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Ci-git l’amer. Guérir du ressentiment

Patrick Corneau

Il m’a toujours semblé que seuls les philosophes qui abordaient la nature humaine sous l’angle psychodynamique* avaient quelque raison d’être lus. Autrement dit, il est illusoire de comprendre l’homme avec une rationalité dessaisie de celle des pulsions et des émotions qui l’habitent, déconnectée de ce qui constitue structurellement un individu : la finitude, son angoisse de mort, bref les fondements existentiels de sa condition. Une lignée de penseurs, souvent en marge de la philosophie stricto sensu, s’est efforcée à ce travail d’élucidation : ce fil va de Montaigne, en passant par le Descartes des Passions de l’âme, l’anthropologie pascalienne, les moralistes français, jusqu’à Nietzsche, Freud et aujourd’hui quelques francs-tireurs comme Peter Sloterdijk, Axel Honneth. Dans cette mouvance qui croise science comportementale et philosophie politique se place Cynthia Fleury. Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury est professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers et de la chaire de Philosophie à l’hôpital du GHU Psychiatrie et Neurosciences – par ailleurs elle est clinicienne, ce qui est loin d’être trivial : sa parole est gagée, engagée sur, à partir d’une expérience au plus près des patients. Cynthia Fleury publie un ouvrage sur un sujet absolument majeur pour saisir notre époque : Ci-git l’amer. Guérir du ressentiment. 

Je le dis sans précautions ni atermoiements rhétoriques : ce livre est une bombe. Une bombe qui implose lentement sur 322 pages… 
Comme pour quelques passions délétères comme l’envie dont j’ai déjà parlé, le ressentiment est une notion cardinale pour comprendre le naufrage civilisationnel que nous vivons, tant au niveau individuel du mal-être psychique qu’est la rumination victimaire que social et politique, avec les pathologies collectives qui gangrènent les démocraties et qu’exploitent la plupart des politiciens populistes (recherche de bouc(s) émissaire(s), quête d’une figure paternelle providentielle et salvatrice). Comprendre surtout la dialectique subtile entre dysfonctionnements individuels et collectifs, analyser ces deux registres, leur articulation et synergies mutuelles tant sur le plan matériel que symbolique. Cela suppose un regard englobant lumineusement exprimé par Cynthia Fleury avec les images dynamiques de l’amer, la mère, la mer qui s’imbriquent, se répondent, s’influencent…

En quoi le ressentiment caractérise-t-il notre époque ?
Voici comment Cynthia Fleury en dessine la généalogie. La pulsion de ressentiment est présente chez l’homme de tous temps. Il y a des moments historiques où les conditions socio-économiques et les fragilités culturelles viennent réactiver et renforcer cette pulsion. Aujourd’hui avec les crises, nous vivons un certain type de difficultés (déceptions, frustrations, désenchantement) qui, de fait, viennent alimenter cette tentation du ressentiment. Ce qui est surprenant est la manière dont notre époque investit cette pulsion. 

Et d’abord d’où vient-elle ? La récurrence des crises écosystémiques, socio-économiques et politiques qui mettent en échec la mondialisation ont fait émerger une instabilité, un sentiment d’incertitude que nous n’avons plus connu depuis la Seconde Guerre mondiale. Au début des années 2000, on avait déjà pu observer les premières failles dans ce panorama radieux issu des Trente Glorieuses. L’incertitude était connue au sens théorique, métaphysique même, mais là, surtout avec la pandémie, chacun en fait l’expérience très concrète, avec un impact sur nos vies personnelles, sans échappatoire possible. L’incertitude s’est banalisée et celle-ci va désormais être récurrente. Ceci provoque une fatigue psychique chez les gens, mais également une fatigue morale, un profond scepticisme. Or, la tolérance psychique à l’incertitude est nécessaire pour ne pas travestir nos valeurs. Celles-ci vacillent pour une raison très simple : la démocratie est fragilisée par son exigence de concrétisation des droits formels. La déception est en quelque sorte la structure de la démocratie. Il y a toujours un hiatus entre les droits formels et les droits concrets. Dans les démocraties adultes, il existe nécessairement ce présupposé que « quelque chose m’est dû ». Tocqueville l’avait, en son temps, déjà ressenti, en pointant ce mal qui s’abat sur l’homme : l’égalitarisme – et le fait qu’il devienne d’autant plus sensible à l’égalité que l’égalitarisation des conditions s’affirme. C’est là un phénomène logique, mais difficilement canalisable. La moindre inégalité blesse l’œil, avait-il dit, et l’insatiabilité de l’individu, en termes d’égalitarisme, est dévastatrice. Cette perversion, Pierre Bourdieu l’avait repérée en différenciant les « misères de position et de situation », ce que rappelle Cynthia Fleury : « Là où la seconde relève d’un fait objectif, la première relève de l’écart pressenti, de la comparaison avec autrui qui me nargue, du sentiment de non-reconnaissance et d’humiliation, du sentiment de ne pas avoir ce qui est « dû ». Les misères de position produisent le terrain parfait pour un déploiement du ressentiment individuel et collectif, si rien n’est fait pour calmer cela. » D’où la nécessité d’un soin, d’un soutien matériel, d’un soutènement économique (via les administrations, les hôpitaux, les universités) mais aussi symbolique qui donnera des capacités de sublimation à l’individu pour que celui-ci dépasse ses propres dérives ressentimistes. Le ressentiment doit donc être affronté et traité de façon politique en produisant de l’égalité, de la liberté ou de l’émancipation et non par la haine ordinaire et la violence (ainsi l’atteinte au langage que sont les vomissements quasi permanents sur les réseaux sociaux où chacun est dorénavant assuré de connaître 15 minutes de dénigrement ou de diffamation, inversion tragi-comique de la prophétie warholienne formulée en 1968). L’État social de droit doit s’efforcer de ne pas produire les conditions objectives du ressentiment et le sujet doit s’affranchir également, à son niveau, de cette pulsion archaïque. Car le seul rempart à la séduction de l’appel ténébreux reste la résistance individuelle. Évidemment, le plus simple pour les politiques est généralement d’instrumentaliser le ressentiment. C’est ce que, comme d’autres leaders populistes, fait Donald Trump, parfait politicien du ressentiment. Au lieu de s’ennuyer à produire des programmes complexes, il préfère une explication binaire du monde. Son programme peut/pouvait se résumer à « the Wall », soit : eux et nous. Trump utilise le sentiment victimaire en rappelant à ses partisans qu’ils sont lésés et qu’il va les protéger. Pour cela il lui faut produire du trouble sur la validité et l’efficacité d’un outil démocratique comme le système électoral. En annonçant à ses partisans qu’ils pourraient être victimes d’un non-respect de leurs votes, il a renforcé l’insécurisation émotionnelle de son électorat. Cette manière d’instiller le soupçon et de permettre le déploiement de thèses paranoïaques ou complotistes est typique de l’instrumentalisation du ressentiment**. 

Dans cette archéologie du ressentiment Cynthia Fleury s’appuie sur les quelques penseurs visionnaires qui en ont dessiné les linéaments et pressenti les effets dévastateurs.
Nietzsche bien évidemment dans La Généalogie de la morale : « L’homme du ressentiment n’est ni franc, ni naïf, ni loyal envers lui-même. Son âme louche, son esprit aime les recoins, les faux-fuyants et les portes dérobées, tout ce qui se dérobe, le charme, c’est là qu’il retrouve son monde, sa sécurité, son délassement ; il s’entend à garder le silence, à ne pas oublier, à attendre, à se rapetisser provisoirement, à s’humilier. »
Mais surtout le génial et controversé Max Scheler et sa grande étude L’Homme du ressentiment (1912). Face au ressentiment de l’homme moyen fait de « la rumination d’une certaine réaction affective dirigée contre un autre », Scheler condamne l’« humanitarisme bourgeois », la fausse pitié, le « cela me fait de la peine », déclassement total de la miséricorde chrétienne ou encore ce qu’il définit comme un altruisme dévoyé qui se paie de mots.
Plus près de nous, Cynthia Fleury analyse les sources du ressentiment collectif en reprenant les analyses d’Adorno, Winnicott et Reich. Pour ce dernier, le mal vient d’une gestion de nos émotions par la technique, à défaut d’être analysées et canalisées par un travail noétique et éthique. L’homme a renoncé à se comprendre lui-même et a délégué aux machines le soin des âmes, de son angoisse, de ses émotions de vide. En somme il a préféré inventer le divertissement – aurait dit Pascal – que d’assumer le face-à-face avec l’infini néant. Technique et mystique, au sens de mystification et mythologisation dogmatique, vont d’ailleurs de pair : ce sont deux types d’efficaces, d’instruments au service de la gestion des angoisses de néant, deux manières d’envisager le dogmatique – de façon relativement « soft » avec la technique, de façon plus « hard » avec la religion –, deux manières de faire divertissement. 
Un long chapitre est consacré à l’œuvre de Frantz Fanon et à la « décolonisation » du psychisme individuel et collectif.

Comment aller vers l’au-delà du ressentiment ? Comment dépasser cette tourmente, cette puissance d’enlisement dans la répétition ? Comment traverser l’« abyssale pensée » selon Nietzsche ? C’est l’épopée de l’amer se transfigurant en mer… 
Je citerai la synthèse donnée par l’auteur en fin de volume : « Plusieurs possibilités existent : la vis comica qui permet un retournement de l’angoisse et de ne pas être sensible à la piqûre des émotions tristes et mortifères. Les autres voies explorées sont celles du style et de l’œuvre, on pourrait parler de poiesis, de cet acte de faire et de penser, cet acte qui confine à l’art parfois, ou au savoir-faire ; et puis il y a bien sûr le chemin de la philia au sens large du terme, des vertus d’amour et d’amitié. Ces différents territoires offrent des possibilités de sublimation et de symbolisation absolument déterminantes pour échapper à la rancœur. Ils permettent deux choses : la création d’un monde commun et l’augmentation du Moi. »

Au fond, ce livre d’une exceptionnelle richesse est une ample et profonde réflexion sur l’origine de la violence ; par sa volonté d’expliquer ce « propre de l’homme » qui donne le pire comme le meilleur en conjoignant philosophie, anthropologie, sociopolitique, psychanalyse et surtout littérature (Dostoïevski, Huysmans, Mallarmé, Pound, Cioran), il me semble que Cynthia Fleury va beaucoup plus loin que l’homme de foi qu’était René Girard et ouvre davantage de perspectives heuristiques. Par cela même, elle gênera, suscitera du ressentiment, de l’envie, peut-être quelques éloges condescendants. Néanmoins le travail considérable sur l’individuation et l’État de droit entamé avec Les pathologies de la démocratie, La fin du courage, Les irremplaçables et Le soin est un humanisme trouve avec Ci-gît l’amer un point d’orgue qui ne manquera pas d’être dépassé avec un nouvel opus tout aussi passionnant.

« Tous ceux qui ont les yeux ouverts ont une conception douloureuse de l’existence » dit Cynthia Fleury. C’est ainsi, c’est le prix à payer. D’où la mélancolie. Aussi, j’aimerais donner à lire ce passage où Cynthia Fleury parle avec tant d’intelligence de la nostalgie, de la mélancolie huysmansienne, car j’y ai vu – on me pardonnera cette audace – comme l’esprit, l’intention ou plutôt la tonalité affective (ou musicale) qui anime en filigrane ce blog.

* Formule qui a l’avantage d’éviter de tomber dans les impasses du dualisme platonicien toujours à l’œuvre.
** Ces remarques sur l’actualité ne sont pas dans le livre mais issues d’un entretien de l’auteur pour le journal Les Échos.

Ci-git l’amer. Guérir du ressentiment de Cynthia Fleury, Gallimard, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Photographie ©Francesca Mantovani Éditions Gallimard / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 7 décembre.

  1. Serge says:

    Je vais aller acheter ce livre pour approfondir ce sujet troublant.
    En effet, à mon humble avis, le ressentiment, qui est l’une des réactions aux vilains qui vous font du mal,
    n’est pas forcément un sentiment négatif. Il peut être sain d’éprouver du ressentiment qui est le contraire de l’acceptation béate ou de l’indifférence végétale pour mieux comprendre ce qui vous arrive.

  2. Patrick Corneau says:

    Oui Serge, vous avez raison, cet aspect « positif » du ressentiment est d’ailleurs envisagé par C. Fleury dans le livre, mais tout est dans le dépassement de cette phase de conscience critique, y végéter et s’y complaire donne tous les maux qui gangrènent la vie sociale, le débat démocratique, etc.

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