« L’air était hier si tiède et si parfaitement immobile — les choses ne penchaient ni à droite ni à gauche.
Mon Dieu, accordez-moi de ne désirer que vous — et surtout de ne rien désirer.
Ma cousine a acheté un escargot portugais et j’en voudrais un ; elle a eu un accident de girafe et je ne suis jamais monté à girafe. Mes amis ont lu un guide des Canaries — et moi pas — il paraît que c’est si bien !
Je ne peux plus entrer chez quelqu’un sans en ressortir blessé de plus de flèches que Saint Sébastien : je voudrais ce miroir préhistorique et ce coupe-papier en fer blanc. Comment faire puisqu’on n’en fabrique plus ? Je ne pourrai me procurer que des objets plus savants et plus chers. Mais ce ne sera jamais Cela.
Cela qu’ont les autres et que je n’ai pas.
Souvent je crois l’avoir possédé. Tous les jours je rentre en le serrant sur mon cœur. Il m’est cher après toutes ces poursuites. Mais le lendemain une nouvelle rencontre me montre mon effort inutile.
Si je pouvais ne plus pencher à droite et à gauche, mais demeurer immobile comme cette belle journée. »
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« L’homme qui ne reconnaît pas de valeurs est parfaitement libre. Cet homme, suivant Lao Tseu, considérant le laid comme corrélatif du beau et le mal comme corrélatif du bien, demeure à l’écart et laisse devenir les êtres ce qu’ils doivent devenir sans les contrecarrer. Il les traite comme des chiens de paille. Rien ne vaut à ses yeux, et même rien n’existe à l’état de nature distincte. C’est de l’inexistentialisme puisque les termes de l’équation du monde finalement s’annulent. Plus de valeurs.
C’est bien de retour à la Nature qu’il s’agit dans cet inexistentialisme, et son adepte pourrait formuler cette prière courte et significative :
PRIÈRE
Nature qui ne fais aucune différence entre les êtres et pour qui le jour et la nuit sont équivalents,
fais en sorte que je considère les hommes comme des insectes, les insectes comme des hommes et le Tout ensemble comme un Rien.
Délivre-moi du mal c’est-à-dire de la croyance que quelque chose soit à éviter et par conséquent de la peur et du scrupule ; délivre-moi du bien c’est-à-dire de la croyance que quelque chose puisse être désiré, et par conséquent de l’envie, de la jalousie, de la cupidité et de l’orgueil.
Donne-moi la liberté du vent. »
Ces deux textes de Jean Grenier faisaient partie de « La liberté contre les valeurs » paru à l’été 1948 dans le cinquième des Cahiers de la Pléiade ; ils ont été republiés dans Ombre et lumière chez Fata Morgana (1986).
Illustrations : En médaillon, Jean Grenier tenant un masque copte photographie de Daniel Wallard / Éditions Fata Morgana.