Patrick Corneau

Voilà un livre qui en étonnera plus d’un. Dames de cœur et d’ailleurs vient d’une autre planète. Son propos nous vient d’une époque qui, parce qu’elle n’est pas si lointaine, disons le mitan du siècle dernier, nous surprend et nous déconcerte par l’esprit et l’air qui le portent. En effet, il y a là « tout un monde lointain » qui vient pointer, détourer par contraste le malaise, la désespérance actuelle, passez-moi l’expression : toute la chiennerie ambiante. Un monde où la cordialité, la gentillesse et par-dessus tout l’amitié étaient le socle des rapports humains. Dans un monde où les terribles réseaux (a)sociaux ont balayé la civilité, l’aménité, l’urbanité – je ne suis d’ailleurs pas sûr que leur emploi et même leur signification aient encore cours – l’attention aimante de Jean Chalon à l’égard de quelques personnes de choix paraîtra étrange, sans doute dérangeante et, espérons-le, édifiante. Pour ma part, je l’ai reçue comme un cadeau réconfortant, une sorte de cordial, au sens originel de potion revigorante, revitalisante…

Mais j’imagine déjà les critiques acerbes qui vont tomber sur ce livre d’entretiens avec ces dames et reines de cœur : frivolité, sensiblerie mondaine, bibelot de et pour salonnard, etc. 
Il faut cacher la profondeur. Où ça ? A la surface ! conseillait Hugo von Hofmannsthal et c’est bien ce qui est à craindre chez certains : la raideur de leurs préjugés les feront glisser, patiner à la surface du texte sans voir ce qui affleure ou s’y reflète…

Faisons l’honnête effort d’une lecture sincère, d’un regard ouvert, d’une disponibilité à ce qui possiblement ne nous ressemble pas et pourrait nous enrichir, nous grandir, nous améliorer (mais qui le souhaite ?).
Rappelons d’abord que l’auteur, Jean Chalon, a connu le succès avec une série de biographies consacrées à des femmes célèbres, de Natalie Barney à Colette en passant par Alexandra David-Néel, George Sand, Marie-Antoinette ou Liane de Pougy, ainsi que par la publication de plusieurs volumes de journaux intimes notamment son Journal de Paris, témoignage irremplaçable sur la vie mondaine et intellectuelle de toute une époque. Celui qui fut un journaliste, un critique littéraire influent au Figaro Littéraire de 1961 à 2006 nous revient comme mémorialiste avec ce florilège de portraits plein d’esprit et de charme où il entreprend de faire le bilan de tout ce qu’il doit aux femmes, proches ou lointaines, qu’elles aient été des rencontres marquantes de sa vie ou qu’elles l’aient accompagné depuis toujours dans ses lectures. Au-delà des anecdotes les plus savoureuses, il s’agit pour lui de cerner ce qu’elles lui ont appris, ce qu’il retient de leur fréquentation assidue. Aussi n’est-il pas étonnant que plusieurs inconnues voisinent, dans cette galerie, avec quelques-unes des femmes les plus célèbres du vingtième siècle.

Comme il le note à propos d’une de ses confidentes un peu huppée capable de parler à tout le monde, Jean Chalon est aussi à l’aise avec une duchesse qu’avec Madame Alsina, la reine des épicières de son quartier, dès lors qu’il leur porte la même attention amicale et respectueuse. Au fil de ces pages on croisera donc Natalie Barney, Marguerite Yourcenar, Violette Leduc, Françoise Sagan, Leonor Fini, Florence Jay-Gould, Ella Maillard, Lola Flores, Anaïs Nin ou Louise de Vilmorin, des amitiés livresques comme Marie-Antoinette, George Sand, Colette, Alexandra David-Néel mais aussi quelques passantes plus anonymes mais non moins hautes en couleurs comme « La Hussarde », « La fille d’amour » ou d’autres figures pittoresques des Batignolles ou rencontrées pendant son enfance au pied du mont Ventoux à Carpentras. Aussi Paris, l’Andalousie et la Provence se croisent et le temps en vient à ne presque plus compter dans la mémoire de Jean Chalon tant toutes ces dames d’antan sont ses contemporaines par le cœur.

Un livre profond dans sa légèreté, écrit dans un style brillant où l’érudition et le plaisir font bon ménage, et qui par-delà la nostalgie des souvenirs nous donne une roborative leçon de vie et d’optimisme. Car ce qui gagne ici, ce qui scintille dans ces vignettes où la ferveur amicale n’empêche pas l’exactitude du trait – qui peut ne pas être toujours à l’avantage du modèle – c’est l’extrême probité de Jean Chalon. S’il est sur le motif avec une pleine et entière lucidité comme tout bon proustien, l’humour léger et tendre, un sens aigu de l’autodérision l’empêchent de verser dans la pochade vinaigrée ou vengeresse. Ceux qui espèrent découvrir de sales petits secrets observés par le trou de la serrure en seront pour leurs frais. Ainsi, parmi d’autres, le portrait aimant de sa sœur Juliette est admirable par sa retenue et sa fraternelle délicatesse. Pour être un homme de conversation et obtenir la confiance de qui on brigue ou espère l’amitié, il faut remplir une condition sine qua non : être dénué d’envie, de rancœur, bref de ressentiment. Surtout, il faut mettre un frein à l’obsession comparative qui mine notre société malade d’égalitarisme. Mettre en veilleuse la pulsion narcissique pour pouvoir, non pas s’abaisser, ni s’humilier devant autrui, mais par l’attention dédiée, la disponibilité offerte, l’accueillir dans l’entièreté de ce qu’il est : lui laisser la place de choix, lui faire la part royale. N’est-ce pas le principe même de l’hospitalité, de l’authentique politesse ? Ce qui se joue dans le : je vous en prie, après vous…

Ceci fait que Jean Chalon quelque part est un moraliste, mais un moraliste atypique, je dirai léger, comme on parle d’obèse léger : du poids mais pas de lourdeur, de la franchise sans pesanteur moralisatrice, pas de pénibles leçons de political correctness… plutôt l’exemple par la bonne éducation en acte, vivifiée par le goût de la liberté, le tact de l’amitié même si hanté par la secrète conviction que « rien n’a d’importance ». Enfin et indubitablement, un sens inné de l’admiration, un talent certain pour ce beau penchant qui ne s’apprend pas, ne se commande pas. L’admiration ne peut être l’objet d’un effort. L’attitude efforcée lui est incompatible. Chez Jean Chalon, on sent que l’admiration est un mouvement naturel de l’âme – ce « je ne sais quoi » qui la rend crédible et donc contagieuse pour nous, lecteurs. Jean Chalon est de l’espèce de plus en plus rare de ceux qui cultivent les trois A : l’Attention – l’Amitié – l’Admiration. Trois perles d’autant plus précieuses qu’elles sont devenues la part la plus congrue de « l’art d’être Français ».

Signalons que ce livre très à part est le quarantième volume des éditions la Coopérative en un peu plus de cinq ans. Qu’il me soit permis ici de féliciter Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, les fondateurs et maîtres d’œuvre de la Coopérative, pour le tour de force d’avoir résisté à la crise issue de la pandémie et maintenu contre vents et marées le dur désir de durer pour constituer peu à peu, avec dévotion, cette bibliothèque idéale qui, à chaque livraison, vient élargir et enrichir notre perception du monde.

Extrait : le truculent portrait de Madame Nerte, concierge.

Dames de cœur et d’ailleurs de Jean Chalon, éditions La Coopérative, 2021 (avec 20 illustrations N&B tirées des archives de l’auteur). LRSP (livre reçu en service de presse).

Jean Chalon n’a jamais accepté qu’un seul titre celui d’« ami des arbres » qui lui fut décerné par Marguerite Yourcenar. Il composa de petites célébrations dont celle-ci :
On a oublié que Dieu s’est souvent servi des arbres, ou même de simples buissons, pour parler aux humains. Paroles d’arbres, paroles de Dieu.
Les arbres n’ont pas besoin de maison. Les arbres sont à eux-mêmes leur propre maison.
C’est à se demander si les incendies de forêt ne sont pas de collectifs suicides d’arbres lassés d’être maltraités par les hommes.
Il faudrait écrire l’histoire d’une arche de Noé où les animaux seraient remplacés par des arbres.
C’est très curieux, les radiographies du corps humain montrent des branches et des feuilles comme si l’homme était un arbre souterrain dissimulé sous la chair. On savait déjà que les arbres étaient des hommes sans mains pour se défendre, sans pieds pour s’enfuir. On sait maintenant que les hommes sont des arbres !
La seule révolution est celle qu’accompliront, un jour, les hommes et les arbres quand leurs cœurs se mettront à battre à l’unisson.

Illustrations : en médaillon Jean Chalon, photo de Maurice Rougemont ©Leemage-Opale / Éditions La Coopérative.

Prochain billet le 27 mars.

Laisser un commentaire

Patrick Corneau