, revoir les Greco, Goya et ses dessins. On remarque ainsi ses fermes « engagements » esthétiques : « Je me rappelais beaucoup de choses. La peinture italienne m’ennuie horriblement aujourd’hui (sauf les primitifs). Il y a tout de même des Titien et des Véronèse qui me saisissent (le grand Charles-Quint que je trouve plus beau chaque fois), mais tout ce côté XVIe, mythologie, draperie et grandes compositions m’est insupportable. » Elle boit énormément de cafés-crèmes et lit pour se détendre des romans policiers… Son récit est fluide, précis et vivant, à mi-chemin du journal avec ses notations subjectives – parfois assez personnelles – et du reportage nourri de chiffres, de données, d’observations factuelles confortés d’un sens redoutable du détail significatif.

Le second extrait reprend les pages de son journal d’août 1946. Au travers de cette chronique parisienne, nous découvrons le couple Sartre-Beauvoir au cœur de la vie intellectuelle, artistique et politique parisienne. Après le marasme et les privations de la guerre, voici restituées la gaité, l’effervescence de cette période pleine d’espoirs : on veut croire que de cet atroce conflit mondial sortira un monde plus juste, plus heureux. L’effet de parallaxe avec l’actuelle sortie de pandémie n’est pas sans nous surprendre et nous interroger… On retiendra l’image d’un Paris qui n’existe plus. Le bouillonnement intellectuel, artistique et politique au cœur de Saint-Germain-des-Prés qu’animèrent les figures du célèbre couple Sartre-Beauvoir et leur « famille » (Genet, Giacometti et sa femme Annette, Jacques-Laurent Bost, Michel et Zette Leiris, Mouloudji, Michel Witold, Jean Cau, etc.) n’est plus qu’un lointain souvenir, une nostalgique image d’Épinal. Même les passions, querelles de l’époque où l’existentialisme était sous le feu des projecteurs, avec ses caves résonnantes de jazz et leurs « zazous », sont devenus des objets de curiosité pour spécialistes de la culture et historiens. Quant au Quartier latin, transformé en vitrine à fringues, ce n’est plus qu’une vague attraction pour touristes…
Restent quelques éléments dont la portée est toujours actuelle : la rupture avec Camus est déjà consommée en 1946 si l’on en croit les propos peu amènes de Simone de Beauvoir (et moins pour des raisons politiques qu’humaines, disons de tempérament et, semble-t-il, en l’ignorance des soucis de santé que connaît Camus à cette période) : « On a parlé de Camus qui ne se décide toujours pas à sortir son livre et Genet a dit, ce qui est très juste : « Ce qu’il y a avec Camus, c’est qu’il croit qu’il est déjà Camus. » Bost est complètement dégoûté de Camus et il a achevé de nous en dégoûter Sartre et moi. Il nous a raconté que les gens de Combat avaient invité gentiment Camus à un dîner en son honneur et qu’il s’était montré d’une telle arrogance que les types dégoûtés l’appelaient maintenant avec ironie « le grand homme » et avaient perdu toute affection pour lui ; il s’est fait longtemps tirer l’oreille avant de consentir à les accompagner en auto, non pas même jusqu’à Combat mais au métro Marbeuf, où il les a déposés ; il a parlé à Palle aussi avec un tel air de supériorité que Palle le vomissait par les yeux. Je pense que l’Amérique a achevé de le détraquer. Il y a une énorme peur, bien sûr, derrière tout ça. Dolorès écrivait à Sartre que Camus lui a dit un jour : « Oh ! à 30 ans tous les Algériens sont foutus ». Il paraît que, dans les interviews, il est de plus en plus désagréable pour l’existentialisme et qu’il se réclame d’une école ‘nord-africaine ». Le gouffre qui allait s’élargissant entre les deux amis (mais avec d’autres dont Raymond Aron) donnera matière à moult controverses qui perdurent aujourd’hui.
Et puis ce qui allait devenir le féminisme est en gestation. « Quel plaisir, remarque Sylvie Le Bon de Beauvoir et on ne la démentira pas, on a, au détour d’une page, de la voir réfléchir avec Sartre sur la situation des femmes et ajouter : « Décidément je voudrais écrire sur les femmes ». Hé oui ! Le Deuxième Sexe est encore à naître, dans trois ans. »

Dans La Force des Choses, Simone de Beauvoir évoque à plusieurs reprises Blossom Douthat, une jeune américaine (appelée Joan par l’auteur) qui, au cours d’un séjour en France (1957-1958), rencontre l’écrivaine. On trouve dans ce numéro un extrait du journal de Blossom pour l’année 1958 que Simone de Beauvoir qualifie, dans ses Mémoires, d’« extraordinaire » et d’« extravagant ». Et véritablement, il l’est ! Ne serait-ce que par l’admiration effrénée et ambivalente de Blossom pour la personnalité du Général de Gaulle qui l’obsède et dont les agissements lui paraissent beaux comme… du jazz ! La stratégie de l’action gaullienne pour accéder au pouvoir l’envoûte comme un air de jazz : « C’est beau, c’est trop beau, c’est du jazz. » Claudine Krishnan retrace l’existence de la très étonnante Blossom et le parcours des 17 volumes de son journal qu’elle laissa à Simone de Beauvoir dont elle fit sa prestigieuse légataire avant de revenir à Providence aux États-Unis où elle vit toujours.

Je n’ai pas la place de commenter davantage le sommaire de ce riche numéro, mais j’ai particulièrement apprécié le portfolio d’Olivier Roller intitulé La Muette et regroupant une série de portraits que le photographe a réalisés de sa mère au fil des ans. Ce regard clinique sur le travail (les stigmates) du temps est saisissant, bouleversant. Il induit, comme le remarque Jacques Goulet, non quelque morbide voyeurisme mais une indicible empathie et finalement une possible fraternité.
Enfin, après le passionnant Journal 1964 de Benoîte Groult (plus cash je meurs ! Quelle liberté d’esprit !) les notes que Yaël Pachet (choriste au sein du chœur permanent d’Angers-Nantes Opéra) a prises durant la pandémie du Covid où elle tente de circonscrire comme écrivaine un territoire personnel sont remarquables et dignes en finesse inspirée du regretté Pierre Pachet, son père.

Les Moments littéraires, Revue de littérature, n° 46, 2ème semestre 2021, « Autour de Simone de Beauvoir ». LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : En médaillon, photographie de Simone de Beauvoir à Milan en 1946 ©Droits Réservés / Les Moments littéraires.

Prochain billet le 22 juin.

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Patrick Corneau