Lorsque j’ai dégagé le livre de son étroit emballage de carton et l’ai ouvert, il s’en est dégagé une senteur étrange, entêtante, un mélange d’odeurs d’encre, de colle, de bois humide. C’était de très bon augure. Et effectivement ce livre de format moyen (16,5 cm/24 cm, 72 pages) est parfait, matériellement et littérairement, il comble harmonieusement le voir et le toucher, le sentir et le lire… On a grand plaisir à le manipuler, le retourner, faire défiler les pages et les photographies… Un coup d’œil à la fin du volume nous apprend qu’il a été imprimé en France par Escourbiac à Graulhet (enfin un « produit éditorial » qui n’a pas été confectionné à bas prix en Lituanie ou Bulgarie). Je n’ai aucune idée de l’endroit mais ce toponyme sonne très plaisamment à l’oreille et la ville doit être charmante.
Avançons un peu dans notre découverte et notre plaisir. Parlons un peu de l’auteur, Jean-Loup Trassard, même si je le connais un peu pour avoir présenté Verdure, des chroniques, son dernier livre aux éditions Le Temps qu’il fait où il a contribué à la collection Textes & Photographies avec pas moins de quatorze titres depuis Territoire (1989) jusqu’à Manivelles et valets qui paraît aujourd’hui et fait suite par son propos à Inventaire des outils à main dans une ferme (1981 & 1995) ainsi qu’à Objets de grande utilité (1995).
Jean-Loup Trassard est né à la campagne, dans la Mayenne, l’été 1933. Dès l’ouverture du texte, il nous confie « Dès ma petite enfance j’ai ressenti de l’attirance pour la ferme. » Ce monde, il l’a observé et aimé pour sa noble vocation nourricière bien sûr, mais surtout pour sa sobriété, son sens de l’économie (rien de trop, juste assez pour vivre en autonomie) qui va de pair avec le respect accordé aux êtres et aux choses, aux objets particulièrement qu’ils soient domestiques ou utilitaires : « Dans chaque ferme, les cultivateurs utilisaient pour leur ménage ou le travail agricole tout un peuple d’objets et d’outils qui, en se transmettant, quoique usés, les suivaient comme la chevelure d’une comète. Parmi ces objets, bon nombre demeurent à la maison depuis longtemps. D’autres, je les ai prélevés à la fin des artisanats ou au départ en retraite des fermiers quand ils mettaient en tas pour jeter ce qui ne devait plus servir. Les objets, si muets qu’ils soient, parlent d’un temps où il m’est agréable de retourner en pensée, celui des bougies cahotées dans les chemins nocturnes, tandis que les outils laissent entrevoir le secret des matières qu’ils explorent comme intermédiaires entre notre corps et le bois, la terre, le fer…». Cet attachement aux objets – dont certains sont de modestes instruments – Jean-Loup Trassard le célèbre ici par des descriptions à la fois minutieuses et extrêmement poétiques. Sauver de l’oubli les objets, c’est aussi restituer la mémoire de ceux qui les ont conçus, s’en sont servi et les ont transmis ; et, tout autant, raviver leurs jours, leurs peines. On constate par ailleurs que c’est un monde où tout se tient, tout est solidaire contrairement au nôtre où tout est divisé, isolé, dispersé. Ainsi la machine que ce soit celle à préparer la nourriture des bêtes (vaches, chevaux), à affûter faux et faucilles, la baratte, la scieuse, le broyeur de pommes, etc. est-elle, à travers la manivelle qui sert à l’actionner, le lien entre les règnes végétal, animal et humain ; car en bout de course, c’est bien de nourriture dont il s’agit (le beurre, le fromage, la farine, le cidre), donc de la vie, de son entretien, de sa perpétuation auquel tous (vivants et non-vivants) collaborent. L’ingéniosité simple de ces appareils fait que notre regard sur la technique change : sans elle ni bêtes, ni hommes ne peuvent coexister. Elle sert à co-construire un monde fonctionnellement en équilibre, un écoumène harmonieux où chacun « a » sa place et « est à sa place ».
On voit par là qu’il serait un peu court de réduire les évocations de Trassard à un « revival » nostalgique des bonnes choses d’antan. Non, il sait la rudesse de ces vies anciennes où les corps étaient durement sollicités, brisés au seuil de la vieillesse, mais il nous montre qu’elles formaient un monde à échelle humaine, un monde en soi, un monde qui tenait et se maintenait parce qu’il avait du sens – dans les deux acceptions du terme : il était sensé et il était orienté (un destin collectif), relié (au monde, à autrui), alors que le nôtre est insensé parce que absolument désorienté – tout va à vau-l’eau – et dangereusement déréalisé. Ne parlons pas de la tragédie du monde agricole, lui-même en perdition, où l’on relève un taux de suicide alarmant, deux par jour, dit-on. Les derniers paysans ont disparu, ne restent que ces objets dont le minutieux catalogue hésite entre mélancolique reviviscence et déploration funèbre d’un monde aboli.
Les vingt pages finales sont consacrées aux derniers parmi les derniers : les valets et commis de fermes. On ne peut même parler de prolétaires tant leur condition était misérable. Trassard en fait un portrait sans concession : « Le valet de ferme était un être totalement démuni, il avait juste les vêtements – il disait mes effets ou mes hardes – que ses parents lui donnaient, placés dans une vieille armoire pas trop grande qui le suivait. » Sa seule propriété était son corps et sa force de travail, corvéable à merci, un couteau et parfois pour les mieux lotis un vélo… Décrite ici avec la placidité du constat, leur existence est proprement terrifiante par son inhumanité, par les souffrances et humiliations endurées. Bref, le malheur à l’état pur endossé dans une inconscience, une acceptation que l’on ne peut même pas qualifiée de servile – servilité qui serait imputable à l’avidité du patron fermier. Non, employeurs et employés, tous sont pris dans la nasse qu’est la ferme, cette grande machine qui croise une multiplicité de cycles naturels – et donc ne s’arrête jamais comme la vie. Il n’y a, me semble-t-il, pas eu d’aliénation plus absolue que celles des valets de ferme, pauvres gens qui n’avaient pas même d’identité puisque le patron ou la patronne disaient « le gars chez nous », pas de prénom… Leur évocation se clôt par ces lignes on ne peut plus lapidaires dans leur raide stoïcisme : « Les valets de ferme sont des souvenirs déjà lointains. Aujourd’hui, après le passage des machines, les champs sont vides de toute présence. À cause des poisons répandus, les oiseaux, même, ont disparu. » Seul règne dorénavant dans les campagnes l’effroyable silence de la mort.
En revanche, on ne saurait passer sous silence, le beau contrepoint de la douzaine de photographies noir & blanc réalisées par l’auteur, consacrées à des ustensiles usés, patinés par l’usage et le temps. On ne peut mieux voir là meilleure illustration de ce que les Japonais appellent wabi-sabi, ce concept esthétique, ou plutôt cette disposition spirituelle, dérivé de principes bouddhistes zen qui célèbre la vie dans sa perfection imparfaite, la beauté qui se cache dans l’inhabituel, les lieux ou les objets passés de mode qu’on néglige ou qu’on n’apprécie plus. Il y a une beauté silencieuse dans le simple panier de jonc tressé qui semble attendre la main qui le saisira, le battoir de lavandière avec ses nœuds dans le bois qui le font ressembler à un masque à tête de diable, la lanterne protégeant sa bougie qui, peut-être, fut « cahotée dans les chemins nocturnes »… Les objets sont simplement posés sur une table, sans décor, solitaires dans leur simple présence muette, beaux dans la royauté de leur ipséité ; une lumière douce, un peu rasante vient magnifier le poli de leur usure ou accuser les accidents de leur maniement ou de leur délaissement.
Quand on combine texte et images, la principale entrave est la tautologie : la mortelle répétition d’une même chose énoncée deux fois. Or rien de tel ici, la photographie est une autre façon de raconter dans une temporalité différente de celle de la lecture : elle mène volontiers – pour qui en a le goût et les dispositions – à la contemplation.
Manivelles et valets de Jean-Loup Trassard, Coll. Texte & photographies, Les éditions Le temps qu’il fait, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).
Illustrations : en médaillon Jean-Loup Trassard, photographie de Renaud Monfourny – photographies en noir & blanc de Jean-Loup Trassard / Éditions Le temps qu’il fait.