Patrick Corneau

Il y a dans ces 90 pages un charme indéniable qui, je l’espère touchera aussi le lecteur. Charme poignant ajouterai-je, car il nous vient d’un homme, Jacques Le Brun, qui a été emporté par le covid il y a moins d’un an et ne se doutait pas que les lignes qu’il rédigeait seraient les dernières, qu’elles seraient ses adieux au monde. Ce livre de souvenirs est donc un testament, même s’il n’en avait pas l’intention initiale et c’est ce qui le rend extrêmement émouvant. L’autre élément qui nous a retenu est la facture même du livre. Pour le moins surprenante puisque l’auteur se confie sous le régime de la troisième personne : il. Nous sommes donc devant une étrange autobiographie de laquelle le je se serait absenté. Ce n’est pas une coquetterie de littérateur : l’impasse faite sur la première personne crée une distance, un écart qui imprime au propos une certaine objectivité, celle de l’historien. Ce subterfuge grammatical permet à l’auteur de se quitter lui-même pour rejoindre un plan où il apparaît dans une dimension plus conjoncturelle, plus contextuelle. On peut donc parler d’une hétéro-biographie qui n’a pas moins d’intensité qu’une confession mais dont on aurait fait disparaître les scories, le fameux « petit tas de secrets » qui contraint le regard à une dommageable myopie. Ce n’est pas davantage la lente chute, la beauté des jours revues au télescope des années. Non, Jacques Le Brun focalise son regard sur ces moments privilégiés, ces événements ou rencontres parfois anodins (parce que noyés dans le tumulte de la vie) où quelque chose s’est noué, cristallisé et a fait bifurqué l’existence ou l’a infléchie de façon irréversible. Collection d’images « que le temps nous fait croire fondatrices » mais qui ne sont pas, précise Jacques Le Brun, des fragments d’autobiographie : « Elles ne racontent pas une vie mais en recueillent des échos dans des présents. Le temps ne s’y déroule pas homogène ou linéaire, il se brise sous l’effet des événements du monde, et sous celui des altérations du corps qu’imposent maladies ou accidents, il fait vaciller l’avant et l’après, il fait aussi apparaître des points de lumière ou plutôt d’une éclatante obscurité ; ni révélations, ni épiphanies, mais possibilité d’ouverture à un futur, ce futur qui permettra un jour de les penser, de les dire, de les construire et de les écrire en forme de généalogies. »

Jacques Le Brun désigne ces éclats de mémoire par le mot Denkbilder, « images de pensée », en référence à un des livres les plus attachants de Walter Benjamin : Images de pensée, un ensemble de textes, essais et récits parus dans différents journaux entre 1925 et 1935 où Benjamin rapporte des expériences recueillies au cours de ses voyages mais aussi bien d’autres observations et questions qui sont au cœur de sa réflexion philosophique. Manière d’hommage et aussi de dette à l’égard d’un penseur qui l’introduisit à la lecture d’Angelus Silesius, puis à l’étude des mystiques médiévaux et modernes, comme maître Eckhart, Jacob Boehme, Jean de la Croix, dans un parcours intellectuel qui permit à Jacques Le Brun de devenir l’éditeur des œuvres de Fénelon dans la Bibliothèque de la Pléiade. 
Dette à l’égard aussi de ceux qui nous ont précédé (dans et hors de notre milieu familial) et transmis par des paroles, des livres ou le simple exemple de vies accomplies, les conditions intellectuelles, sociales et affectives nécessaires pour nous permettre de faire des choix, nous orienter dans l’existence, nous émanciper de nombreuses sujétions et construire ce qu’on appelle un destin (que Jacques Le Brun préfère appeler « généalogie »). 

Dans cette généalogie des lieux et moments décisifs, tout n’est pas équivalent, loin s’en faut. Il y a forcément un événement qui surpasse tous les autres, qui a véritablement vocation à fonder une complexion, une sensibilité, une vision du monde. C’est l’acte inaugural que Jacques Le Brun place au départ de tout et qui, de son poids symbolique, et même métaphysique, inspire ou conditionne ce qui va suivre. C’est le récit qui ouvre cette suite de vignettes et s’intitule précisément « Une scène inaugurale ». Un petit garçon assiste avec ses parents à une messe un dimanche ordinaire dans les années 30 dans la chapelle de la rue Blomet dans le 15ᵉ arrondissement. Comme tous les dimanches, il imite ses parents et les autres fidèles qui inclinent la tête vers le sol au moment de l’élévation. Mais cette fois-ci quelque chose se passe, imprévu : « Il ne suit pas le mouvement de l’assistance, il garde la tête levée avec l’intention précise de voir ce que les autres, et ses parents à ses côtés, évitent ou refusent de voir. Il « voit », mais il voit « rien », non pas une pure et simple absence, mais il voit que c’est devant « rien » que les têtes se baissent en un geste de respect et de vénération. (…) Mais s’il semble ne voir que ce que les autres pourraient voir, il est frappé par ce « rien » qui s’offre à sa vue. Il ne se passe rien de ce dont on lui a parlé, rien d’extraordinaire, rien de « sacré », rien qui troue ou brouille l’ordre des choses, l’ordre de ce qui s’offre aux yeux. »

Et Jacques Le Brun de commenter ce séisme intime : « Il y aurait donc un « rien » capable de susciter le mouvement de la foule, un rien dont on ne dit rien, dont il n’y a rien à dire, mais qui est, plus que tout, important. Il sait qu’il vient de recevoir un privilège, un privilège qu’il doit à sa seule volonté et à sa transgression des rites et des croyances, le privilège de savoir. Désormais tout sera comme avant, mais tout est devenu tout autre par ce « rien » découvert derrière les apparences : le monde, les êtres et les choses seront minés de l’intérieur par ce « rien » devant lequel on s’incline, mais paradoxalement ce « rien » est ce qui permet aux êtres et aux choses de ne pas être pure apparence, de ne pas être seulement ce qui se montre, ce qui se voit, ce qui se touche et cause sensations et affects ; ce rien leur permet d’être supportés, d’être soutenus, peut-être provisoirement mais peut-être durablement (au-delà et en deçà de tout ce qui est « religion », « sacré », moment liturgique, etc.), d’exister par ce « rien » (…) La négation est entrée dans sa vie et en sera le signe, non pas destructeur, mais constructeur, le « rien » donnera l’être dans le moment même où il en révélera la caducité ; c’est un moment inaugural que cette messe de la rue Blomet dont le souvenir en lui ne s’effacera jamais. »

Ce rien sera le ferment de sa vie et de son œuvre : « les choses se passeront comme avant, les croyances se maintiendront, les rites seront tous accomplis, mais pour ainsi dire ruinés de l’intérieur tout en étant, de cet écart, vivifiés ». Cette révélation le suivra toujours, souvenir non pas effrayant mais conscience d’une découverte autant intérieure qu’extérieure ; ainsi quatre ou cinq ans plus tard lorsqu’il accompagnera les derniers instants de son arrière-grand-mère prend-il une intense conscience de ce qu’est la mort. Le souvenir de la scène inaugurale dont il ne pouvait alors rien dire, non seulement l’aidera à affronter l’expérience de la mort mais soutiendra la construction d’une généalogie secrète, d’un for intérieur à partir des désirs, des émotions, des accidents et des rencontres qu’offre la vie.
Cet événement de la chapelle de la rue Blomet n’est pas sans m’avoir évoqué l’instant crucial et fondateur que décrit Jean Grenier dans le chapitre des Îles intitulé « L’attrait du vide » : « Quel âge avais-je ? Six ou sept ans je crois. Allongé à l’ombre d’un tilleul, contemplant un ciel presque sans nuages, j’ai vu ce ciel basculer et s’engloutir dans le vide : ça a été ma première impression du néant, et d’autant plus vive qu’elle succédait à celle d’une existence riche et pleine […] Dans ce trou béant, tout absolument tout risquait de s’engloutir. […] Il en résultait une quasi parfaite indifférence, un apathie sereine – l’état du dormeur éveillé. » On sait l’impact qu’a eu ce sentiment d’étrangeté intérieure sur l’esprit d’Albert Camus…

Comme l’indique la belle citation de Michel de Certeau qui figure en exergue*, Jacques Le Brun nous rappelle que, certes une généalogie se fait à l’encontre des lois de la famille ou de la société par tous ces hasards recueillis ou refusés, mais surtout par un deuil de toute « vérité » qui fait penser, travailler, écrire. « Ce deuil fait advenir un « rien » plus réel que tout objet, toute image, tout souvenir, car du rien au réel il y a parenté étymologique, une chose, res, une pure chose. Ce rien on ne peut qu’essayer de l’écrire. Alors pourquoi ne pas consacrer son travail à explorer les différentes formes sous lesquelles, en des temps et des lieux, en des sociétés et des civilisations les plus divers des hommes ont tenté d’affronter ce rien et en ont trouvé des possibilités de vivre ? » 
On ne peut mieux résumer à la fois le propos puissant ainsi que le bel et ultime enseignement de ce petit livre profond et touchant qui se termine de façon prémonitoire par l’expression vixit, « il a vécu », que les Romains utilisaient pour dire qu’il est mort…
* Il faut qu’il n’y ait rien pour qu’on y croie ; il faut que « rien ne subsiste » de la chose pour qu’on « marche » ou qu’on écrive. Michel de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987.

La chapelle de la rue Blomet de Jacques Le Brun, Éditions Encre marine, Les Belles Lettres, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : en médaillon Jacques Le Brun, photographie de Jérôme Paconi ©Le seuil / Éditions Encre marine.

Prochain billet le 23 mars.

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Patrick Corneau