Patrick Corneau

Si l’Italie est réputée être le pays qui cultive avec le plus de bonheur un certain art de vivre où se mêlent les bons sentiments et les dénouements heureux, elle est aussi la terre qui a produit les esprits les plus désenchantés, les satiristes les plus acerbes et les moralistes les plus drôles ; ainsi de la lignée qui court du poète latin Martial au regretté Ceronetti en passant par Guicciardini, Leopardi, Dossi et l’immense Ennio Flaiano que j’aime souvent citer ici et dont je viens de relire les carnets enfin rassemblés (1950-1972) avec des écrits oubliés sous le titre un peu surprenant de Jargon essentiel pour passer inaperçu en société, belle édition posthume que l’on doit aux éditions La Muette – Le Bord de l’eau et surtout à la ferveur de la traductrice Palmina Di Meo. Ces pensées, brefs récits, notes de voyages, feuillets intimes avaient primitivement paru chez Rivages poche en 1999 avec le titre Journal des erreurs (traduction de Christian Paoloni).

Émerveillement que de retrouver les perles de cet humoriste au ton doux amer, à l’humour légèrement grinçant, chez qui le trait d’esprit est toujours sur les marges ambiguës du burlesque et du grotesque, hésitant entre éclat de rire et froide mélancolie – l’un et l’autre laissant en nous comme une imperceptible douleur. Cette capacité à osciller aux frontières du tragique pour s’en détourner à temps et atteindre le versant du burlesque ou du sarcastique définit Flaiano comme un auteur d’une complexité extraordinaire, d’autant moins accessible, définissable qu’il a touché à tout : roman, critique littéraire et d’art, théâtre et cinéma, journalisme sans vouloir s’installer dans un genre à part entière. Souvent accusé de fainéantise, d’être un écrivain incomplet, Flaiano répondit à un journaliste qui lui demandait pourquoi il écrivait si peu : « Cher Monsieur, je n’ai pas de vocation littéraire. J’écris, ce qui est très différent ».

Mais d’abord, qui fut Ennio Flaiano ? Né en 1910, à Pescara, trop tôt disparu en 1972, ce flâneur des rues de Rome et de toutes les rives est sans doute bien connu des cinéphiles. Il fut le scénariste de Fellini, d’Antonioni, de Wyler et de quelques autres … Nouvel Archimède, il eut l’idée de plonger la pulpeuse Anita Ekberg dans les eaux de la fontaine de Trevi. Tel Dieu, il créa le paparazzo, et toute sa vie durant il ne cessa d’écrire, obtenant, en 1947, le prix Strega pour Tempo di uccidere (Un temps pour tuer, Gallimard, 2009). Il ne serait pas injuste, je crois, que désormais le renom vînt s’attacher aussi à l’immense écrivain qu’il est.

Dans quelques récits* déjà traduits notamment par les éditions Le Promeneur, Flaiano ressuscitait sous nos yeux la Rome quotidienne des dix années de l’après-guerre dans sa dominante grisée semée de taches de couleurs, avec son air vif et sec, les odeurs, les rumeurs de ses rues, de ses places, de ses bars, de ses trattoria, l’atmosphère saturée de ses soirées mondaines, avec tout cet esprit de dérision savoureuse et de gravité légère qui est à lui seul un charme dont nous avons perdu le secret.
Jargon essentiel pour passer inaperçu en société apporte autre chose, c’est un peu le laboratoire des pensées de Flaiano : notes, miettes de vie qui s’étendent d’avril 1950 à août 1972 peu avant sa mort. Le livre contient 360 notes auxquelles viennent s’ajouter les quelques 170 du cahier Don’t forget complété par un grand nombre de matériaux inédits (dont ce Jargon essentiel…) ou édités dans des quotidiens, des revues et en partie aussi dans des volumes imprimés mais non traduits en France.

Cette œuvre est par nature fragmentaire ; Jargon essentiel pour passer inaperçu en société est un livre éclaté aux vides nombreux, un journal intime qui respecte la chronologie extérieure, mais qui ne met en lumière que l’essentiel : « Inutile d’entrer dans le détail ».
S’il fallait résumer la singularité distinctive d’Ennio Flaiano, je dirais un sens aigu, épidermique de la mesure : dans les paroles, les regards, les gestes, les sons. Cette même mesure, exacte, discrète et ironique qu’il ne retrouve pas dans la société turbulente et affairiste de son (de notre) époque. Ni dans la foule « de photographes et de chasseurs d’autographes », celle « des espions du ministère de l’Intérieur, des provocateurs, des voyous, des agents du fisc, des obsédés sexuels, des journalistes, les inévitables prostituées, un comité international et quelques syndicalistes. De même que des sociologues, des psychologues, des structuralistes et des cybernéticiens en compagnie de biologistes, de physiciens et d’acteurs de cinéma » ; dans la société des mass média, subjuguée par le spectacle « ridicule ou pénible, je ne sais plus très bien » du festival de San Remo. « Je suis blessé par la marche du monde – par la vulgarité des masses. En Italie, Canzonissima, San Remo, championnat de foot, la voiture neuve, rien d’autre ». Ennio Flaiano se sent seul, lointain, exilé, étranger par exemple aux festoiements vulgaires et populaires du premier de l’An, dégoûté par leurs échos inévitables : « Peut-être avons-nous tort de ne pas accepter le point de vue de la majorité ». La conscience des erreurs – les siennes et celles d’une société qui sombre dans l’indignité – est partout présente dans ces pages. L’erreur, la dénonciation de l’erreur, la distance par rapport à la pensée commune, à ses interdits et ses stéréotypes dominants, « ressentiment » envers une « vulgarité diffuse » de plus en plus présente, qui condamne inévitablement l’écrivain, le « satyriste » désarmé, à la solitude ; et aussi l’erreur qui constitue un moyen d’écrire sa propre autobiographie, « cette vie qui n’a été qu’une suite d’erreurs, de dépressions nerveuses, d’ennuis » confie-t-il. Il y a de la rage, de la haine, dans les paroles d’Ennio Flaiano à l’encontre « du tapage, de la lumière » ; de tout ce que cette agitation veut éluder, ne réussissant qu’à amplifier et rendre insupportable l’insoutenable pesanteur de la vie. Il s’agit d’appeler les choses par leur nom, d’être conscient des « murs nus du cachot » où nous vivons, de stigmatiser les pseudo-embellissements et le toc superflus, de fuir les « visages satisfaits des autres prisonniers ». Dénoncer le mythe de la « dolce vita » qui s’est généralisée aujourd’hui en une vaste fringale hédoniste.

On l’aura compris Ennio Flaiano est un auteur peu enclin aux consolations. Il ne crée ni univers ni songes dans lesquels le lecteur pourrait s’évader ; non qu’il ne les désire, mais simplement parce qu’ils n’existent pas : « Il cherchait la vérité et lorsqu’il la trouva, il fut déçu, elle était horrible, déserte et il y faisait froid. » Le seul lieu où l’on peut écrire est « sa propre grotte », hors de laquelle il n’est « point de salut ». On croirait lire Lichtenberg, de Maistre, Kafka, Canetti. Les nombreux voyages qui marquent les étapes de ce journal, Paris et la France, Amsterdam et New York, Hong Kong, Bangkok, ne génèrent qu’ennui et mélancolie, tristesse, impuissance. Flaiano nous invite à « ne pas bouger », « ne pas avancer » : « Après chaque voyage, au cours duquel j’ai eu l’illusion de m’intéresser à quelque chose, de comprendre, de m’enrichir, je me rends compte que je me suis enfoncé d’un centimètre de plus dans les sables mouvants. Il ne faut plus bouger. » Dans ce monde caractérisé par la vitesse de circulation et le tourisme transocéanique, « Je pense à l’inverse que le journalisme et de manière plus générale la rapidité avec laquelle les informations inutiles et monstrueuses sont diffusées constituent le problème majeur de l’humanité en ce siècle. On sait tout sur tout. Quel ennui. Quelle tristesse. » Pour Ennio Flaiano, l’Italie laborieuse et étincelante des années 50-60, l’Italie du bien-être et du boom économique n’est qu’un lieu dégradé rendu plus insupportable encore par un climat de farce télévisuelle, par l’hypocrisie omniprésente, un certain aspect fêtard et « joueur de mandoline ». C’était avant l’ère du pitoyable Berlusconi. L’homo festivus de Philippe Muray n’est pas loin.

A l’instar de Leopardi et de l’acerbe clairvoyance d’un Ceronetti, Ennio Flaiano est un mal-pensant. Il s’oppose à la société, à ses mythes et modèles mensongers, à ce qui sent la démagogie, la consommation et la publicité. Il ne recherche pas de consensus et rame à contre-courant de la « majorité », du pouvoir, fort d’une distinction faite d’élégance et de désinvolture qui emprunte beaucoup à la sprezzatura** de Baldassare Castiglione (Livre du Courtisan) ainsi qu’à la philosophie du refus inspirée par Baltasar Gracián (L’Homme de cour) et du Bartleby de Melville célébrant la valeur du non comme dans l’extrait que nous proposons ici.
Jargon essentiel pour passer inaperçu en société n’est cependant pas seulement un recueil d’aphorismes, même s’il en contient beaucoup. Il entre plutôt dans la catégorie du recueil de fragments : feuilles volantes, passages de journal et de cahier. C’est un ample et libre réceptacle d’écrits divers, exempt de toute rigidité de genre. Ses correspondances en France seraient tout d’abord le Journal de Jules Renard (1887-1910), « écrivain que j’admire beaucoup et qui m’a souvent incité à écrire » (interview de Giullio Villa Santa, 1972), Mes inscriptions du surréaliste belge Louis Scutenaire (1945) et plus près de nous Fragments d’une forêt (2013) de Patrick Mauriès, lui-même grand admirateur de Flaiano.

La forme fragmentaire, en miettes, est le reflet d’un malaise et d’un parti pris. Le malaise réside dans l’impossibilité de dresser un tableau exhaustif, un journal quotidien, linéaire, qui marque ou explique les étapes successives d’un parcours. Ennio Flaiano procède par sauts, par ellipses et son journal remonte le temps, il est composé par sélection : limitation dans le temps, parfois une seule journée, sélection de quelques voyages parmi d’autres. Le parti pris réside dans la capacité à couper, à être concis, quintessencier. Notes de voyage, anecdotes, réflexions, aphorismes, poèmes, paraboles, brefs récits, projets de scénarios sont autant de véhicules de l’essentiel qui est avant tout existentiel. Montage d’instantanés vengeurs, de flashes péremptoires de la réalité, Jargon essentiel pour passer inaperçu en société est un commentaire cruellement ciblé de « l’Italie du bien-être ». C’est justement en raison de la profondeur avec laquelle Ennio Flaiano saisit les traits essentiels de ce moment historique que sa voix dépasse les simples limites d’une époque pour devenir universelle et parler si pleinement à notre « mécontemporainéité ».

Écrire est une manière d’avancer… et pourtant « Écrire est devenu inutile, si ce n’est dans une écriture indéchiffrable » écrit Flaiano en 1959. Peut-être pour préserver cette part imprescriptible d’étrangeté, d’incompréhensible, de numineux qu’il y a en chacun de nous. Le grand Giorgio Manganelli dans un hommage magnifique donné en préambule à ce volume commente : « Il y a un Flaiano « indéchiffrable » qui exclut toute idée de jeu, comme un petit garçon grognon : difficile de gloser sur deux pierres tombales d’un burlesque laconique – deux pierres tombales risibles – comme celles qui suivent :
Pourtant c’est indéniable
Un pur et dur
Deux didascalies insondables qui n’ont même pas besoin de la tragédie pour être utilisées, mais vraisemblablement un fragment un peu idiot de vie, néanmoins intolérable :
′Ton désir d’évasion, cher ami, ne vient pas des murs nus et malsains de la prison mais des fresques qui en décorent le plafond, des grilles du XVIe siècle, des damas et des tapis, des bibelots et du mobilier de luxe, du moelleux des divans et surtout des visages des autres prisonniers, de leurs activités artistique et culturelle, et de leurs loisirs inépuisables.′ »
* La Solitude du satyre, Autobiographie du Bleu de Prusse, Journal nocturne et autres récits.
** panache, hauteur et détachement.

Jargon essentiel pour passer inaperçu en société de Ennio Flaiano, éditions La Muette – Le Bord de l’eau, 2011.

Illustrations : Ennio Flaiano en 1960, ©leemage / Éditions La Muette – Le Bord de l’eau.

Prochain billet le 30 mai.

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Patrick Corneau