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Les Moments littéraires n°45 Diaristes belges

Patrick Corneau

Les Moments littéraires, revue de l’écrit intime que j’ai déjà présentée malheureusement trop rapidement poursuit la série des numéros « géographiques » entièrement consacrés aux diaristes francophones d’un pays. Après les écrivains suisses romands (n°43, Amiel & Co, janvier 2020), le numéro 45 est dédié aux diaristes belges francophones.
Livraison très ouverte et éclectique puisque le registre de l’ « égodocument », comme on dit maintenant, va des carnets d’un cinéaste (Luc Dardenne) au journal graphique (Paul Mahoux), du journal daté (Henri Bauchau) au journal sans date (Caroline Lamarche). Et de fait, la richesse de l’écrit intime belge transparait au travers des dix-huit textes sélectionnés. Un portfolio de huit autoportraits d’Anne De Gelas complète le sommaire et montre l’apport de la photographie dans l’écriture de soi. Après une introduction de Marc Quaghebeur (Directeur honoraire des Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles), ce numéro propose des extraits des journaux ou carnets intimes de Henry Bauchau, Luc Dardenne, Anne De Gelas, Maurice De Wée, Luc Dellisse, Laurent Demoulin, José Dosogne, Marc Dugardin, Lydia Flem, François Houtart, Sara Huysmans, Caroline Lamarche, Stéphane Lambert, Marcel Lecomte, André Leroy, Maurice Maeterlinck, Diane Meur, Jean-Luc Outers.
Hormis le journal de Maurice Maeterlinck, tous ces textes sont inédits.

Dans sa présentation Marc Quaghebeur montre l’extraordinaire variété de formes que revêtent les écrits du JE (carnets, journaux, autobiographies, etc.) mais également la manière dont les auteurs investissent le support auquel ils ont recours avec un travail plus ou moins élaboré de l’écriture : entre dépôt spontané pour soi d’un mouvement de conscience (affects, impressions, humeurs) et laboratoire où l’écrivain réfléchit sur l’œuvre en cours (bien fondé des choix, doutes, hésitations, difficultés rencontrées, etc.) mais aussi la construit. Par ailleurs la mise en scène réfléchie de soi-même peut être plus ou moins intro- ou extravertie selon que l’on ouvre celle-ci à l’actualité du moment, à l’Histoire ou non en la confinant aux seuls états et mouvements du « baromètre de l’âme » comme disait Pierre Pachet. Enfin les types d’écriture du JE qui se révèlent dans ces différentes variations doivent en outre être articulés aux structures et mentalités des pays dont elles émergent. Comme le fait remarquer Marc Quaghebeur : « Rien que pour les espaces européens de langue française, les différences sont notoires. Si l’introspection protestante est rarement le fait des Belges, la recomposition autobiographique est plus prégnante en France – avec la forme de fictionnalisation qu’elle implique. » Cette incidence des mentalités et culture propres à une aire géographique et notamment lorsqu’elle émane d’un « petit pays » fait précisément l’objet d’une réflexion de Stéphane Lambert dans une page de son Carnet printemps-été 2020 de ce même numéro (« Se tenir au bord du fleuve », pp. 157-170). Elle est intéressante, même si elle peut être interprétée aussi comme une sorte de plaidoyer pro domo de l’écrivain pour promouvoir son idiosyncrasie, son incomparable différence dans un paysage littéraire encombré :
« La France se complaît dans l’idée que sa culture a été longtemps le centre du monde, ce qui, à l’échelle européenne, est déjà contestable. Elle oublie dans ce « longtemps » et dans ce « monde » des millénaires et des continents.
Les grandes nations sont comme les grandes religions. Leur histoire et leurs institutions couvent sous leurs ailes les tremblements métaphysiques de leurs ouailles. Le sentiment d’appartenance à une identité qui dépasse l’individualité est une forme de foi. Chacun y vit à l’abri de ses peurs puisqu’un destin collectif gouverne les communes préoccupations. Il n’en est pas de même pour les petits pays engendrés par les soubresauts de l’histoire des grands. Leur destinée ne leur appartient pas vraiment. Il n’y a pas de profonde assimilation entre le peuple et la structure qui le supervise. Chacun y construit son propre rapport à la collectivité, chacun y est confronté au questionnement métaphysique sans recours à une appartenance nationale. Les esprits les plus superficiels y sombrent dans une vie bourgeoise à l’individualisme matérialiste exacerbé tandis que les âmes inquiètes cherchent des réponses dans des voies solitaires et des chemins singuliers sans repères préétablis. Ils créent des œuvres atypiques en dehors des canons et traditions des grandes nations. »

Les dix-neuf textes ou fragments ici assemblés trahissent ou révèlent des personnalités et sensibilités extrêmement diverses* (oserai-je avancer que les voix féminines ont une poignance – pardon pour ce néologisme – que n’ont pas toujours leurs confrères ?). Ils plongent le lecteur dans des époques aux sensibilités différentes mais aussi dans des modes d’expression du moi plus que variés : journaux stricto sensu aux compositions ou recompositions a posteriori, voire au recours à l’absence de mots avec la photographie ou le dessin. Cette variété dans la façon de se dire a peut-être à voir avec la l’histoire (et la vocation ?) transculturelle de la Belgique, carrefour où confluent, s’interpénètrent les cultures anglo-saxonnes, nordiques, germaniques et latines ? La richesse d’ouverture qui en résulte est l’apport que ce florilège invite sans doute le plus à apprécier autant qu’à réfléchir. À cet égard, la comparaison avec le numéro des Moments littéraires consacré aux Diaristes suisses s’avère révélatrice.

* Notons que la contiguïté des textes avec ses effets de contraste dans la succession est redoutable et peut même se révéler dévastatrice pour certaines plumes, ainsi les émois un peu versatiles de Stéphane Lambert sont manifestement à la peine après la gravité émouvante du Journal sans date de Caroline Lamarche…

Les Moments littéraires n°45, Diaristes belges. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustration : ©Les Moments littéraires.

Prochain billet le 15 mars.

[Les lecteurs abonnés ont reçu un mail concernant la publication d’un billet sur Sainte-Beuve ce jour, c’est une erreur de programmation de ma part. Le billet a été retiré et sera republié ultérieurement.]

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Patrick Corneau